Chris et Tony se faisaient face. Ses mains à lui étaient dans les siennes et elles les serraient fort tandis qu’ils se regardaient, focalisés sur eux-mêmes, respirant profondément, faisant abstraction de la tempête qui se jouait autour d’eux. Le magma liquide giclait de toute part, tourbillonnait. Un souffle puissant s’engouffrait partout et dans tous les sens. Tous les deux restaient impassibles, concentrés, même si la fatigue les mettait à rude épreuve tous les deux.
Chris plissa les yeux en sentant un changement. Les bourrasques séchaient le cristal qui reprenait forme solide autour d’eux, et doucement, le silence et le calme revenaient.
— Il va être temps, dit-elle en relâchant les mains de Tony pour enfiler ses lunettes.
— Attends, on devrait s’assurer d’où on est d’abord, haleta Tony inquiet et épuisé. Les courants nous ont sûrement poussés loin. On ne s’en rend pas compte, mais tout bouge tellement…
— Tu vas devoir me faire confiance, dit-elle en crispant et décrispant les poings pour réveiller ses muscles.
— Commençons par tenter de trouver la sortie, tu veux bien ?
— Si tu préfères. Passe devant. Je ne te quitte pas des yeux.
— C’est plus prudent.
— Je ne t’ai pas tout dit parce que j’ai un peu peur de ce que saura le démon s’il nous échappe… mais tu peux me croire, je te tirerai de là. Je sais comment faire.
— D’accord, d’accord.
— Ici, prends à droite.
Elle repéra un premier point de repère, malheureusement elle ne l’avait jamais vu, elle n’avait rien à quoi se raccrocher dans le monde réel pour déterminer où elle se trouvait. Elle continua néanmoins en tâchant de garder une trajectoire rectiligne. Deuxième point de repère, toujours rien de connu, mais elle était sûre que Camille serait heureux de les avoir.
Elle ne doutait pas. Elle refusait de s’autoriser à douter. C’était hors de questions. Elle ressentait la fatigue dans ses muscles et dans sa tête. Elle était moins alerte qu’elle ne l’aurait voulu après une bonne cinquantaine d’heures passées à lutter contre le sommeil et à rester attentive. Le démon n’était pas réapparu, mais tous les deux savaient que le répit ne pourrait pas durer, Tony était à bout. Ils affrontèrent une nuée de molosses. Chris abattit un spectre dès qu’elle le vit, de loin, pour être sûre qu’il n’approche pas Tony. Puis tout à coup, ils tombèrent sur un point de repère impossible à ignorer. Elle reconnut les rues, les maisons prisonnières des cristaux orange, la porte contre laquelle elle avait usé ses poings, contre laquelle elle s’était jetée de toutes ses forces sans parvenir à lui ouvrir.
— Tu sais où on est, je suppose, murmura-t-elle. Tout ça pour un peu de café.
Tony se retourna et elle croisa son regard. Elle le vit sourire, un sourire déformé et malaisant. Elle cria pour se donner du courage et se rua sur lui. Il l’esquiva sans effort et elle l’entendit rire. Son grappin le faucha dans le dos, dans le sac de la Brigade. Elle l’attira à elle de toutes ses forces. Il se retourna en plein vol avec un rictus affreux. Leurs deux fronts se percutèrent tandis que Chris amortissait le choc d’un uppercut dans l’estomac. Tony tomba à ses pieds, inerte. Le démon tel qu’elle se souvenait l’avoir vu ici même un an auparavant se tenait debout devant elle, visiblement sonné. Elle dégaina son arme et tira. Il esquiva ses coups de sa vitesse surhumaine et se jeta sur elle. Elle ne chercha pas à l’éviter et à l’instant où il arriva contre elle, elle cria.
— Jamais !
