Silë n’était qu’une petite bourgade en comparaison des glorieuses cités de l’Oranielle, mais elle se distinguait déjà nettement des villages de l’ouest par ses bâtiments colorés et l’animation de ses rues. Sitôt la muraille franchie, Lyron et Windane furent contraints de descendre de cheval pour ne pas renverser les gens qui se hâtaient contre les pavés, qui se bousculaient le long des façades pour rejoindre la grande place.
Ils étaient des dizaines, peut-être plus d’une centaine, à s’être regroupés là : des hommes et des femmes de tous âges, ainsi que quelques enfants intrigués que leurs mères gardaient bien fermement contre leur sein. Au centre de l’estrade, l’autel de marbre blanc était gravé d’images pieuses comme celles qui décoraient le temple de Sashanka. Une meute de monstres, pourvus de cornes et de becs extravagants, baissait la tête face aux Fondateurs, dominant la gravure sous des teintes dorées. Les yeux de la foule, pourtant, ne s’attardaient pas sur le dessin. Ils étaient rivés sur le Prêcheur, un homme chauve au teint olivâtre qui parlait d’un ton impérieux.
— Gloire aux Fondateurs, libérateurs de notre terre ! Eux seuls ont pu chasser le mal, eux seuls ont pu repousser la magie-flamme ! Avez-vous oublié leur lumière, ayjaellins ? Avez-vous renié vos Dieux ? Vous qui êtes si sûrs de vos murs, si paisibles dans vos maisons de pierre, ne voyez-vous pas le mal qui rôde la nuit à vos portes ? La magie-flamme vit toujours, ayjaellins ! Pendant des siècles, elle a nourri ses bêtes par-delà l’océan, elle a guetté la faiblesse des hommes pour retrouver le chemin de la lumière. Ce sont vos vices qui lui ont ouvert la voie, c’est votre paresse qui lui permet aujourd’hui d’infiltrer vos forêts !
On avait ligoté un renard sur la pierre sacrée, juste sous son regard. L’animal avait une patte cassée qui pendait misérablement, tandis que le reste de son corps se débattait avec fureur pour échapper à ses liens. Windane resta figée alors même que le Prêcheur s’emparait d’un couteau. Un frisson d’horreur coula dans son dos.
— Voyez cet animal ! Vos cœurs veulent croire à son innocence, mais vos yeux peuvent reconnaître le mal ! Priez les Fondateurs, ayjaellins, et apprenez à regarder la vérité sous l’éclat de la lumière divine ! Regardez comme sa fourrure brille sous le soleil ! Le renard est un vil chapardeur, un voleur avide de sang et de carnage, une créature infestée par la magie-flamme ! Priez les Fondateurs, ayjaellins, et apprenez à reconnaître le mal qui rôde !
Il invita la foule à réciter la prière rituelle, il répéta en écho les paroles. Chaque phrase, chaque mot, était scandé au rythme de son bras, qu’il levait et baissait vers l’autel. Chaque fois, le couteau lacérait davantage la peau du malheureux renard, inondant d’un liquide sombre la si belle fourrure orangée. Windane percevait ses gémissements désespérés malgré les bandages qui maintenaient sa gueule. Le sang ruisselait sur la pierre blanche, dégoulinait jusque sur le pavé tiédi par le soleil. La foule s’était tue, envoûtée.
Un homme caché par une longue cape d’un vert émeraude se tenait aux côtés du Prêcheur, approuvant la scène d’un hochement de tête. Il observa les réactions de la foule et arrêta son regard sur les Protecteurs en retrait.
— La foi des Séides se répand donc jusqu’ici…
Windane trembla, incapable de détacher son regard des filets de sang qui glissaient sur la fresque. Lyron soupira en secouant la tête.
— Les Séides sont des fous, des fanatiques. Ces spectacles navrants ne font qu’effrayer la population. Ne nous arrêtons pas.
Windane ne répondit rien. Elle fixait, hypnotisée, les derniers soubresauts du renard sacrifié au nom de la Foi. Elle imaginait croiser son regard, découvrir son propre reflet dans ses yeux ambrés. Elle partageait sa terreur, comme un frisson de lave dans son cou. Elle baissa enfin la tête, rattrapa Lyron sur le chemin. Sur l’estrade, l’homme en vert la suivit du regard jusqu’à la voir disparaître au détour d’une ruelle. Elle vérifia que sa capuche couvrait bien son visage, mais n’en fut pas plus soulagée.
