« Esmé ? Tu m’entends ? Tu crois pas que ça a assez duré ? Ça va faire une semaine que tu es enfermée là- dedans… »
Jared grattait à ma porte depuis dix minutes, sans se décourager. Depuis mon lit, je me contentais de regarder le plafond avec le vague espoir qu’il finisse par se lasser. Mais je connaissais mon colocataire : il pouvait faire preuve d’une patience à toute épreuve quand il s’agissait de faire chier le monde. Et moi en particulier.
« Je ne vais pas pouvoir garder tout le monde à distance encore longtemps, tu sais. Ton frère menace de débarquer si tu ne lui donnes pas de nouvelles. Même la reine-mère m’a appelé… »
Je me dressai en position assise, soudain parfaitement réveillée. Je rejetai la couette et me précipitai pour ouvrir. Jared me fixa avec un petit sourire mi-satisfait, mi-inquiet.
« Qui t’a appelé ?!
— Ta mère. Et après tout ce que tu m’avais raconté sur elle, je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi aimable.
— Comment elle a eu ton numéro ?
— Ton frangin, je suppose. Esmé, il faut que tu reprennes contact avec le monde.
— Pas envie. »
J’amorçai une fermeture du battant au nez de Jared mais il ne me laissa pas faire.
« Sebastian aussi t’a laissé des tas de messages, » dit-il avec lenteur pour être certain que tous les mots atteindraient bien mon cerveau.
Je tentai de le réduire en cendres par la seule puissance de mon regard noir. Sans succès. Avec un soupir, je capitulai.
« Okay, je sors. Mais ne t’imagine pas que je vais rappeler tous ces casse-pieds !
— Je te fais à manger pour fêter ça ? Ça t’évitera de piller le frigo la nuit pour m’éviter. »
Je haussai les épaules en me dirigeant vers la cuisine. Je me laissai tomber sur une chaise, l’air maussade. Jared posa mon téléphone sur la table, bien en face de moi.
« J’ai rechargé la batterie. Mais j’ai coupé le son, ça devenait insupportable. »
Puis, il partit s’occuper du repas. Je regardai longuement l’écran noir de mon portable. Ma première disparition m’avait permis de repartir de zéro. J’avais tout laissé derrière moi, y compris les moyens de communication. J’avais seulement pris la peine de laisser une lettre assurant que je partais de mon plein gré et exigeant qu’on me fiche la paix. Ashton m’avait avoué, des années plus tard, que les parents avaient lâché des détectives privés à mes trousses afin d’être sûrs que j’allais bien. De mon côté, j’avais progressivement repris contact avec ma famille en prenant soin de garder mes distances. Jusqu’au moment où j’avais trouvé malin de postuler à un emploi dans les studios. Que m’était-il passé par la tête ? Une envie perverse de monter les échelons par moi-même pour le leur jeter à la figure ensuite ? Une tentative pitoyable pour attirer leur attention par des moyens détournés ?
Qu’importait l’interprétation, l’expérience avait été, de toute évidence, un désastre complet.
Et maintenant ? Qu’étais-je censée faire ?
Pour commencer, j’écoutai mes messages.
Une purge.
***
Lorsque Jared finit par poser une assiette devant moi, j’avais la tête sur la table et une profonde envie de jeter mon téléphone par la fenêtre. Et moi avec, pour faire bonne mesure.
« Alors? Quel est le bilan? demanda-t-il en grignotant un morceau de bacon grillé.
— Je vais quitter le pays.
— Tu vas arrêter deux minutes de te comporter comme une andouille? »
Je me redressai d’un bloc.
« Tu voulais que je fasse quoi à la fin?!
— Tu as écouté ces foutus messages? Des tas de gens s’inquiètent pour toi et sont prêts à faire bloc pour t’aider! Si tu voulais bien te sortir le nez du nombril deux minutes…
— Oh! Bien sûr! La méchante Esmé a encore frappé! Après tout, nous savons bien qu’elle ne fait que des conneries et…
— Stop! »
Jared se leva. Appuyé des deux mains sur la table, il me regarda bien en face. Sans colère. Avec le plus grand sérieux. Ce qui me coupa le sifflet. Je reculai contre le dossier de ma chaise.