Le monstre recula, aussi stupéfait que l’avait été le spectre qui avait tenté d’infecter Tony. Il lui tourna autour, se faufila entre les tirs de laser. Campée solidement sur ses jambes, Chris le reçut une seconde fois et le repoussa de la même manière, opposant sa volonté à la sienne, gagnant le bras de fer haut la main. Il disparut, réapparut derrière elle. Elle l’esquiva de justesse et le blessa d’un tir large. La créature devenait de moins en moins humaine au fil des secondes. Meurtrie, elle se jeta à nouveau sur Chris. La guerrière retrouva ses appuis stables, prête à se défendre, mais il la percuta bien plus fort que ce qu’elle pouvait endurer. Elle fut projetée contre une maison. Sonnée elle tira au hasard devant elle. Il poussa un hurlement strident de spectre. Elle le vit prendre la fuite et resta là, avachie contre le mur, les deux mains crispées sur son arme, cherchant l’assaut suivant.
Il ne venait pas. La rue était à nouveau silencieuse. Elle refusa d’y croire. Elle tenta de se relever, mais gémit de douleur. Elle se rendit compte que toute une partie de ses jambes et de son bassin était prisonnier du cristal. Elle poussa un soupir déchirant. Bloquée comme elle l’était, elle était incapable d’attraper son sac pour récupérer de quoi casser la structure qui la comprimait.
— Tony ! cria-t-elle.
Tony était toujours allongé sur le sol, il ne bougeait pas. Elle ne savait même pas s’il était vivant. Elle l’appela encore tandis qu’elle donnait des coups de crosse de son pistolet contre le cristal. L’arme se disloqua dans ses mains, ouverte en deux par le choc. Putain de plastique ! Elle la rassembla tant bien que mal, inquiète.
— Tony ! Réveille-toi !
Elle rua pour se dégager en hurlant son nom, mais rien à faire, le cristal refermé sur elle ne bougeait pas d’un millimètre et lui entaillait la peau là où il était le plus fin.
Elle se raidit en percevant quelque chose. Une voix anormale ici, une voix qu’elle n’aurait pas dû entendre dans un endroit pareil.
— Chris ! Chris !!!
— Là ! Je suis là ! répondit-elle hystérique. Camille !
Est-ce que c’était lui ? Impossible, dans les limbes avec la Terreur il aurait dû être en train de se rouler par terre, à deux doigts de la crise cardiaque. Ça ne pouvait pas être lui.
Elle ouvrit la bouche pour crier encore, elle se retint en entendant les bruits de combat. Elle rassembla son arme comme elle put et la brandit dans la direction des sons. Elle sentit son cœur s’emballer de plus en plus vite quand elle les vit enfin, Sam et Didier, ils entouraient Camille qui courrait maintenant vers elle avec l’énergie du désespoir.
— Oh putain Chris, gémit-il en approchant.
Il dérapa devant elle et tomba à genou. Elle relâcha son arme qui s’éparpilla en morceaux. Il posa ses deux mains sur son visage et l’embrassa. Elle répondit à son baiser sans hésiter, s’agrippant à lui comme à une bouée.
— Dis-moi que tu vas bien, murmura-t-il en appuyant son front contre le sien, le souffle trop court et trop fébrile pour prolonger l’instant.
— Je vais bien. Va voir si ton père est encore vivant.
— Mon père ?
Il se retourna vers le corps qui gisait tout près de là. Didier était penché sur lui et l’examinait.
— Il respire, annonça Didier. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? Il a pris des coups.
— Il était possédé, répondit Chris.
Camille se laissa tomber à genou près de son père, n’osant y croire. Il observa son visage, l’étudia de la tête aux pieds puis d’un coup, son cerveau percuta.
— Papa ! souffla-t-il ahuri.
Il le secoua pour tenter de le réveiller, mais Tony ne réagit pas.
— Il est à bout, expliqua Chris. Il va lui falloir du temps avant de pouvoir s’en remettre.
Elle fit signe à Sam d’approcher. Ce dernier surveillait les environs, sa massette et son burin déjà à la main. Il souriait d’un air cynique.
— Quoi ? fit-elle.
— Tarée, fit-il en s’agenouillant devant elle pour commencer à la délivrer. Tu nous as foutu la peur de notre vie. Strada est en PLS.
— C’est bon, c’est fini, maintenant. On va pouvoir rentrer.
Elle se laissa dégager tandis que Didier et Camille tentaient de soulever Tony. Elle se leva, s’approcha d’eux et jeta Tony sur son épaule.
— Allez, on s’arrache, approuva Sam.
