Ch.10

Notes de l’auteur : Texte revu le 19 janvier 2025.

L’étudiant a sorti de son sac un notebook hors d’âge, l’a posé sur la table, puis, d’un regard embarrassé, a cherché quelque chose autour de nous. Il a fini par me demander où il pouvait brancher la fiche parce que sa batterie était H.S.


Alors que le jeune homme démêlait son câble avec difficulté, on a carillonné à la porte principale. J’ai décroché et le concierge m’a annoncé qu’une de mes visiteuses revenait. Je n’ai évidemment pas eu à faire les présentations. Je me suis contenté de convier Samira à entendre avec moi le bref rapport de son condisciple dont j’ignorais encore le nom.


– Georges Marchand.


– Hé bien ! nous vous écoutons, Georges.


– Commençons par l’essentiel, a-t-il dit avec un sourire triomphant : Marguerite Brémond a été encartée au P.C.F. de 1945 à 1952. Elle apparaît sur le registre de la population de Malakoff en mars 1940. Elle réside rue du Gazomètre, avec sa mère Claire Montrachet, veuve Brémond. Marguerite figure dans le recensement général de 1946, mais plus dans celui de 1954. Cette disparition peut s’expliquer par la vente de la maison malakoffiote par Marguerite elle-même en janvier de la même année. Elle en avait hérité suite au décès de sa mère survenu le 1er septembre 1952.


– Donc, à l’âge de vingt et un ans, Marguerite n’a plus ni père ni mère, mais elle n’est pas dans le besoin.


– Oui, monsieur Brotski, et elle était d’autant moins fauchée que la municipalité de Malakoff venait de lui organiser une exposition et toutes les œuvres avaient été vendues. J’ai retrouvé le dossier complet de cette activité tenu par un certain Avi Poznanski, c’était le responsable des affaires culturelles de la mairie. Il a dû y avoir un certain battage autour de l’événement. Le dossier contient tout un reportage photo du vernissage : il y avait du monde ! Les œuvres en valaient d’ailleurs la peine. On s’en rend mieux compte sur cette photo. Regardez ! Alors, ce Poznanski notait tout. Il a mis une légende : « Les amis de Marguerite Brémond dans son atelier le 5 avril 1952. Cliché pris par M. Louis Legros, ami de Mme Vve Brémond. »


– Cet atelier est immense ! a observé Samira. Et les toiles, elles mesuraient combien ?


– Je n’ai pas trouvé de catalogue ni de liste de prix, c’est dommage. Mais d’après la taille des personnes sur la photo, on peut dire vingt à vingt-cinq mètres carrés pièce. C’est gigantesque.


– Et sait-on qui sont ces personnes ? ai-je demandé.


– Oui, je vous dis : Poznanski notait tout. « De gauche à droite : Poznanski, Isaak Rubinstein (ami de Marguerite), Claire Montrachet (mère de Marguerite), Marguerite, Hubert Bertholet (fiancé de Marguerite), Angela (amie de Marguerite) et monsieur et madame Crespin Naudary (patron de Marguerite). »


– C’est incroyable, me suis-je enthousiasmé, ce que cette simple photo nous apprend. Marguerite avait un fiancé et un patron, donc elle travaillait. Et puis, elle fréquentait des Juifs, c’est clair. Vous pouvez agrandir l’image… Merci. Non, ce n’est pas lui. Un instant, j’ai cru que cet Isaak aurait pu être mon père sous un faux nom. Mais non… Et la mère de Marguerite, elle, elle avait sans doute refait sa vie avec ce monsieur Legros. Dites-moi, Georges, il y a moyen de savoir ce que sont devenus tous ces gens ?


– Oui, très probablement.


– Pourriez-vous vous charger de cette recherche ?


– Avec plaisir. Mais j’ai encore d’autres infos. Marguerite a fait des études en arts décoratifs pendant deux ans à Malakoff : de septembre 1946 à juin 1948. Elle a aussi fait partie d’une troupe de théâtre de Montrouge jusqu’à son départ pour la Yougoslavie avec tout un groupe de jeunes. C’était le 28 septembre 1952…


– Son fiancé partait aussi ? a demandé Samira, m’ôtant les mots de la bouche.


– Oui, le fiancé, la copine Angela, le copain Isaak. Ils étaient une trentaine.


