T. I – Chapitre 2Filer un mauvais coton
Dans la morgue, Marina répétait des gestes familiers tout en tirant sur son aiguille recourbée que les pansements rendaient glissante. Après trois derniers nœuds, elle attrapa une paire de gros ciseaux à bouts pointus et coupa les fils disgracieux tout en inspectant les plis de la peau. La plaie n’était pas trop laide, mais une diplômée telle que Marina n’en tirait aucune fierté. Elle était juste fatiguée d'avoir à recommencer les mêmes sutures sur le même cadavre, encore et encore.
Allongé sur la table d'autopsie, le corps inerte de monsieur Bodlicott était à moitié nu sous les lumières trop vives du sous-sol. Les lésions sur sa cuisse étaient rebouchées et une autre, qu'il s'était faite à l'épaule, tout juste réparée. Marina reposa ses ustensiles chirurgicaux dans un baquet et fit claquer ses gants tandis qu'elle les retirait. Seule au milieu des caissons à roulettes et lampes sur pieds articulées, elle en était bientôt à trois quarts d’heure de soins et se réjouissait d'en avoir terminé. Les yeux mi-clos, elle observait le mort avec lassitude et pitié, se demandant quel terrible péché monsieur Bodlicott avait pu commettre pour en arriver là, coincé dans un sommeil affreusement tourmenté.
Se dirigeant vers une salle annexe, bien moins éclairée, Marina récupéra la pile de vêtements dont elle avait dépouillé son patient avant de laver son corps. Ils étaient sales et troués et rhabiller le jeune monsieur Bodlicott avec de pareilles frusques lui faisait mal au cœur, elle qui avait tant peiné pour lui redonner une apparence présentable. Le défunt avait beau être un enquiquineur de première et, surtout, être mort, Marina estimait que toute personne devait être à son avantage pour son ultime instant exposé à la vue de tous, que cela fasse une ou dix fois que l’on réitérait l'opération. Depuis quelques soirs elle s’occupait, il était vrai, de l’étape maquillage en accéléré, mais Marina était trop professionnelle pour laisser balancer le cadavre dans sa fosse sans les dernières attentions qui lui étaient dues.
On n’avait cessé de lui répéter pendant ses études qu’on ne devenait pas thanatopracteur sur un coup de tête et que plusieurs d’entre ses camarades quitteraient la formation en cours de route. Marina, elle, avait tenu. Elle n’aurait réellement su décrire ce qui l’attirait dans ce métier. Elle se connaissait un certain sens du devoir aux autres, une envie d’aider, mais elle ne croyait pas en un au-delà et n’avait aucun intérêt particulier pour la mort. Rien ne la prédestinait à la thanatopraxie. Elle n’avait non plus jamais eu affaire au deuil, étant bien trop jeune pour comprendre à l’époque ce que « Grand’pa est monté au ciel » voulait dire. Marina aimait pourtant être de ceux qui ont le privilège de côtoyer les défunts une dernière fois avant qu'ils ne soient définitivement rangés dans une boîte et abandonnés au noir de la terre. Les rendre beaux pour affronter leur long, très long exil. Rendre également les familles un peu moins démunies en leur offrant un souvenir soigné du parent mort.
Son travail de suture terminé, elle reboucha les pots de cire à modeler avant de les ranger dans les multiples tiroirs appropriés. Monsieur Bodlicott avait encore les cheveux humides, perlant sur son col de chemise déchiré – sa veste ayant disparu on ne savait où. Elle luttait à présent pour lui enfiler un reste de chaussette sans forme à la couleur indescriptible. Le pantalon allait être une histoire encore plus cocasse.
Faisant une pause, Marina prit le temps de se pencher sur le visage du macchabée. C’était fou ce que, dans des moments pareils, il pouvait paraître sage et inoffensif. Cependant la jeune femme se rappelait bien vite les lueurs un brin farfelues qui s’agitaient dans les prunelles à demi voilées du mort lorsqu’il lui courait après dans le cimetière ; c’était généralement sur cette dernière pensée qu’elle hissait le corps jusqu’au rez-de-chaussée via un monte-charge aux poulies mal graissées, initiant le voyage du trépassé jusqu’à sa bière en morceaux.
