Ch.3

Notes de l’auteur : Résumé des ch. 1 et 2. Joshua Brotski, chef d’entreprise, né à Florence, décède à Haïfa en 2014 à 84 ans. Sa femme, Aviva, et ses deux fils, David et Sam, prennent connaissance de ses dernières paroles (Nove anni per niente) et découvrent sur son bras un tatouage représentant un chat en érection avec le prénom Marguerite qui a remplacé le matricule d’Auschwitz. Aviva (beaucoup plus jeune que son mari) raconte leur rencontre et ce qu’elle sait de son passé : rien n’explique les deux énigmes.

     Le lendemain de la mort de Josh, je me suis retrouvé seul dans notre grand bureau. Bien sûr, cela faisait quelques semaines que mon père ne venait plus, mais maintenant il ne viendrait plus jamais. Le vide de cette pièce démesurée m’a serré la poitrine.


     Sam et moi étions désormais aux commandes de la société : lui dans les ateliers et les labos, moi dans l’administration. Mon frère était parfaitement autonome. Je ne me faisais pas de souci pour lui. Par contre moi, dans les études comme dans le travail, j’avais toujours marché dans les pas de mon père. La veille, chez moi, je l’avais mentalement remercié pour tout ce qu’il m’avait apporté. Aujourd’hui, je me demandais quel sens cela avait encore. T.S.N.K. était sa création. Il l’avait fondée moins pour lui que pour nous, sa famille. Mais moi je n’avais pas de famille pour laquelle me battre : plus de femme, pas d’enfants.


     L’image de mon frère, de son épouse et de leur fils assis hier dans mon salon m’a mis du baume au cœur. Il me suffisait de continuer à agir comme je le faisais depuis que j’étais redevenu célibataire : travailler énormément. Je ne me dissimulais pas qu’en réalité je compensais, je m’occupais l’esprit, je m’évadais. Depuis quelques jours, j’avais commencé à me plonger dans les dossiers de mon père, mais Josh notait peu, il retenait tout, et je n’allais plus avoir le secours de sa mémoire phénoménale.


     L’exigence de la besogne aurait dû m’inciter à la concentration. Toutefois, je ne pouvais me défendre de revenir sans cesse sur l’image de ce tatouage affichée sur l’écran de mon portable (Sam me l’avait fait suivre d’initiative). Un prénom féminin sous la silhouette d’un chat en érection, c’était aussi ridicule qu’indécent. Ça ne cadrait pas du tout avec la personnalité de mon  père. De nouveau, les mêmes pourquoi s’enchaînaient dans ma tête. Pourquoi était-ce son seul tatouage ? Pourquoi l’avoir substitué à celui du camp ? Pourquoi l’avoir dissimulé ? Pourquoi ne pas l’avoir fait retirer ? Pourquoi n’avoir jamais parlé de cette femme ?


     Lorsque ma secrétaire est entrée dans mon bureau (sans frapper comme d’habitude), je lui ai de suite présenté la photo et lui ai demandé à quoi, à son avis, un tel tatouage pouvait se rapporter. Elle a écarquillé les yeux, mais n’a pas réfléchi avant de répondre.


    —  Ah ! ben, c’est le logo d’une boîte à partouze.


    —  C’est mon père qui le portait.


    — Oh ! je suis confuse, excusez-moi…


    — Vous ne pouviez pas savoir.


    — Vous pourriez me forwarder l’image. J’ai une idée.


     Je l’ai fait par automatisme, puis on a rapidement évoqué ses tâches de la matinée.


     En la regardant quitter la pièce, j’ai souri. « Forwarder », avait dit mon prof de français. De nouveau l’exemple paternel. Depuis la création de T.S.N.K., Josh s’était toujours arrangé pour compter à ses côtés un collaborateur italien, quelqu’un lui permettant de vivre un peu dans sa langue maternelle. Cela m’en avait d’ailleurs grandement facilité l’apprentissage. Dès que j’en avais eu la possibilité dans la société, j’avais fait de même avec le français, mes parents le parlaient couramment (Josh l’avait appris à Aviva), je n’en possédais que les rudiments. J’ai donc décidé de toujours engager des secrétaires françaises, venant de France.


     Fanny était là depuis deux ans. C’était une très jolie parisienne, dynamique et efficace. Sa sveltesse féline, ses yeux de chat couleur noisette et son long nez aussi pointu que son accent rendaient sa compagnie agréable. Sa coiffure carrée en forme de casque lui conférait un petit air espiègle m’aidant à accepter son impertinence. Je pensais encore à elle (et à la chance de son supposé compagnon) quand le téléphone filaire a retenti : elle m’appelait. L’idée qu’elle avait eue était géniale, je devais l’admettre. Elle avait procédé à une recherche d’images sur Internet, et c’était sorti : le tatouage, c’était la signature d’une artiste, une certaine Marguerite Brémond, morte en 2006 à Forcalquier, en France.


     Est-ce que je savais où se trouvait Forcalquier ? J’ai bien dû reconnaître que non. En même temps, a-t-elle dit, quand j’allais au centre C.E.A. de Cadarache, je logeais à Aix-en-Provence, donc c’était normal ; en fait Forcalquier était à moins de 30 km du site. Cette information ne m’a rien inspiré d’autre qu’une réflexion intérieure sur l’immixtion du hasard dans l’existence humaine. Je l’ai remerciée et elle a raccroché. Une artiste ! Mon père et une artiste ! C’était invraisemblable. J’allais taper ce nom sur le clavier, mais me suis rattrapé : le travail d’abord, je ferais cela pendant la pause de midi.


     Un quart d’heure après, le poste de Fanny m’appelait de nouveau. Elle s’était permis d’approfondir la recherche (au lieu de travailler). Elle semblait impatiente de m’en fournir le résultat, je me suis donc abstenu de la rabrouer malgré la complexité des documents auxquels elle m’arrachait. Les ventes recensées de tableaux de Brémond se situaient surtout dans la région où avait vécu le peintre. Il n’y avait presque rien sur Paris, et rien du tout ailleurs, cela signifiait que Marguerite Brémond n’avait sans doute jamais quitté son coin perdu de Provence. Je l’ai remerciée par politesse, sans essayer de comprendre l’intérêt de ses propos, mais je lui ai tout de même demandé comment elle avait pensé à recourir à des sites dédiés au marché de l’art. J’ai eu droit à un préambule. Je lui donnais l’impression de bosser H24 ; je ne semblais pas savoir qu’il y avait une vie après le boulot ; elle était avec un galeriste du quartier du port depuis un an et demi, et elle lui donnait un coup de main dans le business, alors forcément elle avait chopé des réflexes. Il existait donc bien un compagnon chanceux. Et probablement plus audacieux que moi.


     Quelques minutes plus tard, mon smartphone s’est agité. Mon frère avait suivi le même cheminement que Fanny. Il me proposait de venir parler de ses découvertes le soir chez lui où notre mère allait passer quelque temps. Il l’avait prévenue ; cette intrusion dans le passé de Josh ne lui plaisait guère, lui avait-elle dit sans détours, mais elle avait fini par concéder que cette énigmatique Marguerite pouvait le travailler.


    En posant mon doigt sur le rond rouge, le portrait de mon frère à l’écran m’a retenu un instant : il ne changerait jamais, il serait toujours aussi impulsif, mais s’il passait pour fantasque aux yeux de beaucoup, en réalité c’était un pragmatique, et cette idée m’a rassuré quant à la conduite de la société.

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