Ceux qui restent

En entendant l’alerte, Camille reposa le manuscrit de Jean et se leva pour aller le remettre à sa place. La Terreur l’avait laissé plutôt tranquille comme à chaque fois qu’il se plongeait dans une activité prenante. Mais cette fois, un malaise avait surnagé. La raison était simple, il arrivait au bout de sa lecture. 

— Jean, dit-il tandis que le voisin rangeait méthodiquement son matériel. Je t’ai rattrapé. Tu accepterais que je numérise tes pages pour qu’elles puissent être accessibles sur un ordinateur ? 

— Pour quoi faire ? fit-il, surpris. 

— Pour protéger ton manuscrit, le sauvegarder, mais aussi pour qu’il devienne publiable comme un vrai roman, répondit Camille. En fait… j’ai une faveur à te demander… 

Jean l’interrogea du regard. 

— J’aimerais communiquer avec l’extérieur du mur. Je voudrais qu’ils sachent ce qu’on vit. Et je crois que rien ne le ferait mieux que ton œuvre. Est-ce que tu serais d’accord pour que… quand j’aurai trouvé comment faire, je le fasse connaitre du monde du dehors ? 

Jean et Marité échangèrent un regard. 

— On va en discuter, Camille, répondit Marité pour son mari. On en reparle plus tard.  

— Ça ne presse pas, approuva-t-il. Pour l’instant, je n’ai aucun moyen de transmettre quoi que ce soit. Mais quand je le pourrai… et je finirai bien par y arriver, il faudra que j’envoie un message. J’en ai imaginé beaucoup. Mais plus j’y pense, plus je me dis que le plus beau, le plus complet, le plus important d’entre tous, c’est celui-là, le récit d’un homme qui a tout vécu de l’intérieur. 

— Mais ce n’est pas un vrai roman, c’est une ébauche, remarqua Jean. 

— Crois-tu qu’Anne Franck ait revu son journal ? sourit-il attendri par la détresse de ce grand homme inébranlable.

— On va y réfléchir, répéta Marité en lui tendant son couvercle avec autorité. Allons-y. 

Camille l’accepta même si maintenant, il portait avec son armure un pistolet de la Brigade. Il couvrit Jean pendant l’inspection, excité et stressé. 

Dehors, tout était calme. Camille rendit son bouclier de fortune, remercia les voisins pour leur accueil et ressortit. C’était toujours un moment qu’il détestait, le moment où il devait quitter la sécurité du sous-sol pour aller s’assurer, seul, qu’un spectre ne s’était pas réfugié dans sa maison. Habitué, il entra, les mains crispées sur son arme et écouta le silence. Tout était calme. Là, il aurait dû faire comme les autres, faire le tour des pièces, mais si aucune angoisse irrationnelle ne se déclarait en lui c’était sûrement qu’aucune créature n’attendait pour lui sauter à la gorge, non ? Il fallait bien que la Terreur lui serve à quelque chose, à défaut de lui permettre d’aller vraiment vérifier s’il y avait du danger. C’était viscéral, il était incapable de monter, de pousser les portes closes. Tant que Chris ne serait pas rentrée, il était coincé dehors. 

Il ressortit pour attendre Chris. L’apercevoir au loin suffisait souvent à lui donner du courage. Il fut surpris de remarquer Sam et Didier. Pas Chris. Il leva les yeux pour vérifier si elle les avait semés avec son grappin, mais il ne la vit nulle part. Et puis en regardant les explorateurs se rapprocher, il comprit qu’il se passait un truc pas net.

— Camille, appela Sam. Elle va pas rentrer. 

— Hein ? fit-il en venant à leur rencontre. Elle est où ? 

Ils secouèrent la tête. 

— On est désolé. Elle n’est pas ressortie.

— Vous en êtes certains ? Elle se sert de l’explosion pour cacher sa fuite, des fois. Peut-être que… 

— Non, Camille. Elle est restée et elle l’a fait en conscience. Elle a dit qu’elle était sûre à cent pour cent de retrouver Tony, elle nous a demandé de partir et elle s’est barrée en sens inverse. 

— On a attendu jusqu’au bout, complèta Sam. On a même fouillé les alentours au cas où elle ait été projetée avec l’explosion du portail, mais il faut se rendre à l’évidence, elle est encore à l’intérieur. 

Il sentit son cœur mourir dans sa poitrine. Il se redressa, désemparé, mais décidé à ne pas se laisser abattre. Il ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit. 

— Vos lunettes, articula-t-il péniblement. Je veux voir ce qu’il s’est passé. 

Ils lui tendirent leurs bandeaux avec les cubes de données. Il les récupéra, blême. 

— Ok, elle a sûrement dit un truc qui va m’aider à comprendre. Allez-vous reposer, je… 

Il ne termina pas sa phrase, il était sonné. Il fallait qu’il visionne les images. Il fallait qu’il comprenne ce qu’il s’était passé. 

Sam se rapprocha de lui pour lui demander quelque chose, mais Camille n’entendit rien. Sam dut lui répéter trois fois pour que Camille semble percuter. 

— Est-ce qu’on t’emmène avec nous à la Brigade ? On va y retourner et j’ai pas l’impression que c’est une bonne idée de te laisser seul. 

— J’ai du travail, dit-il simplement. Tenez-moi au courant si vous apprenez quoi que ce soit d’utile. Ah et… si vous avez le temps je veux bien un café. 

