C'est la cata...

« Alors Sebastian, comment se déroule le tournage jusqu’à présent ?
— Tout se passe très bien, Frances. C’est un très gros projet et nous souhaitons tous aller au bout de la meilleure façon qui soit mais, parfois, la charge de travail est éprouvante. Heureusement, l’équipe est vraiment formidable. »

En face de moi, Frances  plissa les yeux, pas tout à fait dupe de mon discours. Trois journalistes et un photographe étaient arrivés parmi nous deux jours plus tôt pour réaliser le fameux reportage de milieu de tournage. Ils avaient d’abord pris la mesure de l’ambiance globale mais aujourd’hui, les choses sérieuses commençaient avec les interviews. Pas grand-chose de spontané dans ces entretiens dans la mesure où Penny Mitchell s’était longuement entretenue avec chacun des reporters et des interviewés. Pas pour dicter des réponses, bien sûr ! Non ! Simplement pour suggérer le ton que les studios voulaient donner au produit final, c'est-à-dire une harmonie sans faille qui mènerait à un film mémorable.

Cependant, je soupçonnais que, passé le filtre de son discours lénifiant, Penny n’aurait pas été contre un brin d’épice dans tout ça. Lorsque je l’avais eu au bout du fil, elle s’était montrée, certes, très ferme sur la discrétion dont je devais faire preuve par rapport aux incidents dont j’avais été responsable et qu’elle avait aidé à étouffer. Mais en même temps, elle m’avait cuisinée sur ma vie sentimentale, mes rapports avec les actrices et autres sous-entendus plus ou moins subtils. Quand la discussion avait dérivé sur Esmé, je m’étais senti obligé d’y mettre un terme.

« Sebastian, avait-elle dit, je suggère simplement qu’elle accorde une interview, ce n’est pas surhumain. Nous ferions un buzz incroyable si l’héritière Bellarosa elle-même participait à la production !
— C’est exclu, Penny. Ici, il s’agit d’Esmé Adler, mon assistante. En plus, elle dira non, je suis prêt à le parier.
— Oh bien ! N’en parlons plus alors. »

A posteriori, j’avais trouvé qu’elle avait capitulé bien vite mais je n’allais pas m’en plaindre. Au contraire. Esmé était déjà suffisamment nerveuse avec la présence des journalistes, je ne voulais pas prendre le risque d’en rajouter en lui faisant part de la proposition de Penny. Heureusement pour nous, ils n’étaient pas logés sur place et vidaient les lieux à la fin de la journée. Sinon, je n’aurais plus vu mon assistante pendant toute la durée de leur séjour. A mon grand regret.

« Et avec les autres acteurs, comment sont vos rapports ? Je pense notamment à Kim Hurley et Victoria Debenham qui partagent avec vous la tête d’affiche.»

Je revins au moment présent avec un peu de difficulté. Frances, la journaliste, et moi étions installés dans le grand salon du château. Un caméraman de l’équipe enregistrait l’interview et pour que le tableau soit complet, je portais le costume de Derek. Je souris. Mis à part sa curiosité professionnelle, Frances était une jeune femme dynamique et qui m’aurait inspirée de la sympathie en d’autres circonstances.

« Je suis un homme comblé de travailler avec deux femmes aussi talentueuses. Et vraiment adorables. Kim est la personne la plus drôle et fantaisiste que j’ai rencontré. Et son interprétation d’Audra est fantastique. Quant à Victoria, elle m’est d’un grand soutien. Elle m’a beaucoup aidé pour mettre sur pied un Derek crédible.
— Oui, Miss Debenham et moi avons discuté hier. Elle m’a dit que vous étiez très proches. »

Je tiquai un peu. Le petit sourire de Frances semblait suggérer que ma proximité avec Victoria n’était pas innocente. En même temps, je me voyais mal démentir notre éventuelle amitié. Je biaisai.

« Victoria est une de mes grandes rencontres amicales de ce projet. »

Je ne me sentais pas très à l’aise. Depuis que j’avais fui sa chambre, Victoria était restée cordiale avec moi jusqu’à ces derniers jours où elle était devenue carrément fuyante. Je craignais qu’elle ait fini par admettre qu’il ne se passerait rien de plus entre nous et que la pilule ne soit pas évidente à faire passer.  En face de moi, Frances compulsait ses notes d’un air concentré.