— Donne-moi ton arme, Camille, ordonna Chris. Et reste près de moi. Je passe devant. Sam, tu fermes la marche. Didier, si tu te souviens de la route, tu nous guides.
Camille lui confia son pistolet sans hésiter.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle alors qu’ils progressaient dans le labyrinthe de couloirs, aux aguets.
— Je pouvais pas te laisser, répondit-il en frôlant sa hanche avec sa main gantée. Je ne pouvais définitivement pas te laisser là.
Il avait du mal à quitter son père du regard comme si ce dernier pouvait s’enfuir. Ou pire… se réveiller et les toiser d’un rictus inhumain.
— Et tu as bravé la Terreur ? insista-t-elle.
— Oh oui. Crois-moi, tu n’as jamais rien fait d’aussi courageux de ta vie.
— Je n’en doute pas, sourit-elle.
Elle passa le portail la première. En bas, Strada observait les ombres qui sortaient, rongé par l’inquiétude. Quand il les vit, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Sam, Didier, Chris, Camille et même Tony. Cela le fit pleurer comme un gamin. Lorsque Chris approcha, il lui laissa tout juste le temps de déposer Tony sur un brancard, il l’attira à lui et l’enlaça, l’enveloppant de son grand corps et la serrant contre lui jusqu’à l’étouffer. Elle répondit à son étreinte avec un profond soupir, soulagée elle aussi. Au-dessus d’eux, le portail et son couloir de cristal volèrent en éclat sans qu’ils ne réagissent.
— Tout va bien, chef, murmura-t-elle. On est tous de retour.
— Oui, souffla-t-il en la serrant plus fort encore. Oui, c’est bien, vous êtes tous rentrés.
Il s’écarta et lui tapota l’épaule avant de s’essuyer les yeux.
— Va falloir me raconter ce qu’il s’est passé, dit-il en reniflant.
Serge se rapprocha pour lui proposer un mouchoir en tissu qu’il accepta avec reconnaissance. Il interrogea Chris du regard et elle lui répondit en lui montrant ses lunettes. Les haut-parleurs déclenchèrent leur cri de fin d’alerte et le calme revint.
— J’ai enregistré des choses… des choses qu’on n’est pas censé voir, vous allez être servis, dit-elle.
— C’est pour moi, fit Camille en interceptant les cubes de données.
Ils se dirigèrent tous les trois vers Tony qui était installé dans la camionnette.
— Comment va-t-il ? demanda Strada. Comment l’as-tu retrouvé ?
— Il faut l’emmener à l’hôpital, répondit Chris. Je pense qu’il est épuisé. Il a combattu un démon pendant trois ans. Il a jeté toutes ses forces dans la dernière bataille.
Ils montèrent dans la camionnette autour de Tony tandis que Lolita prenait le volant aux côtés de Serge.
— Un démon ? répéta Strada inquiet. Il est infecté ?
— Il ne l’est plus, assura-t-elle sans quitter Tony des yeux. J’ai expulsé le démon et je lui ai infligé plusieurs blessures. Je ne sais pas quand on le reverra, mais il ne va pas lâcher l’affaire si facilement.
— Il risque de sortir des limbes pour se venger ?
— Tony affirme que non. Il dit qu’il n’en part jamais, qu’il n’ose pas, mais qu’il envoie des spectres qu’il commande.
Elle releva les yeux vers Camille. Elle choisit de ne pas lui dire que le démon en avait après lui. De toute façon, il le savait déjà.
— Comment as-tu fait ? l’interrogea-t-elle à la place. Tu n’aurais pas dû pouvoir.
— Oh ! Et bien…
Il se racla la gorge gêné. Strada le confronta du regard.
— Ne me cache rien, Camille, prévint-il. Tu te doutes bien que ça m’intéresse.
— Alors chef, dit-il avec un petit sourire, si vraiment ça vous intéresse, je vous conseille de choisir un jour où vous êtes particulièrement en forme ou au moins super décidé, vous allez à l’hôpital et vous demandez le docteur Daniels.
Chris ouvrit de grands yeux surpris.