« Esmé, tu sais que je t’aime. Mais cette fois, je ne vais pas te laisser te planquer derrière tes blessures du passé. Je refuse de m’engueuler avec toi pour que tu puisses te défouler et ne plus penser à tout ça après. Tu vas me faire le plaisir de réécouter ces messages et de les écouter vraiment. J’ai eu une partie de ces personnes au bout du fil et tout ce que j’ai entendu, c’est de l’amour et de l’inquiétude à ton égard. Je sais que ça te défrise mais, oui, même ta famille t’aime et se fait du souci. Ils ne le montrent peut-être pas comme tu le voudrais mais c’est un fait.
« Je suis désolé pour toi, ma puce, mais tu as géré l’affaire n’importe comment. Je sais que tu ne veux pas l’entendre mais je te le dis quand même, parce que je suis ton meilleur ami. »
Il posa sa main sur mon épaule en sortant de la pièce et je sentis une pression affectueuse. Dans une semi-conscience, j’entendis la porte d’entrée se refermer. Je restai là, un long moment, immobile.
Jared m’avait mise KO debout. Enfin assise, mais vous voyez l’idée.
Ma première impulsion fut de filer faire mes valises pour prendre la poudre d’escampette.
Là, je réalisai que Jared avait raison : j’avais un sérieux problème avec la gestion de crise. Lentement, je pris mon téléphone pour relancer les messages de mon répondeur un par un.
***
« Ça ne te dérange pas si je m’installe à côté de toi? »
La voix polie était assez forte pour couvrir la rumeur du pub. Je levai le nez de ma pinte de bière à laquelle j’avais à peine touché. Randall se tenait à ma droite, un petit verre rempli d’un liquide ambré à la main. Je désignai le tabouret à côté du mien de la main.
« Je t’en prie. »
À vrai dire, je n’avais pas très envie de parler. Cependant, Randall s’était montré si compréhensif face à ma mauvaise humeur de ces derniers jours, que je ne pouvais décemment pas l’envoyer promener. De plus, je tenais à le rassurer : je n’avais pas l’intention de sombrer dans l’alcool et de ruiner le tournage. Pourtant, Dieu sait que l’idée était tentante. Mais j’étais tellement fou de rage contre Esmé que la colère me préservait de la dépression. Pour le moment.
Je lui avais laissé plus de trente messages. Jusqu’à ce que le répondeur soit plein. Elle ne m’avait jamais rappelé. Au début, j’étais très inquiet pour elle. Puis, j’avais compris qu’elle avait tiré un trait sur moi et sur une situation qu’elle ne maitrisait pas. Ce que nous avions partagé ne comptait visiblement pas pour elle. J’assumais totalement le caractère informel de notre relation. Pourtant, je vivais sa disparition sans un mot comme un manque de respect que je n’arrivais pas à lui pardonner.
À côté de moi, Randall sirotait son alcool sans un mot. Sa présence et son silence étaient curieusement réconfortants. Je finissais par vivre les attentions incessantes de Jax et Kim, qui se faisaient du mouron pour moi, comme des agressions. Je ne ferai pas à Esmé le plaisir de sombrer à cause d’elle. Je me tournai vers Randall.
« Je suis désolé d’avoir été de si mauvaise humeur. Je te promets que je vais faire en sorte que le reste du séjour se passe au mieux. »
Randall prit le temps de boire une petite gorgée.
« Tu sais, dit-il, étant donné les circonstances, je m’attendais à pire. »
Il me lança un regard plein de bonté.
« Je suis navré pour cet article. C’était vraiment un sale coup. »
Je haussai les épaules. Je n’avais pas grand-chose à ajouter sur la question.
« As-tu des nouvelles d’Esmé?
— Non. Black-out total. Je suis sorti de sa vie apparemment. »
Mon ton de gamin boudeur m’horripila. Randall eut un hochement de tête compréhensif mais n’ajouta pas un mot, ce dont je le remerciai intérieurement. Puis, la conversation dériva sur des sujets moins délicats. Au final, je passai une soirée plutôt agréable.
Nous rentrâmes à pieds, sous la lumière de la lune. Le trajet me rappela cruellement celui que j’avais fait avec Esmé, pas si longtemps auparavant. Pourtant, je refusai de replonger dans la morosité.
« Je te remercie pour la soirée. Ça m’a vraiment fait du bien. J’avais besoin de me changer les idées…
— Je n’avais rien prévu pour être honnête. Mais je suis content d’avoir pu t’aider. »
Nous marchâmes en silence quelques minutes.
