Il sombre au moment où Elle s’éveille, et comme au début, elle savoure l’instant d’incertitude avant que les connexions se fassent. Robert, sollicité pensivement, émet quelques sifflements encourageants. Il consulte et classe comme à son habitude les nouvelles intéressantes pendant qu’elle émerge. Et un boom se produit dans son cerveau de robot, un boom si fort qu’il se fige et tombe au sol, buggé. Elle se précipite aux côtés de Robert, et en découvrant pensivement l’origine de la panne découvre la nouvelle du même coup. Ses jambes se dérobent et ses genoux heurtent brutalement le parquet.
Ce n’est pas possible c’est impossible c’est impensable quelqu’un l’a fait ! Enfin quelqu’un l’a fait ! Il a créé une barrière pensive, un bouclier anti-toile, un moyen d’en sortir, enfin ! En examinant le plan, comme sont en train de le faire plus des trois quarts des toiliens, elle réalise combien son élaboration a dû être ardue, et surtout combien sa réalisation va l’être. Mais ce plan existe bien ! Et rien ni personne n’empêchera sa réalisation.
Elle a de la peine à trouver les mots pour exprimer sa pensée, mais elle s’y efforce, persuadée que c’est justement cela qu’il faut faire pour se désolidariser de la toile, parvenir à rendre fidèlement les pensées par les mots, quitte à en inventer de nouveaux. Son esprit fourmille, ses idées fusent, comme si la brillance du créateur d’Abstraction (comment l’appeler autrement ?) était contagieuse…
Elle scrute pensivement le créateur. Elle lui est infiniment reconnaissante, mais sa seule reconnaissance sera noyée dans la masse des pensées qu’il reçoit en ce moment même. Elle décrypte seconde par seconde la minute où il a changé le monde, et s’aperçoit qu’à partir d’un certain instant il savait quoi faire, parce qu’il a cherché partout sur la toile, tout ce qui pourrait lui servir, sans doute même ses travaux à elle, comme seul un vrai planifieur, un être aussi surdoué peut le faire.
Elle l’explore attentivement. Sur le papier (quelle ironie !), il a l’air d’être quelqu’un qui sort du lot : il est brillant, brille parmi les brillants, vit seul dans une tour immense truffée d’inventions avortées et de projets faramineux, et est admiré de tous les toiliens pour ses planifications hors du commun. Mais au fond, il est comme les autres, si on écarte ses capacités intellectuelles. Certes, il repère les erreurs mathématiques au milliardième près, est capable de suivre tout ce qui se pense sur la toile tout en installant un nouveau logiciel sur son robot et en planifiant à la fois une dizaine de programmes délicats… Mais il ne parle pas, ne chante pas, ne fait pas de sport. Il n’est pas blond, mais brun, aux yeux aussi tristement gris que Grigliath, à peine plus grand qu’elle, il est tout ce qu’il y a de plus banal…
- Il a de bonnes idées, Rob, mais il ne creuse pas assez. Regarder les étoiles, c’est bien beau, mais il faut aussi chercher à les attraper. Il est passif, en fait. Mais justement, en créant ce logiciel, il a agi ! Alors il va changer ! Et c’est génial, lance-t-elle en dévissant le capot de Robert avec un large sourire, parce que plus nombreux on sera à penser différemment, plus on trouvera de solutions… Surtout avec un brillant, tu penses bien.
Robert serait bien en peine de répondre. Son bug a neutralisé toutes ses capacités. Elle tire sur quelques fils, compare avec les schémas stockés sur son ordinateur pensif, revisse les plaques et solidifie les soudures fragilisées, en profite pour refaire une beauté à son Robert. Elle referme enfin le clapet, soigneusement, et le redémarre doucement en le connectant pensivement.
- Tu te recharges une petite heure, et après on y va, décide-t-elle en calant le petit robot sur sa borne de recharge.
C’est aujourd’hui qu’elle comptait partir visiter sa boutique d’antiquités, et ce n’est pas cet événement, aussi bienfaisant soit-il, qui la fera changer d’avis.
