Il s’approche et s’assied à côté de moi :
– Tu viens tous les soirs ici. Toujours ici, toujours sur le même rocher, et tu regardes droit devant toi.
Je ne dis rien, je me tais. Je le déteste. Lui et l’autre. Tout ça, c’est leur faute.
– Si tu ne veux pas me parler je comprends. Mais je crois que tu devrais parler à quelqu’un. Ça peut être n’importe qui d’autre. S’enfermer n’est pas une solution.
C’est ce qu’il croit.
Il se tait un instant et il suit mon regard. L’océan, l’horizon. Je vois les vagues trotter devant moi, sauter sur le sable, glisser vers les eaux. Les grands rochers noirs sur la droite sont escarpés. Ils semblent déchirés, éclatés. Morts.
Une larme. Une seule larme qui dévale ma joue, mais cela suffit pour me faire désespérer.
Il me regarde. Il regarde cette larme. Je n’ai pas besoin de me tourner pour le savoir. Pour savoir qu’il me regarde et qu’il va bientôt parler.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Et voilà. J’aimerais tant que ces mots n’atteignent jamais mes oreilles. Mais c’est trop tard. Et une deuxième larme suit la précédente.
NON ! Je ne veux pas pleurer !
Il dirige à nouveau son regard vers les flots :
– C’est magnifique. Tu aimes l’océan ?
Si j’aime l’océan ? Je déteste l’océan, je déteste toute cette eau sombre qui se balade comme bon lui semble. Je déteste cette masse liquide si dangereuse, si profonde, si… effrayante. J’ai peur. J’ai peur de l’océan.
– J’ai peur…
Je panique. Ne voulais pas parler à haute voix, il ne fallait pas ! Fermant les yeux très fort, me penchant en avant, je le supplie de ne pas avoir entendu ce murmure. Il n’a pas à savoir, cela ne le concerne pas !
– Peur ? Mais peur de quoi ?
Vacillant entre haine et détresse, je me redresse en tremblant. Je sens que mes jambes ne veulent pas me porter. Je chancelle, mais retrouve mon équilibre. Pour quelques secondes seulement. Après quelques pas, je tombe en avant.
Mes poignets encaissent le choc. Je m’étale sur la pierre. J’ai mal, je suis fatiguée. Mais il faut que je me lève. Je ne veux pas qu’il vienne. Je ne veux pas qu’il m’aide !
Trop tard.
– Ça va ? Non, n’essaie pas de te lever. Je vais t’aider à t’ass…
– Non !
Je me remets à pleurer, pour de bon cette fois. Mes larmes tombent devant mes yeux, elles troublent ma vue.
Surpris, il garde distance un instant, puis s’approche jusqu’à être assez près pour me tendre une main bienveillante.
Bienveillante, tu parles. Et quand il me l’a pris, c’était pas bienveillance peut-être ? Un soudain élan de gentillesse lui a dit de me prendre de force le seul souvenir que l’avais d’elle ?
Mais j’ai beau penser tout cela, cette main qu’il me tend a quelque chose de… rassurant.
Rejetant mon honneur, je l’accepte. Je la saisis et le laisse m’aider à me relever. Il me sourit :
– Tu vois, il suffit de peu.
Je le déteste à nouveau. Mais rapidement, ce sentiment s’enfuit. Je me sens mieux. Un peu.
Nous restons là, plantés sur la plage, durant une longue minute. Il fixe l’océan. Je fixe le sol. Je ne veux pas que ma peur revienne. Pas maintenant.
– Tu as dit que tu avais peur… ? De l’océan ?
Je garde la tête baissée. C’était trop beau. Il ne pouvait pas m’aider, il ne fait que m’enfoncer dans les pensées les plus sombres de mon esprit. Et je sens les larmes qui remonte. Je les rejette, les renvoient là d’où elles viennent.
– C’est pas tes affaires.
J’esquisse un mouvement de rejet, tentant de me séparer de son bras qui me soutient, mais je sens que je vais à nouveau tomber. Alors je le laisse me retenir. Cela doit l’encourager, puisqu’il continue :
– Je t’assure, si tu en parles, tu te sentiras mieux.
Il est sincère. J’ai réellement l’impression qu’il pense ce qu’il dit.
Mais comment ose-t-il ? C’est à cause de lui que je me sens mal. À cause de lui que je n’ai plus rien. Tout est sa faute ! Tout !
Mais… Et s’il tentait de se racheter ?
Non !
Et pourquoi pas ?
Non, ce n’est pas possible…
Et pourtant, je vois ce que je vois.
Le son sort à peine de ma bouche, il remonte péniblement ma gorge et franchit faiblement mes lèvres :
– Ok.
Les yeux pleins d’espoir, il me fixe longuement. Il sourit et attend mes explications.
– Je… c’est à cause de… de cette chose. Que tu as prise.
– Pour la batt…
– Oui, c’est ça, je le coupe pour ne pas revivre ce souvenir. Et donc… ehm… c’était comme un… pas un porte-bonheur, mais un… y’a pas de mot, bref un truc rassurant. Quelque chose qui aide. Pour tout.
Je marque une pose, sentant ma voix trembler. Je respire, une fois. Deux fois.
– On me l’avait donné pour ça. (Je regarde les flots noirs qui me narguent.) Pour ne plus la craindre.
– L’eau ?
– Oui. Oui…
– Mais… mais alors ça n’a pas marché ?