« Je sais que c’est très personnel comme question mais…
— Vas-y.
— Tu penses que les choses vont s’arranger entre Esmé et toi? »
C’était effectivement très intrusif pour quelqu’un d’aussi discret que Randall. Si inhabituel que je décidai de lui répondre le plus sincèrement possible.
« Je ne sais pas. Une part de moi aimerait, je pense. Mais je suis trop en colère contre elle pour le moment. »
Randall hocha la tête.
« J’aime bien cette fille, dit-il. Ça parait un peu bizarre de dire ça maintenant, je suppose. J’aurais bien aimé qu’elle reste avec nous.
— Ouais… Moi aussi. »
***
« Tu te rends compte du souci qu’on s’est fait?! Les parents ont envoyé tout le cabinet d’avocats à la rédaction de ce torchon. Je peux te dire qu’ils ont mouillé leur culotte!
— Je sais, je m’excuse, répétai-je pour la quatrième fois. Ils ont dit d’où ils avaient tiré leurs infos?
— Ne rêve pas. Ils ont agité le premier amendement sous les nez des avocats jusqu’à plus soif. Mais…
— Mais? »
Il m’avait fallu du courage pour appeler Ashton, même si c’était bien le coup de fil que je craignais le moins. J’avais dû le laisser me sermonner pendant dix minutes avant de pouvoir en placer une. Pourtant, au lieu de m’emporter, je m’étais sentie absurdement touchée par son attitude de grand frère impliqué. D’autant plus qu’au lieu de débarquer à l’appartement comme en terrain conquis, il avait pris soin de prendre de mes nouvelles par le biais de Jared. Avec la plus mauvaise volonté du monde, il m’était impossible de ne pas voir les efforts qu’il avait fait pour me préserver. Et il n’était apparemment pas le seul…
« Maman a fait vivre 48h d’enfer à Papa, jusqu’à ce qu’il se décide à rappeler son détective. Il l’a envoyé en Angleterre séance tenante pour remonter la piste de la fuite. Entre temps, Maman a débarqué dans les bureaux du studio pour mettre les choses au clair. Elle a fait comprendre à tout le monde qu’elle ne les lâcherait pas tant qu’elle ne saurait pas qui avait cafté au journaliste.
— Oh la la. Je les plaindrais presque. »
Imaginer Naomi partir en guerre au milieu de ses propres troupes et dans le but de prendre MA défense me dépassait. Je décidai de mettre ça sur le compte de l’union sacrée familiale. Il serait toujours temps d’y réfléchir plus tard.
« Et elle a eu gain de cause? demandai-je.
— Evidemment, tu la connais.
— Alors?! Tu vas la cracher, ta pilule, oui?! »
Ashton se ménagea un silence théâtral, histoire d’être certain que je devenais folle à l’autre bout du fil.
« C’était Penny!
— Mitchell?
— Et oui! »
Alors là… Je ne pouvais pas dire que j’étais totalement estomaquée. Penny avait largement laissée entendre qu’un scoop de ce genre lui aurait été plus qu’agréable. De là à penser qu’elle était prête à balancer elle-même…
« Mais attends, ça ne colle pas! m’exclamai-je. Mitchell connaissait mon identité mais elle n’a jamais été en Angleterre. Comment a-t-elle pu mettre la main sur cette photo?
— Hé, hé! C’est là que la double enquête a pris tout son sens! Penny avait un complice. Ou plutôt UNE complice. »
Le voilà qui me refaisait le coup du suspens. Cette fois là, je séchais. N’importe qui aurait pu nous surprendre, ce jour-là.
« T’es toujours là?
— Oui, Ashton. Je réfléchissais. Balance!
— Victoria Debenham.
— La salope!! »
J’avais largement sous-estimé la capacité de nuisance de Victoria. Comme celle-ci avait continué à plus ou moins faire du charme à Sebastian, j’en avais déduis qu’elle ne se doutait de rien. J’avais fait preuve d’un peu trop de confiance. M’avait-elle suivie ce jour-là? Ou Sebastian? Ce n’était pas très important, au fond. Mais j’enrageais d’avoir fait les frais de ses envies de revanche.
« Tu n’es pas en train de préparer une terrible vengeance, au moins? demanda Ashton.
— Qu’est-ce que les parents comptent faire? sifflai-je. »
Nouveau silence. Gêné, celui-là.