Elle pense à son trajet. Se déplacer n’est pas facile, les trains longs et les avions trop rares, mais au moins jamais aucun véhicule n’est bondé : les gens ne voyagent pratiquement plus. Encore une fois, pour quoi faire, puisque tout est disponible pensivement sur la toile ? Ce sont surtout les marchandises qui bougent d’une ville à l’autre, et encore, il n’y en a pas tant que ça.
Il lui est arrivé de se rendre dans une autre ville du coin, et dans ce cas-là, elle a fait une partie du chemin en baskets rebondissantes, sans se sentir plus fatiguée que lors de ses promenades matinales. Mais pour l’occasion, elle va être contrainte de prendre le train, car la boutique est vraiment loin, dans une région majoritairement brillante, plus précisément dans la ville de Brillotondo.
Elle occupe cette heure à bichonner ses baskets et à alléger ses bagages. Robert a une fonction qui lui permet de supporter des charges bien supérieures à son propre poids, mais elle préfère ne pas trop compter dessus, vu son bug de tout à l’heure. Tout en emplissant son sac à dos de nourriture en sachet, elle songe au créateur d’Abstraction. Il est toujours inconscient, et c’est sans doute tant mieux pour lui, car il sera submergé par un véritable raz-de-marée pensif quand il s’éveillera.
C’est drôle. Elle n’aurait jamais imaginé que le créateur d’Abstraction qu’elle a toujours attendu serait quelqu’un d’aussi terne… D’aussi fade. Il n’a strictement rien pour plaire. Sans cette création hors du commun, elle ne l’aurait jamais distingué. Il fait partie de ceux qui espèrent et se lamentent mais n’agissent pas. Elle ne peut pas supporter ce genre de personnes. Vivre confortablement, pataugeant dans son propre pessimisme, alors que la vie est là, à sa portée, alors qu’il a plus que quiconque les moyens de réaliser ses rêves, quelle pitié ! Si elle avait été brillante, elle aurait changé la face du monde. Elle n’est que mate, elle changera son propre petit monde. Elle méprise ce garçon.
Ses rêves présentent un vague intérêt. Il songe aux étoiles. Il se voit dans une fusée antique, comme celles des bandes dessinées du XXème siècle, filant vers les cieux, qui brillent, brillent… Elle est avec lui dans sa fusée, elle assiste à ses rêves, en compagnie de milliards d’autres personnes qui sont prêtes à cueillir la première pensée du planifieur à son réveil.
Mais il n’y a personne pour remarquer qu’elle était déjà dans la fusée, déjà dans le rêve, parce que tout fade et terne qu’il soit, le créateur d’Abstraction rêve de celle qu’il a connue l’espace d’un instant lorsqu’il s’est plongé dans son esprit.
Je soupçonne une amitié naissante entre Elle et Lui!
Et aha, tu soupçonnes fort bien 8) Bon, je n'ai pas trop cherché à le cacher non plus...
Je n'arrive même pas à te décrire ce qui fuse dans mon esprit, les mots sont biens impuissants à te l'expliquer ou teles décrire.
Bref, je vais avoir besoin de temps pour me plonger complètement dedans.
(J'ajouterai la Trilogie du Coeur couronné à mon étude)
J'ai encore une fois beaucoup apprécié ma lecture. C'est peut-être un peu décousu, mais je vais te dire ce que je pense sans tourner autour du pot : bravo gamine, c'est vraiment magique tout ce que tu as imaginé <3
Hahaha, âme d'Elle, sors de ce corps ! Merci encore Sierra :D
Mais en même temps, ça passe très bien en fait. Je trouve que ça fait d'Elle une personne encore plus hors du commun et sûre d'elle. Cette réaction lui correspond bien finalement. (Je ne suis pas certaine d'être très claire.. ^^'')
Comme il y a plusieurs allusions au bug de Robert, j'en viens à me demander si ce n'était pas un poil plus important que ce qu'il y paraît. Est-ce une réaction au programme d'abstraction ?