×
Marina alluma une lampe à gaz, qui d’ordinaire n’avait rien à faire à l’entrée du bâtiment, afin de prévenir qu’elle avait fini sa besogne. Elle l’accrocha à l’un des battants de la double porte, aussi haut que possible. Autour de la petite grille peinte qui séparait la morgue des sépultures, les genévriers bruissaient toujours, raclant leurs aiguilles contre les pierres et agitant leur flèche par-dessus le chapeau usé du mur. Tout était si calme. Si banal que ça en avait parfois quelque chose de perturbant.
Le bâtiment des réserves, juste au dessus de la morgue en sous-sol, était relié au cimetière par une très courte allée gravillonnée au relief fort peu pratique pour y pousser le chariot médical sur lequel monsieur Bodlicott était allongé. Elle laissa le mort en travers du passage, allant chercher sur la maigre pelouse une brouette peu respectueuse mais fort pratique. Accompagnée d’un volet chapardé chez la vieille Agatha, gardienne du cimetière de son état, l’installation lui servait de civière de fortune pour transporter le défunt à travers le parc. Marina avait dû s’adapter ; elle n’avait d’ordinaire pas d’escorte pour l’aider à porter le mort puisqu’il fallait rester discrète et pas non plus de cercueil pour l’y allonger. Il y en avait bien quelques uns enfermés dans la pièce d’exposition mais on n’avait pas le droit d’y toucher. Ce n’était pas éthique et la plupart se trouvaient déjà réservés. Monsieur Bodlicott avait eu droit à son cercueil et il l’avait malmené, point. On ne lui en offrirait pas un second.
En équilibre précaire sur la brouette, le volet à peu près calé était prêt pour recevoir le mort, de nouveau. Marina l’y tira comme elle put, l’attrapant sous les aisselles, et comme à chaque fois son équipement bascula de côté pendant qu’elle avait toujours le cadavre dans les bras. Avec ses jambes à moitié prises dans les pieds de la brouette, monsieur Bodlicott s’avérait être un fardeau de plus en plus éreintant. Marina soufflait ; l’adrénaline ayant reflué depuis longtemps, les courbatures, même assourdies par l’habitude, lui faisaient découvrir les dents.
— S’il y a vraiment un dieu quelque part... baragouina Marina qui ne comprenait pas pourquoi le sort s’acharnait autant.
Elle tira plus sur ses bras, se grandissant avec peine pour espérer réussir à remettre la fausse civière sur ses pieds et ne pas lâcher le mort dans un mouvement brusque. Il suffisait de bien viser plus que de faire montre de force. Deux fois sur trois, elle y parvenait, mais celle-ci ne semblait pas être la bonne.
— De l’aide ? intervint Adhemar comme sorti de nulle part.
Sa voix était grave ; trop, sûrement. Elle résonnait comme un cor et avait le don d’arracher des frissons. Grand, complètement chauve et presque sans âge, Adhemar était taillé comme une armoire normande, les portes en moins. Impossible de savoir ce qui se cachait en cet homme dont le visage impassible lui donnait des airs de machine automatique.
— Pas de refus.
Ensemble, ils réussirent à faire tenir l’attelage debout et à entamer la marche, Adhemar cassé en deux pour soulever la brouette sans pour autant faire basculer monsieur Bodlicott cul par-dessus tête. Les quelques chemins tracés entre les buttes étaient une bénédiction bien trop rare au milieu des stèles et des différentes essences d’arbres et le cross-brouette s’avérait être de nuit en nuit le sport que Marina choyait le moins. De bon gré, elle laissait ce soir les commandes à son collègue justement porteur tout en ouvrant la marche à la lampe à gaz.
Plusieurs branches basses leur barraient parfois le chemin sans qu’ils ne puissent les éviter par un détour et souvent Marina n’était pas assez grande pour empêcher Adhemar de se les prendre sur le crâne qu’il offrait aux flagellations sans jamais montrer le moindre signe d’agacement. Sous la lune, le visage d’Adhemar paraissait modelé dans la cire. Marina se concentra sur la route plutôt que d’y penser trop longtemps.
