Ch.9

Notes de l’auteur : Texte revu le 19 janvier 2025.

J’étais arrivé très tard la veille, je n’avais pas encore fait le tour de ce luxueux appartement dont je ne connaissais que quelques pièces. Je n’y avais jamais logé. Depuis le grand salon, mes yeux se promenaient sur la place des Vosges.


Cela faisait deux semaines exactement que Josh était parti. En famille ou au bureau, on l’évoquait souvent, mais il n’était plus question ni de son passé, ni de Marguerite Brémond. Fanny poursuivait probablement ses investigations en toute discrétion de son côté.


La sonnette a retenti. Il était neuf heures pile. J’allais devoir me replonger dans cette histoire. Qu’allais-je apprendre ? Que mon père avait été placé dans telle famille, que Brémond avait fréquenté telle école d’art, ça me servirait à quoi ? Ça ne me dirait pas où et quand ils s’étaient croisés, je n’aurais pas dû suivre ce conseil précipité.


À l’interphone, le gardien m’a annoncé la visite de cinq jeunes gens, je l’ai prié de les faire monter et me suis transporté à la porte palière pour les accueillir. Trois filles et deux garçons, à la tenue impeccable, munis d’un ordinateur portable ou d’une tablette, se sont présentés à moi. Je les ai salués et les ai invités à me suivre puis à prendre place autour de la table de lecture de la bibliothèque.


Une jeune femme rousse à l’abondante chevelure ondulée a pris la parole. Avec une diction distinguée, elle a commencé par reprendre les données du travail que, par le truchement de ma secrétaire, j’avais eu la gentillesse de confier à leur groupe. Les étudiants s’étaient réparti les tâches : trois avaient travaillé sur le cas de mon père et deux sur celui de Marguerite Brémond. Tous, a continué la porte-parole, avaient établi un dossier de recherche et préparé un PowerPoint qu’ils commenteraient chacun à son tour.
Nous allions en avoir pour un certain temps, ai-je appréhendé en moi-même. Je me suis permis de l’interrompre. J’avais une parfaite confiance en leur professionnalisme et en leur honnêteté et moi, tout ce qui m’intéressait, c’était le résultat, beaucoup de travail m’attendait. Un mot est sorti de la bouche d’un garçon blond en costume et nœud papillon : « Rien ».


– Rien ?


– Monsieur Brotski, m’a répondu une autre étudiante, au regard incisif et à l’accent d’ailleurs, nous n’avons rien trouvé – ce qui s’appelle rien ! – ni concernant votre père ni concernant l’appelée Marguerite Brémond, artiste peintre de Forcalquier.


– Nous avons exploré toutes les pistes possibles, a poursuivi l’autre jeune homme, celui à la touche hipsterisée. La conclusion est certaine pour votre père : aucun jeune Juif, orphelin de guerre, dénommé Joshua Brotski n’a été présent dans le département de la Seine de 1945 à 1949. En ce qui concerne Marguerite Brémond, les investigations ont, comme convenu, porté sur Paris intra-muros. Il n’y a aucune trace administrative ni aucun indice du passage de cette personne dans les archives des cours d’art privés ou des galeries. Mais il faut souligner que la majorité des institutions privées et des commerces ne déposent pas d’archives, voire pour ceux qui sont encore actifs, n’en ont pas conservés, du moins relatives à une période aussi éloignée.


« Ta-tam ! », a alors lancé la troisième jeune femme, une souriante Méditerranéenne à la peau mate et à l’air jovial. Elle portait haut à bout de bras une affiche défraîchie, mais en bon état sur laquelle on pouvait lire, écrits en grandes lettres : Marguerite Brémond Peintures 1965 Galerie Isy Weinstein.


– C’est pas cool de se la jouer solo, a bougonné la rouquine.


– C’est un pur coup de bol, a répliqué la petite brune. Je suis tombée là-dessus avant-hier tout à fait par hasard chez un brocanteur spécialisé en affiches de cinoche. Donc rien à voir. De toute façon, c’est en dehors des balises temporelles fixées pour notre recherche.


– C’était quand même une piste, a dit un des garçons.


– J’en doute, a répondu celle qui venait d’enrouler et ranger la seule trouvaille de l’équipe. D’après les professionnels auxquels j’ai téléphoné, la galerie en question a fermé ses portes il y a très longtemps. Et il n’y a aucun dépôt d’archives à ce nom nulle part. Sur Internet, on trouve aux USA des galeries dont l’enseigne inclut ce nom, mais aucune ne revendique de lien historique avec celle de l’affiche.