Parvenus à la Maison des Registres, qui abritait aussi la Milice, ils furent accueillis par un gaillard à la peau foncée, qui reconnut immédiatement le Protecteur devant lui.
— Maître Lyron, je suis ravi de vous revoir !
— Et moi ravi de voir que vous évitez les sermons des Séides.
Le milicien hocha la tête.
— Ces gens-là ne nous amènent rien de bon. Ils racontent même que des démons réapparaissent à Ayjaell, alors que cela fait des décennies qu’on n’en a pas vu. La magie-flamme est de retour, voilà leur maître mot !
Tout en parlant, il invita les capes violines à le suivre à l’intérieur.
— Ils prétendent imposer la Loi des Fondateurs pour nous protéger, reprit-il, mais ils prennent surtout mon boulot. Le Prêcheur veut rendre justice au nom des Dieux, et nous priver de notre travail ! Vous vous rendez compte, Maître Lyron ? Il serait temps que le Roi mette un terme à tout ça. On dit qu’il n’est plus très lucide, hélas…
S’il cherchait à tirer confirmation de Lyron, il dut se résoudre à n’obtenir qu’un silence respectueux. Sans insister davantage, le capitaine les fit entrer dans son bureau et les invita à prendre place sur des chaises grinçantes. Windane resta en retrait pendant qu’il leur proposait tour à tour une boisson brune qui empestait l’alcool. Quand ils eurent tous deux refusé, il se servit un large verre, et déclara :
— Vous tombez au bon moment, comme toujours. Le Duc de Tyzleg attend une livraison importante… Un bijou fabriqué par le meilleur artisan du pays, ici, à Silë, pour offrir à la Princesse Dalinor ! Bien sûr, il exige qu’on garde le convoi, comme si on n’avait que ça à faire…
— Nous ferons évidemment partie de l’escorte, annonça Lyron.
— Vous m’ôteriez une sacrée épine du pied ! s’exclama leur hôte en souriant. J’ai entendu parler de vos exploits de Watz, je serais rassuré de vous savoir aux côtés de mes gars ! J’étais pas serein à l’idée de les envoyer seuls dans les rocheuses. C’est le repaire des contrebandiers et le terrain est propice aux embuscades… Mais le Duc exige la livraison avant la fin de la semaine !
Lyron hocha la tête.
— Ce n’est pas un problème, assura-t-il. Nous retrouverons vos hommes à la sortie de la ville au lever du jour.
Le capitaine les remercia une nouvelle fois avant de leur indiquer le chemin jusqu’à l’auberge, oubliant que Lyron n’avait besoin d’aucune aide. Le passage par la Milice n’avait été qu’une formalité aux yeux du Protecteur, qui avait annoncé à Windane, dès le matin, le genre de mission qui les attendait à Silë. En attendant, ils profiteraient enfin d’une nuit sur un matelas, et d’un vrai bain. La ville était connue pour la source chaude qui alimentait ses thermes, et Lyron s’était vu offrir le luxe d’une salle de baignade privée le temps d’une soirée.
Quand vint le tour de Windane, elle se glissa en soupirant de plaisir dans l’eau, délicieusement brûlante. La chaleur, aussitôt, attisa la magie en sommeil dans ses veines. Elle sentit le feu gonfler dans sa poitrine et le bloqua. Non. Elle avait appris, grâce à Lyron, à apaiser son courant. Libérer ses tourbillons, laisser son énergie flotter sur sa peau et créer des remous dans l’eau… Peu à peu, il s’apaisa. Avait-elle enfin réussi à le dompter ? Il n’y avait plus qu’un ronronnement dans ses veines. Elle ferma les yeux, apaisée par la chaleur du bain, bercée par le rythme lent qui murmurait dans ses veines. C’était un chant familier, une voix qu’elle avait entendue dans ses rêves.
Jael na win !
Depuis combien de temps ses nuits étaient-elles envahies par son chant ? Les flammes dansaient sous ses paupières, la mélodie battait dans son esprit. Pourtant, chaque fois que Windane rouvrait les yeux, chaque fois qu’elle reprenait le contrôle sur sa magie, les mots et les images lui échappaient. Ce jour-là, comme les autres, elle ne garda au réveil que la sensation d’avoir oublié un souvenir important.