Ils n’échangèrent pas un mot de tout le trajet, s’étant déjà énoncé les banalités une heure auparavant alors qu’Adhemar arrivait à la rescousse en compagnie de Valentin, l’un des jardiniers mis lui aussi dans la confidence. Parler du mort pour s’occuper aurait pu être une idée. Cependant il fallait croire qu’aucun des deux n’était assez loquace pour se lancer. Adhemar avait-il seulement envie de converser ? Un coup d’œil en arrière retint Marina de se risquer à engager la conversation. Sa tête aurait fait angoisser n’importe qui croisé à cette heure et le sujet était trop extravagant pour qu’elle sache comment l’aborder.
La lueur d’une lampe torche échouée dans l’herbe trahissait une activité importante à proximité des tombes de la famille Bodlicott. Tombes qui n’avaient étrangement plus reçues de visite depuis que leur macchabée farceur y était périodiquement enseveli. Chacun vivait son deuil comme il lui plaisait, si tant est que l’on puisse vraiment en décider quelque chose, mais cela restait pourtant un comportement atypique. Marina n’ayant pas assisté aux funérailles, elle en déduisait qu’il devait rester très peu de Bodlicott encore vivants.
Des coups de pelle et de marteau étaient perceptibles maintenant que les deux brancardiers improvisés se rapprochaient de la lumière. Instinctivement, la jeune femme se mit à scruter les alentours pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre, mais si près de la végétation, tout ce que Marina apercevait étaient les frondaisons. S’il y avait un bruit dont il fallait s’inquiéter, c’était celui des détonations de fusils, plutôt récurrentes, que les habitants de Tunsworth pouvaient sûrement entendre, même dans leur sommeil. La vieille gardienne habitait si près du mur d’enceinte que sa surdité devait être terrible pour expliquer son absence de réaction. Un jour, la chance les quitterait. Marina ne doutait pas que quelqu’un trouverait prochainement la provenance des tirs et que toute cette mascarade, ce mort inlassablement remis en terre, ne serait plus un secret pour personne.
— Miss Truelydead, enfin vous voilà ! chantonna Taylor en remontant une manche de chemise impeccable.
— Je travaillais, Taylor. Vous par contre, je ne sais pas.
— Je supervise les opérations, répondit-il sur le ton de l’évidence tout en ramassant un marteau.
Valentin retint un rire mauvais en sifflant par son nez bouché.
— Il nous faut encore consolider la fosse pour la remettre aux normes et nous pourrons en finir pour cette nuit !
— Si vous le dites, abdiqua Marina qui n’avait pas le cœur à contredire l’unique optimiste de l’équipe.
En plus de s’abîmer la santé à ré-enterrer monsieur Bodlicott tous les soirs, il fallait également que cela soit fait dans les règles de l’art, c’est à dire au centimètre près. La conception des fosses était réglementée : quatre-vingts centimètres de large pour deux mètres maximum de profondeur. Et sans l’aide de machines pour ce cas de figure-ci afin de ne pas faire de bruit en pleine nuit, surtout qu’aucun des noctambules présents n’avaient la moindre connaissance du fonctionnement des bobcats que la ville louait à des entreprises spécialisées.
— Attention monsieur Adelante, venez plutôt le déposer par ici.
Avec des gestes impérieux et un marteau assez dangereux, Taylor indiquait à Adhemar le tas de terre que Valentin s’acharnait à faire grandir pelletée après pelletée. Il n’était pas question d’abîmer le gazon plus qu’il ne l’était déjà ; le conseiller funéraire veillait au grain pour que la brouette ne trace pas d’autres sillons sur la pelouse autour de la tombe. Le colosse abandonna alors le mort à proximité d’un monticule de terre plus petit et Marina se campa à côté, les mains dans les poches de sa blouse, fermement décidée à ne plus bouger. La lampe à gaz à ses pieds lui donnait un air peu avenant.
— L’étayage s’est encore cassé la gueule, expliqua Valentin à personne en particulier tout en continuant de creuser.
— Ça fait deux ou trois soirs que je me bats avec, avoua Marina qui n’avait jamais eu le courage de s’y attaquer.
Déjà fallait-il creuser, alors s’il fallait également que, toute seule, elle descende jusqu'à deux mètres pour tracer une sépulture au cordeau, y refaire des fortifications et reconstituer entièrement un cercueil, elle aurait fini par s’y allonger afin d’en finir une bonne fois pour toutes. Ce n’était certainement pas Taylor qui allait descendre là-dedans pour retrouver les morceaux épars du cercueil de monsieur Bodlicott ; encore moins creuser pour les atteindre.