Maintenant que tu le dis... Pourquoi pas ? xD Je n'y avais pas du tout pensé, comme quoi, les lecteurs tissent une histoire complètement différente de la mienne, et c'est tant mieux ! N'hésite pas à me faire part de ce genre de soupçons, ça me donne plein d'idées pour l'éventuelle suite que je vais donner à cette histoire :)
Merci de ton passage Slyth :D !
J'adore sa réaction face à la situation. Le cheminement est cohérent, que ce soit au travers de sa joie face à ce bouclier, mais aussi sa déception devant le créateur. D'une certaine façon, je ne lui donne pas tout à fait tort. Il n'est pas allé assez loin, il n'a pas creusé et il ne parle pas. En même temps, c'est un brillant, ça pense avant tout, et puis, il vit seul, en haut de sa tour. Quel intérêt de parler ? Il est seul, il s'est éloigné de la vie...
Et au fond, ils sont sans doute complémentaire. Elle est mate, si elle avait été brillante, elle aurait très bien pu agir comme lui. Elle aurait pu s'isoler des moutons, et observer le monde d'un autre plan. Dès lors, le mépris apparaît comme abusé à mes yeux.
Et puis, je les trouve tous les deux un peu arrogant à leur façon. Mais je trouve que c'est en adéquation avec leur statut, que ça ne nuit pas à l'empathie que l'on peut éprouver à leur égard. Cela les rend plus humain, plus vrai, ce qui est une excellente chose. Tu as réussi à faire de bons personnages dans un univers mature, c'est bien :)
Bravo pour ce chapitre ! :)
Arrogants, je ne sais pas, mais ils ont effectivement cette espèce de fierté imbécile que portent la plupart des ados. Sauf qu'évidemment, en creusant un peu, on s'aperçoit vite que cette "arrogance" n'est qu'une manière de se protéger. En fait, ils sont tous les deux terriblement humains, terriblement fragiles ^^
Merci beaucoup :D je suis vraiment contente que ces personnages te plaisent !!
Et quand on s'y jette, on n'est pas déçu : je trouve que ce chapitre donne une dimension beaucoup plus humaine à elle, grâce à son appréciation un peu superficielle de lui (sur l'aspect physique), et un peu mesquine ("Il fait partie de ceux qui espèrent et se lamentent mais n’agissent pas" : je ne sais pas ce qu'il lui faut !)
Parce que jusqu'ici, ils étaient humains certes, mais quand même assez éloigné de nous (ils ne parlent pas, vivent dans leurs pensées, ne se touchent pas, etc).
Donc un chapitre qui selon moi, nous rapproche beaucoup des personnages (de lui aussi, d'ailleurs), parce qu'on leur découvre des défauts humains.
la métaphore d'attraper les étoiles pour agir et vivre, est très jolie.
Je comprends très bien ce que tu veux dire, Elle apparaissait jusqu'à ce chapitre comme la rebelle solitaire bien campée sur ses jambes, et qui vit dans un monde très différent du nôtre. Mais comme tu l'as remarqué, j'ai essayé de montrer qu'elle avait ses contradictions et ses mesquineries, comme tout le monde. Et puis, elle a des doutes aussi, elle est plus fragile que ce qu'elle fait semblant de croire. C'est vraiment un plaisir de dévoiler petit à petit ces différentes facettes de sa personnalité !
Merci encore <3
Non, en vrai, j'ai bien aimé ce chapitre. Parce que c'est une réaction logique. Elle le découvre, elle est déçue, mais elle peut quand même en faire quelque chose (hein, hein, hein ?).
En tout cas, ça doit être énorme comme sensation qu'on peut enfin se soustraire de cette terriblaffreuse toile *o* En route pour la liberté ! Mais j'y pense, maintenant, les crimes peuvent être plus faciles à planifier et à faire, non ? :P
Pas tout de suite : le logiciel est conçu, y'a des plans et tout ça, mais il faut encore le construire et l'installer sur un robot. Et ça, ça va mettre un peu plus de temps ! Elle va devoir attendre encore un peu avant de faire Abstraction ! (Et encore un peu plus avant de tuer tout le monde, muahaha)