« Ecoute… Tu sais comment c’est… Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent? Maman a eu une petite conversation avec Penny. A huis clos. La secrétaire m’a dit que Penny en était sorti avec les yeux rouges. »
Faire pleurer Penny Mitchell. J’aurais presque embrassé Naomi si elle avait été là.
« Mais, à part ça, c’est une excellente productrice. C’est elle qui a fini par mettre LE Film sur pieds, après toutes ces années. Si on pèse le pour et le contre…
— Ne te fatigue pas Ashton. C’est pas grave.
— Ah non? J’aurais cru que…
— Je ne suis plus une enfant. Je suis capable de faire la part des choses. Pour Victoria aussi, vous êtes coincés.
— Pour le moment, oui. Ceci dit, Maman a décrété qu’elle ne tournerait plus jamais chez Bellarosa. »
Hé bé…
« Elle… euh… J’ai l’impression qu’elle a pris l’affaire très à coeur, non…? »
A l’autre bout de la ville, je sentis mon frère hésiter. Puis se jeter à l’eau.
« Elle a remué ciel et terre, tu veux dire? Ecoute, je sais que les choses sont compliquées entre vous mais ça ne veut pas dire qu’elle n’en a rien à foutre de toi. Au contraire. »
Ah bon? Mon nez commença à me picoter. Je battis des paupières.
« Esmé… Elle aimerait bien que vous vous voyiez. Tu serais d’accord? »
Je me frottai les narines avec énergie.
« C’est à dire… Tu crois que ce serait une bonne idée? Je sais pas…
— Réfléchis-y au moins.
— Hmmm… Okay. On verra. »
Et le plus étonnant, c’était que j’étais bel et bien prête à y réfléchir.
« A part, ça, je te confirme que tu es virée.
— Sans blague? C’est le scandale qui m’a perdue ou l’abandon de poste?
— A ton avis? Tu sais que le détective a parlé à Sebastian? »
Oh. Terrain miné.
« Ah? répondis-je prudemment.
— Et il n’était pas de très bonne humeur te concernant.
— Je suppose que c’est bien fait pour moi.
— Tu comptes reprendre contact avec lui?
— Tu ne préfères pas qu’on parle de mes projets de boulot?
— Parce que tu as des projets professionnels?
— … Non. »
A vrai dire, j’avais assez d’argent sur mon compte pour voir venir jusqu’à la fin du mois. Après… Peut-être qu’une grande carrière de caissière chez Macdo n’attendait plus que moi?
« Je suppose que ça ne sert à rien de te proposer de revenir à la maison, le temps de te refaire?
— J’essaie d’envisager de voir Maman sans que ça finisse en boucherie. Ne pousse pas trop, non plus.
— C’est bien ce que je pensais. En tout cas, si tu as besoin d’un coup de main ou d’une avance, tu penses à moi, hein?
— Promis! »
Mais je n’en pensais pas un mot. Même si j’étais très touchée par la proposition d’Ashton. Un petit bip retentit dans mon oreille.
« Ashton, j’ai un double appel. Je vais te raccrocher au nez. Mais je te rappelle vite.
— Tu as intérêt! »
Je basculai sur l’autre ligne sans réfléchir. Avant de commencer à flipper. Si c’était Sebastian au bout du fil? Je n’étais pas prête à lui parler en direct, sans aucune préparation. Heureusement, la voix que j’entendis était résolument féminine.
« Allo? Je suis bien sur le téléphone d’Esmé Adler?
— Oui…? Et vous êtes…? »
Mon ton n’était pas très chaleureux, je devais le reconnaître. A ma décharge, je m’attendais à me taper une journaliste à l’affut de commentaires sulfureux sur « l’affaire ».
« Bonjour Miss Adler, je suis Melinda Caruso. Je travaille pour les productions originales de la plate forme NetStream, je ne sais pas si vous connaissez. J’ai eu votre numéro par Randall Halström. Je crois que vous avez travaillé ensembles? Bref, Randall m’a dit que vous aviez un scénario très prometteur, qui pourrait nous intéresser. Auriez-vous des disponibilités pour caler un rendez-vous avec nous? »
Boum, fit mon menton en tombant sur la table.
Dans tous les cas, c'est encore un très bon chapitre. Toujours aussi fluide et addictif que les autres. C'est vraiment un plaisir de te lire.
Bien à toi,
Trisanna.