Adhemar répondit tout de même à l’annonce de Valentin en s’accroupissant pour sauter dans la fosse. Marteau à la ceinture, l’homme qui s’occupait d’ordinaire de mettre les bières en terre s’en retournait aider son camarade de galère. Ils avaient déjà déblayé une jolie quantité de terre pendant que Marina travaillait à rendre un semblant d’allure humaine à monsieur Bodlicott et que Taylor s’assurait de bricoles inutiles, mais ils s’étaient un peu précipités avec le soutènement, malheureusement.
Côte à côte, les deux hommes avaient une sacrée dégaine. De taille moyenne et pas bien plus épais qu’un clou, Valentin avait les cheveux gras, longs, lui tombant à demi sur le visage. Un physique peu gracieux pour un caractère encore moins enviable. Condamné à essayer de ne pas assommer Adhemar venu le rejoindre, il avait l’air ridicule et ne mettait pas beaucoup de cœur à l’ouvrage.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ?
Taylor se tourna vers Marina, ne comprenant pas la question.
— Du mort, qu’est-ce qu’on va en faire ?
Toujours les mains dans les poches, elle indiqua le macchabée d’un signe du menton. Sa voix trahissait un léger désespoir, ce que ne remarqua pas son supérieur.
— Que voulez-vous que nous en fassions ? Rien de plus et rien de moins que d’habitude.
Pour la forme, il attrapa une pelle et s’appuya dessus alors qu’Adhemar et Valentin suaient dans l’obscurité du trou juste à ses pieds. Mais monsieur Falseflower ne mit pas fin à la discussion comme il l’aurait fait d’ordinaire avec un sujet déjà bien assez évoqué à son goût. Sûrement la question le travaillait lui aussi, en secret. Alors, tandis que les pelletées de Valentin volaient entre eux deux, il continua de dévisager Marina en paraissant le moins obtus possible.
— Nous avons déjà parlé de ces cordes et de ces chaînes, il en est hors de question, fit-il sombrement.
— Taylor, je comprends, mais là...
— Miss Truelydead, nous avons une éthique.
— Je ne remets pas ça en cause. C’est pas de gaîté de cœur que...
Que quoi d’ailleurs ? Que Marina voulait saucissonner un mort, elle qui prenait toujours tellement soin d’eux lorsqu’ils lui étaient confiés ?
— Est-ce qu’on pourrait pas au moins y placer une dalle au lieu de toujours laisser la terre meuble et le passage libre ? continua-t-elle – elle le savait – pour rien.
— Et comment ? Vous la paieriez de votre poche ?
— Jouez pas au malin avec moi, monsieur.
Taylor ne saisit alors réellement qu’à cet instant que Marina était plus qu’agacée. Derrière son apparente placidité, sa collègue devait cacher bien des sentiments. Quelque chose de farouche se lisait dans ses yeux, en même temps qu’un certain épuisement. Mais peut-être ne s’agissait-il que du jeu de la petite flamme de la lampe à gaz sur ses rétines ?
— C’est de la votre qu’elle sortirait, peut-être ? reprit-elle après un blanc.
— Ne nous énervons pas, ma chère. La mairie ne nous donnerait simplement jamais les crédits pour un tel aménagement. Et puis, avouons-le... Ça gâcherait le décor.
— Une simple chape, grand chef, et de la terre par-dessus, intervint Valentin en parlant du nez. Les gens y verront rien. Y poseront pas de question. Ça gâchera rien. Même le gazon y poussera dessus.
— ... L’herbe ne jaunira pas ? tint à demander Taylor, sincèrement inquiet.
Et le mort pas si mort sous la possible herbe jaune, ce n’était qu’un détail ? Le gazon était-il réellement plus important que la sécurité des usagers ? Ou peut-être Taylor ne voulait tout simplement pas dire au revoir à son camarade muet, et que toute excuse était bonne.
Ne voulant plus prendre part à la discussion, Marina s’assit sur un talus instable, froid et très humide. Toujours mains dans les poches de sa blouse, immobile près du corps qui ne sentait plus la rose, elle se mêlait assez bien au décor. Elle avait une tête à faire peur.
Monsieur Falseflower, peiné, se rapprocha de sa jeune subordonnée, ne voulant pas rester sur une aussi mauvaise conclusion.