Il regarda les images défiler. Les vidéos des deux hommes avançaient simultanément dans deux fenêtres côte à côte. Il assista à l’entrée dans les limbes, avec Chris qui jaugeait ses élèves d’un air impénétrable et qui les guidait à proximité des points de repère, qui attendait qu’ils trouvent, qui les faisait tourner en rond pour les désorienter, qui leur montrait, qui leur expliquait, qui s’amusait à repasser devant pour voir s’ils allaient relever, cette fois, apparemment en vain. Il se rendit compte que Sam avait tendance à se concentrer plutôt sur les fesses de Chris quand elle courait que sur les points de repère. Cela lui arracha une grimace même s’il ne pouvait s’empêcher de les mater aussi. C’était étrange, ces images, Chris dans son environnement de travail, en train de progresser entre les monstres, faire preuve de patience, jouer avec eux… 

Ce qu’il cherchait se situait vers la fin de la vidéo. Le regard de Didier s’était arrêté sur un mur où des marques à peine perceptibles gravaient la pierre sous le cristal de façon régulière. Il zooma, mais les symboles étaient presque entièrement effacés, illisibles. Pourtant Chris se pencha vers les inscriptions et réagit violemment. Son attitude changea du tout au tout. Camille comprit qu’elle leur ordonnait de sortir. Il déchiffra quelques mots sur ses lèvres. Tony, Strada, cent pour cent. Et déjà, elle partait en courant. Pas comme quand ils la suivaient. Bien plus vite, bien plus puissante. Il la regarda s’éloigner par les yeux de Sam et Didier jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Ils se consultèrent et convinrent de ressortir. Fin de la vidéo. 

Il porta sa tasse à ses lèvres. Le café était encore brûlant. Les deux hommes étaient déjà repartis. Il écouta le silence et son intuition de fouineur lui souffla quelques clefs de lecture. Il repassa l’instant où Didier observait le message. Il agrandit l’image et ouvrit un autre fichier bien plus ancien où Chris s’arrêtait près d’un mur lisse pour graver quelques mots dans la pierre avec un morceau de minerais. Ça avait eu lieu dans les semaines qui avaient suivi la perte de Tony. 

« Je te retrouverai. » Elle avait ajouté un dessin approximatif de la Moka, la percolatrice italienne. Il releva les yeux vers la cafetière à la forme particulière avec ses facettes comme du cristal taillé. Il savait, pour avoir vu les images, que Chris l’avait ramenée de sa sortie dans les limbes le jour où Tony avait disparu. Ce jour-là, le hasard des portails les avait emmenés loin au sud, près d’un petit village du désert, hors des murs. Un endroit où il n’était pas allé, mais où il n’y avait de toute façon rien d’intéressant. Il avait déjà noté l’emplacement sur sa carte. C’était excentré, pas facile à atteindre à moins d’un coup de chance. 

Il reporta son attention sur les images et superposa la gravure de Chris et celle que Didier avait remarquée. C’était la même à un détail près. Des lettres en plus à la fin. Il n’était pas difficile d’imaginer ce qui s’était passé dans la tête de Chris. Elle avait reconnu son message, sans doute laissé dans un moment de désespoir. Le retrouver avec une réponse avait dû la choquer. Il poussa sur les filtres pour rendre le texte plus clair et au bout d’un moment, il commença à discerner vaguement les mots en trop. 

Il battit des paupières pour être sûr de ne pas se faire d’illusion. Chris avait lu ces mots sur le coup. Ses yeux étaient plus performants que les caméras intégrées dans les lunettes des explorateurs. Elle avait tout de suite compris. Elle se rappelait de son message, elle avait pu déchiffrer sans hésiter celui-là. Il se concentra sur l’inscription pour tenter de percevoir ce qu’elle avait vraiment vu et fut cette fois convaincu. 

Le dessin, en haut à gauche… c’était une moka. La même qui trônait fièrement dans la cuisine et qui servait tous les jours depuis qu’il était arrivé. 

La première écriture, il ne la connaissait pas. Mais il n’avait jamais vu Chris prendre le moindre stylo… 

« Je te retrouverai » 

La ligne juste en dessous, par contre, il la connaissait par cœur. Cette façon de rayer les T, cette écriture penchée vers l’avant, rapide, cette façon archaïque de respecter la ponctuation même dans un message gravé dans la pierre… et comme si ça ne suffisait pas, c’était signé. 

« Je t’attends. T. »

Il savait où Chris était partie, il savait pourquoi, il savait quand aurait lieu la prochaine éruption. Il savait aussi que les deux nouveaux explorateurs ne seraient pas capables de se rendre exactement là où il le voudrait. Trop inexpérimentés, trop occupés à avoir peur des limbes et inattentifs, trop sûrs d’avoir raison. Il devait y aller. Restait à trouver comment vaincre la Terreur qui l’empêchait de s’approcher. Mais qu’est-ce qui était le plus fort ? Lui ou la Terreur ? La Terreur, sans doute. Mais… son besoin de revoir Chris ou la Terreur ? Il allait bientôt le savoir. 

Il laissa un mot. 

« Si vous me cherchez, je suis à l’hôpital. »

Puis il se sauva comme s’il avait le feu aux fesses. Il savait ce qu’il avait à faire, restait à déterminer s’il aurait la force de le faire. 

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Raza
Posté le 08/08/2025
Mais oui, Solamades n'est pas assez méchante pour te le refuser Camille... <3 et puis si tu souffres, ça t'apprendra à dire bonne nuit...
Je dois avouer que je ne suis pas certain de l'enchaînement de pensées chez Chris : elle voit une réponse, ok, mais.... pourquoi yballer là tout de suite ? Elle aurait pu dater d'avant, non ?
Merci et à bientôt !
Solamades
Posté le 27/08/2025
Lol… ce bonne nuit n’est pas passé.
Je suppose que la réponse arrivera plus tard. Sinon elle cherche depuis trois ans. C’est son premier indice… elle a perdu les pédales.
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