« Avez-vous des anecdotes de tournage qui pourrait intéresser le public ?
— Nous avons fait quelques photos parodiques en costumes avec toute l’équipe mais je crois qu’elles ont été diffusées sur nos comptes Instagram respectifs.
— Oui, en effet. »

Frances m’adressa un petit sourire poli mais je ne comblais visiblement pas ses rêves d’interview choc. A force de craindre de faire une boulette, j’étais bien conscient que je restais très limité dans mes réponses. Ironiquement, je me dis qu’Esmé aurait sûrement réussi une prestation beaucoup plus mémorable.

« J’ai cru comprendre que vous aviez changé vos habitudes pour ce tournage en particulier. Une assistante vous a été imposée par le studio ? Comment l’avez-vous vécu ? »

La question me prit un peu de court. Il était plus que courant que les acteurs disposent d’un ou une secrétaire/auxiliaire pour gérer le quotidien, que ce soit pendant un film ou lors de leur vie quotidienne. Je me demandai d’où France avait sorti qu’Esmé m’avait été imposée. C’était vrai mais les studios avaient fait preuve de la plus grande discrétion.

« La production de « Retour à Cliff View » m’a effectivement affecté une personne pour s’occuper des détails de mon planning et des diverses tâches ennuyeuses que je suis trop flemmard pour accomplir. Je leur suis très reconnaissant mais ça me fait un peu l’effet d’être un enfant gâté. »

J’eus un petit rire. Cette fois, ma réponse sonnait juste. J’étais acteur, oui ou non ? Mon sourire s’élargit d’autant plus que la mine de Frances s’allongeait. Je la vis hésiter à pousser son investigation plus avant. Mon attitude détendue parut la décevoir. Le reste de notre entretien s’orienta vers des banalités. Je réussis à placer finalement quelques anecdotes amusantes, telles que le chien de Lady Carnavon, qui avait fait irruption au beau milieu d’une scène particulièrement émouvante entre Audra et Derek et qui s’était terminée en fou-rire collectif qui avait failli ruiner la journée de tournage. Mais malgré mes efforts, j’étais clairement passé à côté des espoirs de Frances.

Je sortis du salon avec soulagement. Dans le couloir, Kim faisait les cent pas. Elle portait les vêtements d’Audra mais avait gardé ses cheveux naturels. Ses tatouages n’étaient pas maquillés non plus. L’association de son look rock and roll et du costume très sage de son personnage était percutant.

« Tu vas avoir plus de succès que moi, à coup sûr, lui dis-je.
— Tu as été sage ?
— Trop. J’ai l’impression qu’elle était déçue. »

Je fis une petite moue, pas trop désespérée cependant. Kim me tapota l’épaule pour me réconforter.

« Ne t’inquiètes pas. Je serai la caution scandale de l’équipe. J’ai l’habitude.
— Tu n’as pas eu droit aux recommandations de Penny, toi ? »

Elle éclata de rire.

« Si, bien sûr. Mais si tu savais comme je m’en tape. Elle a beau dire, elle serait ravie qu’un petit ragot vienne mettre le film sur le devant de la scène. »

Soudain, son visage se fit plus soucieux.

« A ce sujet, j’ai été un peu étonnée qu’elle me parle d’Esmé. Tu sais pourquoi elle l’intéresse autant ? »

J’avais ma petite idée sur la question, en effet. Je maudis Penny et son envie de provoquer le coming out de mon assistante.

« C’est Penny qui a engagé Esmé. Je suppose qu’elle veut savoir si elle s’en sort bien… »

Le regard perçant de Kim me laissa entendre que ma réponse ne lui plaisait qu’à moitié. Puis, elle haussa une épaule, avant d’ouvrir la porte du salon.

« Tu devrais quand même la prévenir que l’œil du Mordor est sur elle. On sait jamais. »

 

***

 

Le vent faisait voler les pages de mon carnet. Je n’arrivais à écrire qu’en faisant le dos rond et en plaquant ma main sur le papier pour l’empêcher de s’agiter en tous sens. Mis à part ça, le moment était magique.

J’avais profité d’un réveil matinal pour prendre la poudre d’escampette jusqu’à la falaise. Assise sur un rocher qui surplombait l’océan, je sentais le goût des embruns sur mes lèvres. Le panorama m’avait inspirée et j’avais noirci plusieurs pages d’idées, d’essais de paragraphes et même de croquis qui évoquaient un story-board très mal fait. L’idée que Randall pouvait m’aider avait fait son chemin. Ma fierté grinçait un peu des dents mais mon esprit pragmatique me tapait sur les doigts en me faisant remarquer que rater une opportunité pareille serait criminel.