— Monsieur Bodlicott nous sort peut-être de terre pour une raison bien particulière ? osa-t-il enfin émettre. Un jour, il sera prêt à nous la révéler.
— Avec les cordes vocales qu’y lui reste, ch’uis pas sûr, crachota Valentin avec amusement, toujours pour lui-même.
Marina daigna à peine s’attarder sur les cheveux sales du jardinier qui dépassaient par intermittence de la fosse au moment de balancer de la terre sans regarder où. Cette remarque était pour elle. Un coup de pelle maladroit avait effectivement égorgé le trépassé alors que la nouvelle recrue l’avait retrouvé un matin à moitié enseveli. Il n’avait pas dû réunir assez de force pour s’extirper de sa prison et, pressée de le cacher à la vue des premiers visiteurs, Marina, pied sur la pelle, lui avait arraché un bout de gorge en se hâtant. Monsieur Bodlicott arborait depuis une ribambelle de points de suture en guise de parure.
— Pourquoi on ne le garde pas dans la chambre froide alors, plutôt que de le ré-enterrer systématiquement ? fit-elle à l’attention de monsieur Falseflower.
— Parce que... Parce que nous n’en sommes pas certains. Qu’il sent déjà trop mauvais, et que s’il s’échappait en pleine journée des sous-sols... devant les clients, souffla-t-il en vivant la scène. Je n’ose pas imaginer la catastrophe. Et s’il se montrait encore plus violent ou impatient !
Il fit une pause, cherchant ses mots en tapant sur le volet-brancard avec le bout de sa pelle, difficilement.
— Nous pourrions avoir des problèmes.
— Allô, est-ce qu’on a pas déjà des problèmes ? marmonna Valentin en sourdine.
— Mais tu ne sais donc que te plaindre ?
Tous se turent, la grosse voix d’Adhemar était bien assez intimidante pour ça. Marina avisa ses tennis toujours délassés et entreprit de les nouer pour se donner contenance tout en se disant que rien n’empêcherait monsieur Bodlicott de se balader de jour si cela lui chantait. Peu importait qu’il soit sous terre ou non, les lois de la nature ne semblaient pas s’appliquer à son cas. En chambre froide, au moins, il aurait pu être bouclé. Sous vidéo surveillance, même, s’il l’avait fallu. Une caméra était plus commode dans une morgue qu’au milieu des stèles, devant témoins. Mais Marina rêvait éveillée. Encore une fois, qui aurait payé l'appareil ?
Derrière cet entêtement à chercher quoi faire du mort se cachait une inquiétude plus diffuse et plus profonde. Il ne s’agissait pas seulement d’empêcher un revenant de se briser les ongles pour retrouver les vivants, il s’agissait de comprendre pourquoi et comment un tel phénomène était possible. Comme ils n’en parlaient jamais, Marina n’avait que très peu d’idées concernant celles des autres et n’osait rien demander. Depuis deux semaines, les croyances et certitudes des quatre employés étaient mises à trop rude épreuve pour qu’aucun ne puisse s’en faire un avis clair, encore.
Le silence s’était installé depuis longtemps lorsque Taylor se mit à chantonner pour rompre la monotonie, vite arrêté en plein élan par une pelletée sur ses chaussures.
— Douce vie pour laquelle j’étais... Oh !
Cela rappela à Marina son réveil, ou quelque chose dans ce goût-là. Il lui semblait bien avoir déjà entendu Taylor parler français plus tôt dans la soirée. À moitié Belge de par sa mère, Marina Truelydead n’était certes pas bilingue mais pouvait comprendre et tenir une conversation à peu près convenablement. Elle pensa alors à chez elle. À ses parents, à sa récente vie d’adulte. À ce grand n’importe quoi dans lequel elle s’était engagée.
Coudes sur les genoux et poings sur les joues, Marina regardait faire les hommes, profitant que quelqu’un soit là pour effectuer les sales tâches à sa place. Elle ferma les yeux plusieurs secondes, immobile, avant de les rouvrir pour contempler Taylor qui examinait le manche de sa pelle à la recherche d'échardes tandis qu’Adhemar s’acharnait à reconstruire une sépulture d’une relative bonne allure.