Je n’avais plus qu’à remercier les jeunes pour leur travail. Ils m’ont remis leurs dossiers. Je leur ai donné leurs chèques. Je les ai raccompagnés jusqu’à la place.
On était au milieu de la matinée. Il faisait beau. Un peu frais, mais sec. Du temps de saison. La réunion avait été beaucoup plus courte que prévu, je déambulais dans le square Louis XIII avant d’aller me mettre à mes dossiers, j’ai pris mon téléphone presque machinalement et j’ai appelé Fanny pour lui rapporter la séance. On n’avait donc pas progressé, ai-je conclu.


– Ben si ! a-t-elle répliqué. Et vachement.


– Vous trouvez, vous ? On n’a qu’une affiche, et de 1965, en plus. C’est assez pauvre comme récolte.


– Mais non. Je ne parle pas de l’affiche… Je crois que vous avez appris quelque chose de capital, mais vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence…


– Allez-y !


– Les étudiants ont été catégoriques, venez-vous de me dire : il n’y a pas eu de Joshua Brotski à Paris dans l’immédiat après-guerre. Je suis désolée de devoir le dire comme ça, mais votre père a menti. C’est grave ; en tout cas, c’est étrange. Où était-il à cette époque ? Au jour d’aujourd’hui, personne ne le sait.


Je ne trouvais rien à répondre, je restais en silence planté dans l’allée, le smartphone contre l’oreille. C’était vrai que par aveuglement je n’avais pas tiré la conséquence logique de l’exposé des étudiants. Ces jeunes étaient compétents, c’était indéniable. S’ils n’avaient rien trouvé, c’est qu’il n’y avait rien à trouver. Josh n’était jamais passé par Paris.


– Allo ! Vous êtes toujours là ?


– Oui, oui, Fanny. Excusez-moi.


– Vous avez racheté l’affiche ?


– Ah ! non. J’aurais dû ?


– Je pense. Magnan aurait apprécié ce cadeau. Ce doit être une pièce rare.


– Décidément, ce n’est pas mon jour.


– Écoutez, je vais rattraper l’affaire. Je téléphone à la fille et je lui dis de revenir. Profitez-en pour lui confier une recherche complémentaire : demandez-lui de vérifier si un certain père François aurait eu accès à l’orgue de Saint-Merry dans les années après la guerre.


– Pourquoi ?


– Ne m’avez-vous pas dit que Josh avait pu jouer sur cet orgue grâce à l’intervention d’un « père François » ?


– C’est exact, mais je n’ai pas souvenance d’avoir évoqué ce détail avec vous.


– C’est Sam, alors.


– Ah ! En tout cas, bravo pour l’idée !... Fanny ?


– Oui.


– Pas un mot de tout cela à ma mère, par contre, s’il vous plaît, informez Sam.


Le cœur agité, je me dirigeais vers la route en même temps qu’un jeune homme avançait dans ma direction. Il m’a apostrophé en me demandant sans préambule si j’étais monsieur David Brotski. À qui avais-je l’honneur ? ai-je demandé sèchement.


C’était aussi un élève de l’École nationale des chartes. Ill avait trouvé, m’a-t-il déclaré, ce que je cherchais à propos d’une certaine Marguerite Brémond. Sans autres préliminaires non plus, je l’ai invité à m’accompagner à l’appartement.


– Oh putain ! Excusez-moi.


– Il n’y a pas de mal.


– Ce sont des vrais, les tableaux ?


– Oui, mais ne vous faites pas des idées. C’est un logement de fonction. Je vous écoute.


– Bon. Monsieur Brotski, je suis membre du Mouvement des Jeunes Communistes de France. Mes condisciples sont d’excellents élèves, mais ils pensent comme on pense dans leur classe. Ils n’ont pas eu l’idée de chercher ailleurs. Je les ai entendus discuter entre eux dans un café où on va tous. J’ai tendu l’oreille lorsque « milieu communiste » est sorti. J’ai noté le nom de la personne concernée et la période. Je me suis dit que j’allais tenter ma chance. Dans le groupe, il y a une brunette sympa : Samira. Elle m’a dit pour votre réunion, et elle m’a donné vos nom et adresse.


– Et ?


– Et il faut savoir que c’est nous, les communistes, qui avons inventé la bureaucratie, ou presque… En tout cas, on a des archives bien organisées et très circonstanciées. Certains des nôtres sont même de véritables maniaques.


– Et ?


– Et le nom de Marguerite Brémond apparaît sur de nombreux documents, de 1946 à 1952.


– Et celui de Joshua Brotski ?


– Nulle part. Samira m’a dit que vous cherchiez aussi cette personne. Je n’ai rien trouvé. Tenez, j’ai tout mis dans ce dossier.


– Merci, merci beaucoup (je vous remettrai le même chèque qu’aux autres), mais vous pourriez peut-être me le résumer en quelques mots. J’ai peu de temps à consacrer à cette affaire.


– Volontiers.

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