Une bourrasque un peu plus forte m’envoya les cheveux dans la figure et faillit m’arracher mon carnet des mains. Sans compter les nuages qui s’accumulaient vers l’horizon. Il était temps de rentrer au château. J’étais là depuis l’aube, à savourer la tranquillité. Tranquillité d’autant plus appréciable que les journalistes avaient vidé les lieux la veille. Je ne savais pas ce que donnerait leur reportage mais j’étais certaine que je ne figurerai pas sur les photos, ni sur le film. J’avais fait preuve d’une prudence de bête sauvage face aux chasseurs pour les éviter pendant leur séjour. J’étais assez fière de moi, d’ailleurs.

Je remballai carnet et stylo dans mon sac. En me levant, je m’étirai avec délices. Sebastian serait sûrement levé quand j’arriverai. C’était presque dommage. Si nous avions été en vacance, je me serais remise au lit avec lui sans hésiter. Je laissai mon regard se perdre vers l’océan. En bas de la falaise, les vagues s’écrasaient contre les rochers en soulevant des gerbes d’écume blanche. Malgré la puissance de la houle, le spectacle était curieusement apaisant. Je réalisai que je commençais doucement à m’habituer à la présence de Sebastian. A l’idée que nous formions presque un couple. C’était à la fois effrayant et… attirant?

Peut-être que je pouvais envisager quelque chose de plus… après. A condition qu’il soit sur la même longueur d’onde. Je repris le chemin du château. Ces pensées un peu étranges continuaient de se promener dans ma tête à mesure que je marchais. J’aurais dû frôler la crise de panique. Au lieu de ça, envisager un futur à deux était presque… intéressant. Lorsque j’atteignis le parc, je décidai de voir où tout cela nous mènerait. Il n’était pas dans mes habitudes d’être très optimiste mais tout cela ne se présentait pas si mal.

C’est donc le sourire aux lèvres que je me mêlai à l’équipe de tournage qui était déjà au travail malgré l’heure matinale. Les quelques personnes que je saluai me retournèrent des regards étonnés, voire moroses et me grommelaient un bonjour en retour. Certaines ne me répondirent même pas. Un peu interloquée, je mis leur attitude sur le compte d’un souci technique qui risquait de retarder le tournage. Ce ne fut que quand Kim me tomba dessus avec une tête catastrophée que je compris que quelque chose ne tournait pas rond.

« Où est-ce que tu étais passée? Seb te cherche partout! Il voulait te présenter la chose en douceur. Tu l’as vu??
— Vu quoi? De quoi tu parles? Et pourquoi tout le monde fait la gueule? »

La mine de Kim, déjà soucieuse, devint blafarde. Elle porta une main à sa bouche, faillit se mordre un ongle puis renonça en pensant à la manucure d’Audra. Elle me saisit par le bras pour m’éloigner du plateau.

« C’est pas vrai. J’aurais préféré ne pas être celle qui t’annonce la sale nouvelle. C’est tombé cette nuit à cause du décalage horaire. Mais ce matin, tout le monde a pu en profiter.
— Mais de QUOI??! »

Ce mystère commençait à me mettre les nerfs en pelote. Il était arrivé quelque chose à Sebastian? Kim sortit son portable, pianota une seconde le temps d’afficher une page internet et me colla l’écran sous le nez.

Je restai pétrifiée. Incrédule. Puis dévastée.

La photo qui s’affichait me représentait, en soutien-gorge, sur les genoux de Sebastian. Je reconnus la caravane où nous nous étions retrouvés quelques jours plus tôt. La scène ne laissait aucune place à l’imagination.

Mais ce n’était pas le pire.

Lorsque mes yeux furent capables de se concentrer sur le titre de l’article, je pus lire : « Idylle sur le tournage : Sebastian Heart et l’héritière Bellarosa ».

Mes oreilles se mirent à siffler. Très loin, j’entendis Kim parler mais j’étais incapable de comprendre ce qu’elle me disait. Je sentis qu’elle m’entrainait vers l’entrée du château. Lorsque je repris un peu mes esprits, j’était assise sur les marches de pierre, la tête sur les genoux. Kim me tapotait maladroitement le dos, sans trop savoir quoi faire d’autre. Quand elle vit que j’étais à nouveau capable de réfléchir, elle me demanda d’une petite voix :

« Tu veux lire l’article? »

Je hochai la tête et tendis la main. A vrai dire, ça n’ajoutait pas grand-chose de pire à la situation. Le ou la journaliste brodait sur les deux parties du scoop révélées par la photo : 1) Sebastian qui s’envoyait en l’air et 2) il s’envoyait en l’air avec la fille Bellarosa. Evidemment, le rédacteur avait bien pris soin de parsemer son texte d’allusions à la truelle sur la possibilité que l’acteur avait obtenu le rôle de sa vie par favoritisme. Je sentis la bile me remonter dans la gorge. La cerise sur ce gâteau de mauvais goût était le dernier paragraphe qui rappelait que j’avais vécu une jeunesse dissolue avant de passer sous les radars. Mais qu’avais-je bien pu faire pendant toutes ces années sans frasques? L’article tablait clairement sur une cure de désintoxication, voire un internement. Et me souhaitait chaleureusement le meilleur pour la suite.