– Seulement quand… quand je l’ai sur moi. Et… je ne l’ai plus depuis que…
Il doit sentir le reproche dans ma voix, car il baisse légèrement le regard. Il ne dit rien. Puis, subitement, il lève la tête vers moi, me saisit les bras de ses mains et me lance :
– Et si tu n’avais plus peur de l’eau, tu me pardonnerais ?
Sans comprendre, je le dévisage. Si je lui pardonnerais tout cela ? Tout ce qu’il m’a fait à cause d’une seule petite action ? Non. Non, jamais.
Mais je sais qu’il n’acceptera pas cette réponse.
– Oui. Oui, je… oui.
Alors, il se penche et, sans plus rien comprendre, je me retrouve à un mètre du sol, dans ses bras.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il commence à marcher rapidement. En direction de l’océan.
– Non, non ne fais pas ça ! Je ne peux pas ! Je ne suis pas capable, c’est plus fort que moi ! Non !
Mais il ne m’écoute pas. Et je suis bien trop faible, surtout face à lui, pour résister.
L’eau commence à monter. D’abord au niveau de ses chevilles. Puis de ses genoux. De ses hanches. Et alors elle m’atteint. Il se jette dans l’eau, me portant toujours.
Je tourne frénétiquement la tête, tentant de retrouver la terre ferme. Mais ce que je vois, ce sont les rochers noirs, déchiquetés par les flots. L’eau, partout. Partout…
Non ! Je ne peux pas ! Je vais couler, dès qu’il me lâchera, dès qu’il glissera, dès qu’il…
Il continue de nager. Il n’a plus fond !
– Accroche-toi à mes épaules !
Il me lâche. J’ouvre grand les yeux, et je m’accroche machinalement à ses bras. Je panique. L’idée de la masse d’eau qui se trouve sous mon petit corps, l’idée des vagues qui s’agitent autour de mes faibles mouvements de détresse, toutes ces pensées me font perdre mes moyens. Je ne peux pas !
– Ah ! Non, ne t’accroche pas à mes bras ! Mes épaules !
Il peine à rester à la surface. Et je vais m’enfoncer avec lui. Tous deux, nous allons couler. L’eau. Toute cette eau…
– Ressaisis-toi ! Mes-é-pau-les ! Tiens-toi à mes épaules !
Mon instinct vit pour moi. Il obéit. Et puis j’arrête de réfléchir. Je ne sais plus ce qu’il se passe. Plus rien autour de moi. L’eau qui alourdit mes vêtements disparaît. Il disparaît. Plus rien du tout.
Rien que du noir. Du blanc. Des souvenirs.
Les vagues s’arrêtent juste à côté de moi. Mon bras est posé à côté de moi, et il les frôle. Ces langues d’eau qui s’éclatent contre la pierre. Je me redresse. En face de moi, je vois la plage. Mais alors…
– Tu es réveillée ?
Il est juste à côté de moi. À ma droite. Il me tend la main pour la deuxième fois. Et, pour la deuxième fois, je la prends, je la serre dans la mienne.
Il nous a posés sur un rocher au milieu de l’eau. Un rocher qui dépasse, près de cette grande masse noire battue par l’assaut continuel des eaux.
Je le fixe. Cet être escarpé. Déchiré, éclaté. Mort. Mais… effrayant ? Non. Non, je n’ai plus peur. Plus peur de lui. Ni de son assaillant infatigable.
Il me sourit. Et je souris, moi aussi. Ce n’est qu’un léger mouvement des deux coins de mes lèvres. Une minuscule contraction de muscles. Mais il l’a remarqué.
– Alors, ça fait du bien de parler, non ?
Je me suis posée de nombreuses questions sur cet autre. Est-ce une autre personne ou bien est-ce le subconscient de la personne qui raconte?
Hâte de lire la suite.
Une question très intéressante, en effet... J'ai ma petite idée là-dessus, mais je laisserai la réponse libre d'interprétation ;)
Cela me fait très plaisir que tu aies envie de continuer ! ^^
Bonne lecture !
En réalité, j'avais imaginé cette scène dans un contexte bien précis, mais en écrivant... En fait j'ai réalisé que dévoiler ces choses durant la scène elle-même ne donnerait pas au texte l'effet qu'il aurait eu si l'on savait auparavant. Je ne sais pas bien comment l'expliquer, mais c'est comme si cette scène n'était pas faite pour expliquer. Elle est là pour être vécue, ce n'est pas un instant narratif.
J'ai donc rédigé comme je l'aurais fait si le lecteur était au courant de tout. Mais je comprends que cela soit un peu frustrant ; aimerais-je moi-même lire un texte de ce type ? Je n'en sais rien ! x)
Ton commentaire me va droit au cœur^^ Je me réjouis que tu aies ressenti les émotions transmises par le texte :) Merci !
En tout cas, j'aime bien le style !
Merci pour tes deux commentaires, ça me fait très plaisir^^
Oui, c'est vrai que mes nouvelles sont assez floues, ce que j'y travaille est plutôt de l'ordre des sentiments, du ressenti des personnages, que de l'histoire racontée.
J'essaie de rendre le tout spontané, elles sont comme de petits souvenirs marquants que j'isole de leur contexte.
C'est certainement à cause de cela que la première nouvelle ne t'a pas semblé très claire ; je n'y ai jamais introduit d'explication narrative. Et l'effet d'incompréhension, de mystère, est voulu pour le début de l'histoire. Mais si tu arrives à me dire ce qui n'était pas limpide pour toi, je tenterai de retravailler légèrement ;).
Je suis ravie que le style te plaise, cela me touche énormément ! :)