— Vous lui demandez de vous guérir de la Terreur, mais vous ne cherchez pas à savoir, vous lui dites bien que vous ne voulez pas connaitre les détails, c’est important.
— Il a réussi ? s’extasia Chris. Il a soigné ta Terreur ?
— J’ai souffert le martyre pour y arriver, mais je l’ai fait. J’ai bien cru que j’allais mourir, je me suis senti tellement con d’avoir même testé, rit-il. Mais je suis là, et je t’ai retrouvée. Je considère que c’est une victoire pour lui.
Entre eux, Tony poussa un soupir crispé. Ils l’observèrent en silence jusqu’à ce que Strada se remette à pleurer. Camille et Sam qui étaient assis à côté, lui tapotèrent le dos, gênés mais sans pouvoir s’empêcher de sourire. Chris tendit la main par-dessus Tony pour serrer les doigts de son colosse de chef. Il pleura de plus belle.
L’hôpital prit Tony en charge dès son arrivée. Strada resta. Les brigadiers déposèrent les explorateurs chez Chris et aussitôt, tout le monde se dirigea vers leur chambre respective.
— Première pour la douche, prévint Chris. Je pue le soufre…
— Les dames d’abord, approuva Didier.
— La cheffe d’abord, rectifia Sam.
— Cheffe ? ricana-t-elle.
— Dès que possible, on veut voir le combat contre le démon.
— Je vous prépare ça, vous l’aurez dès que vous aurez pris un peu de repos, répondit Camille le sourire aux lèvres. Moi aussi j’ai très envie de voir ça.
— Oublie ta vidéo pour aujourd’hui, tu viens te reposer avec moi, conclut Chris.
Il hocha la tête et l’attendit avec impatience. À part un vague coma à l’hôpital, lui non plus n’avait pas dormi beaucoup depuis sa disparition.
Quand elle le rejoignit, il ne la laissa pas se glisser sous les draps. Il l’intercepta avant qu’elle ne touche le matelas. Dans la nuit de la chambre fermée, elle répondit à son étreinte et chercha ses lèvres. Elle le poussa doucement jusqu’au lit et se blottit contre lui.
— Tu as été incroyablement courageux, lui murmura-t-elle en enfouissant son visage dans son cou.
— J’ai eu tellement peur, souffla-t-il en caressant ses cheveux. Tellement peur. Mais c’est fini maintenant. Ta quête est accomplie, tu ne feras plus rien de stupidement dangereux, d’accord ?
— C’est pas fini, Camille, remarqua-t-elle en se redressant. Peut-être que Tony est sauvé, mais désormais nous reprenons la mission première : fermer le volcan à tout jamais ou au moins comprendre pourquoi les limbes s’ouvrent.
— Mais ça, on va le faire tous ensemble.
Elle l’embrassa encore pour lui faire perdre son air sérieux.
— Tu seras mon partenaire d’exploration, alors ? demanda-t-elle malicieuse. Tu viendras avec moi ?
— Je passe mon tour. Mon père sera bientôt sur pied, vous irez tous les deux. J’ai peut-être plus vraiment la Terreur, je ne tiens pas à retourner là-bas. Je sais même pas comment tu fais. Et j’arrive pas à comprendre comment Strada a pu trouver des volontaires.
— Mais tu l’as fait.
— Et je le referai s’il le faut, assura-t-il.
Elle le serra plus fort et chercha ses lèvres pour l’embrasser davantage, plus longuement. Il répondit à son baiser en caressant sa peau humide de sa douche, son corps de guerrière si magnifique. Il cessa de se poser des questions pour ne plus profiter que de l’instant, que d’elle. Elle chassait la peur et l’angoisse qu’elle lui avait fait ressentir et qu’elle lui infligerait encore, il en était convaincu. Ça n’avait aucune importance. Il serait toujours là pour elle. Après ce qu’il avait accompli ces derniers jours, il n’avait plus d’inquiétude de ce côté et ne doutait plus d’être capable de tout.
Pourquoi Chris se retrouve dans les cristaux ? On dirait qu'elle est tombée dedans "hors champ" ?
Et qu'elle en sort assez facilement quand les secours sont là ?
Sinon, merci, voilà que ça avance a grands pas. À bientôt !