Elle ne connaissait pas ces hommes ; elle ne pouvait pas dire le contraire après seulement quelques jours à les côtoyer. Marina ne les connaissait pas mais ils étaient les seuls à savoir pour le macchabée qui tous les soirs se remettait debout. Elle l'avait observé sous toutes les coutures, ausculté, écouté, même, pour s'assurer que, vraiment, il n'avait pas de pouls. Mais le jeune monsieur Bodlicott avait tout du décédé traditionnel, si ce n'était sa claustrophobie profonde qui le sortait de son cercueil à chaque réveil. Elle ne comprenait pas, elle était fatiguée. Ce qui devait jouer.
La nuit, elle chassait, le jour, elle dormait littéralement, ou debout, selon ses obligations. Marina avait si peu de temps pour réfléchir, pour réaliser ce qui lui arrivait ou pour avoir le courage de le découvrir qu’en parler à Taylor – qui semblait tout aussi emballé que s'il avait découvert une nouvelle espèce animale – était au-dessus de ses forces. Son boss s’émerveillait tellement de la situation qu'elle finissait même par se persuader que, peut-être, elle se faisait trop de soucis, et pour pas grand chose.
Adhemar revenait avec des planches pour consolider la fosse et le cercueil quand elle se poussa à engager la conversation. Mais les mots ne sortirent pas. Parler à haute voix de tout ça, c’était comme trahir quelque chose. Elle était incapable de dire quoi, mais Marina sentait que cela concernait une part d'elle-même. En vérité, tenait-elle réellement à tirer au clair ce qui se tramait dans ce cimetière ?
Marina avait peur. Un peu. Mais elle n’en éprouvait pas de honte, surtout pas face à un évènement aussi étrange. Alors quoi ? D’où lui venait cette impression qu’il lui fallait serrer les lèvres ? Une fierté surdimensionnée et insoupçonnée jusqu’alors ? Le sentiment qu’ils pourraient s’en sortir en prétendant que rien de tout ça n’était jamais arrivé ?
Tout en se massant une fesse qui prenait froid, Marina se dit alors qu'il faudrait qu'elle tente d'écouter les informations un de ces quatre. Qu'elle aille à son appartement. Qu'elle prenne même un jour de congé, peut-être. Qu'elle fasse un peu de lumière sur cette affaire. Demain. Ou après.
Après qu'elle ait dormi, oui.
— Vous n'avez pas peur qu’un jour il y en ait un autre qui s'amuse à revenir à la vie ? risqua-t-elle malgré sa réticence.
Si jamais un autre sortait effectivement de terre, elle n’aurait pas la force de s’en occuper, ce qui acheva de plonger tout le monde dans son mutisme et ses réflexions. Il y avait fort à parier qu’il n’y aurait que Taylor pour apprécier une telle évolution des choses.
Ceci dit, je m'amuse encore énormément !
Détail :
"et le cross-brouette s’avérait être de nuit en nuit le sport que Marina choyait le moins." : es-tu sûre de ton "choyait" ? Pour moi, ça veut dire "prendre soin".
Je continue !
Comme prévu, je passe par ici malgré tes réticences; je suis un peu fourbe, je l'avoue.
Alors pour le moment, je dirais que je fais connaissance. J'aime beaucoup l'ambiance, c'est un peu burlesque dans tout l'aspect comique alors que le thême est plutôt sérieux.
Les noms des personnages sont assez marrant aussi, "Truelydead", sérieusement XD?
Pour le moment, j'ai du mal à cerner par où l'histoire va partir mais je suppose que ça va venir. Bon je me doute que le mort a bien un secret, mais j'ai du mal à savoir si ce secret va se transormer en avanture épique ou en fantaisie tranquille et comique. Peut-être un peu les deux. Je vais voir, je vais voir.
Petits coup de coeur pour les persos, tu les rends facilement attachants, c'est déjà un talent que j'avais apperçu dans "des hommes sans visage".
Bon du coup, je ne promet pas de commenter tout le temps -je suis très nulle pour ça-mais je vais essayer de faire un effort <3.
DEs poutoux!!