J’hésitai entre vomir et prendre le premier avion pour aller cramer la rédaction.

Au lieu de ça, je rendis son téléphone à Kim avec un « merci » pour tout commentaire. Je me levai et rentrai à l’intérieur. Je ne me fatiguai plus à saluer ceux que je rencontrais. Je comprenais mieux leur attitude à tous. Pas évident de réaliser que le loup était dans la bergerie depuis le début. Je ne pouvais pas leur en vouloir, j’aurais été la première à râler à leur place.

Comme on dit, « fais ce que je dis, pas ce que je fais »…

A présent, il ne me restait plus qu’à décider comment gérer cette crise.

 

***

 

« Mais bon sang, où est-ce qu’elle a bien pu passer ?! »

J’avais l’impression de chercher Esmé depuis des heures. Lorsque je m’étais réveillé, elle n’était plus dans la chambre, aucun message. Et dès que j’avais mis le nez dehors, le château m’était plus ou moins tombé sur la tête. Tout un tas de bonnes âmes étaient très pressées de m’informer de la véritable identité de mon assistante. Et surtout de savoir si j’étais au courant. Je jouais la carte de l’honnêteté avant de comprendre que ça ne servait à rien. Les a priori sur Esmé avaient flambé bien avant que j’apparaisse. Je la cherchais dans dans tous les recoins de la propriété. Pour moi, affronter la tempête à deux était une évidence.

« Je pense qu’elle s’est retranchée dans sa chambre. Mais ça fait bien deux heures que je l’ai vue.
— Tu aurais dû m’appeler, Kim !
— Excuse-moi mais ces conneries n’impliquent pas de suspendre le tournage toute la journée. Pendant que tu lui courrais après, Randall nous faisait bosser, je te ferais remarquer ! »

Je faillis m’emporter contre Kim. Puis m’excuser. Au final, je fis un vague signe de tête qui ne voulait rien dire et filai vers le château. En deux heures, plus l’accueil de l’équipe, je m’attendais à trouver Esmé dans un état de nerfs assez critique mais lorsque je tapais à la porte de sa chambre pas de hurlement énervé, pas d’objets qui se fracassaient contre les murs. Juste, le silence.

J’ouvris la porte avec prudence. La chambre était vide. Le lit était défait mais je notai une différence par rapport au moment où j’avais quitté les lieux le matin même. Les vêtements qui trainaient ici et là avaient tous disparu. J’ouvris un tiroir de la commode. Vide. Je regardais sous le lit. Plus de sac. Debout au milieu de la pièce, j’essayais d’intégrer la conclusion vers laquelle ces indices m’amenaient.

Elle n’était quand même pas partie en douce ? Sans prévenir ?

Sur la courtepointe, une feuille de papier pliée avait été jetée là. Même pas posée en évidence. Juste jetée dans l’espoir qu’elle atterrisse quelque part où je la trouverais. Je tendis la main, comme dans un rêve. La lecture du mot confirma mes pires craintes.

« Sebastian,
je me rends compte que j’ai joué avec le feu. Travailler pour les studios sans que ma famille le sache, je trouvais ça très drôle. Devenir ton assistante était une bêtise. Rencontrer mes parents à la soirée aurait dû me faire revenir sur terre.
J’ai été idiote, je récolte les pots cassés. Ça m’ennuie que ça te retombe dessus.
C’est mieux que je disparaisse. Tout ça se tassera plus vite. Et tous ces crétins verront que tu méritais cent fois d’avoir ce rôle.
Bye
Esmé 
»

Mais… Que… Qu’est-ce que c’était que cette lettre de merde ?! Elle ne s’excusait même pas d’avoir foutu le camp en me laissant en plan comme un con pour gérer le bordel ! Elle ne disait même pas UN putain de mot sur nous !

Je froissai la feuille et sortis de la chambre en claquant la porte.

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Trisanna
Posté le 11/02/2022
Bonsoiiiiiiiiiir !

Me revoici après tout ce temps. Disons que j'ai été drôlement occupée. Dans tous les cas, c'est un plaisir de relire tes mots. Esmé et Seb m'avaient manqués.

Bien à toi,
Trisanna.
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