– Il y a quand même quelque chose d’étrange dans ce départ, a repris Samira. Ce n’est pas logique. Marguerite a un job. Ses tableaux ont fait un tabac. Elle vient d’hériter. Et elle part pour la Yougoslavie avec une bande d’utopistes. C’est n’importe quoi.


– Je crois, ai-je objecté, que la réponse est dans vos propos. Elle vient d’hériter, dites-vous. Oui et non. D’après ce que nous dit Georges, Marguerite perd sa mère à ce moment-là, mais elle ne vend la maison que plus d’un an plus tard. On peut revoir la photo du groupe dans l’atelier ? Regardez ! Le visage de Claire Montrachet, son maintien, sa mine épanouie, rien n’annonce une fin proche. Nous en saurons plus quand Georges nous édifiera. Disons… ce soir ?


– Ouf ! a fait le garçon, je vais essayer.


– Merci beaucoup, je sais c’est court, mais demain je n’ai pas une minute de libre, même en soirée, et après-demain je pars pour la Provence. Samira, j’ai aussi des choses à vous demander. Première chose : accepteriez-vous de me revendre l’affiche de 1965 ?


– Avec plaisir.


– Merci. Deuxième chose : pourriez-vous vérifier si, dans l’après-guerre, particulièrement en 1948, un prêtre du nom de père François avait accès à l’orgue de Saint-Merry ?


– Oui, sans problème. Pour ce soir, j’imagine ?


– Ça serait bien. On se retrouve ici à dix-neuf heures ? Je nous ferai servir une collation par un traiteur à vingt heures.

                                              *

Samira et Georges avaient été ponctuels. Cette fois c'est autour de la mastoc table de salle à manger baroque que nous nous sommes assis. La fille s’est exprimée la première, elle avait procédé à toutes les recherches possibles et imaginables, la conclusion était sans appel : aucun père François dans l’orbite de Saint-Merry dans l’immédiat après-guerre. C’était encore un mensonge de Josh, et cela commençait à colorer son passé d’une inquiétante teinte sombre. Le condisciple, lui, avait obtenu des résultats. J’avais eu l’intuition d’un malheur à propos de Claire Montrachet, il avait donc commencé par consulter les numéros de l’Humanité des jours suivant son décès, et j’avais raison : la mère de Marguerite avait été tuée dans un accident de la circulation, ça s’était passé à Boulogne-Billancourt ; une Delahaye lancée à pleine vitesse avait quitté la chaussée et avait fauché plusieurs passants. Louis Legros faisait aussi partie des victimes.


– Oh là là ! La pauvre ! s’est attristée Samira. On comprend qu’elle ait voulu partir loin…


– Surtout que le responsable n’a pas eu de problèmes, l’affaire a été étouffée, c’était un de ces gros friqués qui ont tous les droits.


– Cela fait beaucoup de malheurs pour une jeune femme de vingt et un ans, ai-je constaté. Et les autres personnes ?


– Le patron de Marguerite, Naudary, est décédé le 13 mai 1961, et Poznanski le 29 décembre 1972. Hubert Bertholet, le petit ami, est devenu militaire et est mort en opérations au Tchad en 1970. Isaak lui vit toujours. Il est en Israël. Il réside dans un ÉHPAD à Tel Sheva. Je n’ai par contre trouvé aucune trace de la prénommée Angela après le départ pour la Yougoslavie.


Au cours du repas, nous avions discuté de choses et d’autres, je croyais le sujet des recherches épuisé, mais Georges y est revenu pendant le dessert. Je l’ai senti un peu tiraillé quand il a commencé à parler.


Un de ses amis, chercheur en histoire contemporaine au CNRS, lui avait confié que, dans des notes inédites consignées bien après la guerre par un commerçant d’Arcueil d’origine espagnole, il était question d’une adolescente qui servait de courrier entre le groupe du sud de Paris et une cellule du Havre. La fille venait se fournir en matériel artistique dans l’atelier où travaillait le jeune réfugié. Avec ces toiles, elle se rendait en Normandie où sa tante lui apprenait la peinture. Le nom de cette gamine hardie n’était mentionné qu’une seule fois dans les notes : il s’agissait de Marguerite Brémond. Georges était censé garder cette information pour lui tant que la thèse de son ami ne serait pas publiée.

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