Je compatis au sort de Marina, ce ne doit vraiment pas être drôle de passer ses nuits à réparer encore et encore le même cadavre. Et surtout de devoir le réenterrer en sachant que de toute façon, le trépassé a la bougeotte et qu’il retournera se promener la nuit suivante… C’est bête qu’elle ne puisse pas le saucissonner, au moins il resterait tranquille ^^ Si ça se trouve, il a l’âme d’un explorateur et il se sent frustré d’être constamment freiné dans son désir de voyage par l’équipe des croque-morts xD
En tout cas, j’aime beaucoup l’ambiance macabre-loufoque de ton histoire. Concernant "les phrases trop longues et de paragraphes bancals ", personnellement, je n’ai rien remarqué =)
Bravo pour ce chapitre qui se lit tout seul et j’ai hâte de voir M. Bodlicott récidiver :P
Je n'ai pas trouvé les phrases trop longues ni les praragraphes bancals, ça va ! Au contraire, je trouve que tu arrives bien à mettre des images dans ma tête et c'est agréable. Ça se lit tout seul.
Je ne comprends pas, par contre, pourquoi il faut toujours réparer le mort avant de le remettre dans son cercueil. Personne ne le voit, de toute façon, il est enterré... En plus, ça a l'air d'énerver Marina, de devoir toujours tout refaire. C'est à cause de l'éthique ? Il me semble que moi, à la place de Marina, l'éthique, je n'en aurais plus rien à faire à partir d'un certain moment. Le réparer une fois, d'accord, mais plusieurs...
D'ailleurs, Marina, on sent qu'elle va peut-être bientôt craquer ! Et monsieur Falseflower qui ne voit rien. Il est drôle, celui-là !
J'aime encore mieux ça que Des Hommes sans visage, je pense.
Et bien Beulette, que puis-je. Ça se lit tout seul, comme un grand roman.
Comme je disais dans le chap précédent, tes personnages sont succulents. J'adore Taylor, il me fait tellement penser au Hicabod Crane de Tim Burton. Il me fait bien rire :)
Un mort claustrophobe qui malmène son cercueil, c'est du jamais vu ! Je plains le pauvre Bodlicott qui doit se faire réenterrer chaque nuit ^^ Et Marina qui pique du nez à force de trop travailler.
Ton récit est très réaliste (enfin...à part pour le mort qui se réveille, heureusement d'ailleurs ;) ) disons que le fait que Marina ait sans faire exprès, abîmé les cordes vocales de Bodlicott, donne un côté humain et délicieusement maladroit à toute cette affaire de croque mort (ce que je viens de dire ne fait absolument aucun sens, mais bon xD)<br />Falseflower continue à se comporter étrangement, son émerveillement face au revenant me dit qu'il sait peut-être un peu plus sur l'affaire que les autres...
Juste un petit truc :
« Simplement, personne n’avait d’idée sur celles d’autrui et personne n’osait les demander. » -> A ce passage, je n'ai pas très bien compris à quoi le « celles d'autrui » faisait référence.
J'ai juste encore une petite question par rapport aux personnages secondaires : Valentin est le jardinier et Adhemar est un autre thanatopracteur, c'est juste ?
Jpars en vacances, mais je lirai le troisième chapitre dès mon retour mwahahah!!
A plus!
D'abords, quelques remarques tout à trac :
"glissante sous les pansements" : glissant l'aiguille ou l'aiguille est glissante ?
"se rendant compte qu’ils s’étaient trompés de direction" : cettes phrase pas nécessaire selon moi
"envoyant le trépassé en voyage jusqu’à sa bière en morceaux" : ou renvoyant (ce serait bien aussi)
"comme une armoire normande, les portes en moins" : trop drôle !
"Adhémar de se les prendre sur le crâne qu’il offrait aux flagellations" : pareil !!
"Le dernier décédé y avait été enseveli" : de la famille ? (je suppose) Toute cette phrase pourrait peut-être être revue, car on suppose qu'il est le dernier vivant à la lecture et ensuite, Marina n'en est pas certaine
(appartée : j'ai connue une Marina qui ressemble à la tienne niveau caractère !! Je t'assure !)
"plutôt que le subir" : phrase pas necessaire selon moi
monsieur T., : (??)
Voilà pour les détails, (je sinon cette histoire prend corps, tes personnages sont toujours aussi attachants, l'humour est présent que ce soit dans les pensées des personnages ou dans tes expressions. Tout ça est vraiment très vivant (!!!???!!!), plein d'imagination, je maintiens donc ce que je t'ai dit dans mon premier commentaire. Et les "tronches" de tes personnages : je les vois !
Que va donc devenir ce pauvre "Bodlicott qui a tout du décédé traditionnel (trop drôle aussi!!)" ???
Sûr qu'il ne va certainement pas se laisser embêter par ces quelques tonnes de terre au-dessus de lui. Il trouvera le moyen de revenir, mais pourquoi, ça, mystère et boule de gomme...
J'attends donc la suite avec impatience et n'hésite pas à venir me dire quand tu postera sur mon JDB ("journal d'aranck")
Je profite des vacances pour avancer dans ma lecture...
Le raccommodage : Ah bah oui, tu expliques pourquoi elle recoud. Enfin à ce que je comprends, c’est une question de respect des morts, les dernières attentions, toussa.
Du coup, tu pourrais peut-être insister plus sur la situation surréaliste ou paradoxale de Marina, qui chasse ce pauvre MR Bodlicott toutes les nuits à coup de fusil pour le réparer consciencieusement le matin. Moi, je crois que ça me mettrait les nerfs en pelote... (bon OK, un mort qui marche, c’est déjà une raison suffisante d’avoir les nerfs en pelote).
En fait, tu dis déjà tout un tas de choses sur les états d’âme de Marina dans ce chapitre, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai ressenti comme une certaine distance. C’est peut-être un peu dommage, parce qu’elle est dans une drôle de situation, entre ce cadavre remuant et son supérieur qui a l’air de trouver ça drôle/passionnant/excitant. Cette sensation irréelle qu’elle éprouve, cette incapacité à en parler aux autres que tu évoques à la fin, ça aurait peut-être valu le coup de nous le faire ressentir plus.
On se demande aussi un peu pourquoi ils n’en parlent pas aux autorités : peur de passer pour des fous, demande du chef (mais alors pourquoi ?), ou autre chose.
Bref, non pas que je n’aie pas aimé ce chapitre, je l’ai trouvé toujours aussi agréable à lire, mais il soulève pour moi plein de questions, et quelques frustrations, au-delà de la question évidente : mais pourquoi ce pauvre bodlicott se réveille-t-il ?
J’ai bien aimé cette allusion aux cordes vocales et à Marina qui les a coupées sans faire exprès...
Détails :
Elle n’avait non plus jamais eu à faire au deuil : affaire
même si assourdies par l’habitude : même assourdies par l’habitude ?
si tant est que l’on puisse vraiment en décider quelque chose : tournure pas très claire pour moi.
sa surdité ne semblait pas assez pour l’expliquer : pas compris. Pour expliquer quoi ?
Marina avisa ses tennis toujours délassés pour se donner contenance et entreprit de les nouer : ce ne serait pas plutôt : Marina avisa ses tennis toujours délassés et entreprit de les nouer pour se donner contenance
Parce que… Parce que nous n’en sommes pas certains : pas certains de quoi ? parce que si c’est du fait qu’il se réveille toutes les nuits, il me semble qu’ils en sont bien certains...
A bientôt !
Non, sérieux, je me suis régalée de bout en bout. Cet enterrement "dans les normes", c'est énorme. Pauvre Bodlicott, cela dit, il doit refaire le chemin en sens inverse toutes les nuits. Et il aurait été carrément plus simple de l'enfermer quelque part plutôt que de se casser la tête (et les bras) à l'enterrer chaque nuit.
En fait, ça pourrait être glauque (le coup des cordes vocales, hoho), mais ça passe tout seul. Tu as une manière d'écrire unique, Triton, qui fait sourire alors que tu parles de cadavres ambulants. Et malgré ça, il y a aussi quelques jolis thèmes tout sérieux comme la mort justement, le respect des défunts et tout le toutim.
Bon, Taylor et en phase de devenir mon personnage préféré. Un tel glandeur émerveillé, c'est sublime xD Et le pire, c'est que rien ne semble pouvoir faire partir sa bonne humeur. Il a dû bien s'emmerder jusqu'à ce que ce cadavre décide de devenir ambulant, pauvre de lui.
Et la question finale donne une jolie ouverture. C'est vrai ça, est-ce que les fourmis dans les jambes, c'est propre à ce cher disparu ou est-ce que les autres vont finir par en faire de même ? Dis, la suite est prévue, hein ? <3