Je suis arrivé chez mon frère vers vingt-deux heures. Mon neveu était au lit, Elsa travaillait sur son ordinateur ; on s’est assis autour d’une table basse où attendaient trois verres et une bouteille de seltzer ; on s’est donc servi. Aviva et moi avions pris place dans un long canapé, Sam s’était installé en face de nous dans un fauteuil. Le regard de ma mère cherchait à nous éviter. Il est tombé sur une bande dessinée de Zac oubliée sur le large accoudoir. Elle s’en est saisie et a commencé à la feuiller ; j’ai toussoté ; elle a refermé le livre et l’a déposé.
Elle n’avait rien à craindre, a dit mon frère : il n’y avait rien de mal dans ce qu’il avait trouvé sur Internet. Le point primordial était qu’une galerie d’art de la ville de l’artiste s’intéressait sérieusement à celle-ci. Le galeriste animait une page Facebook dédiée. Il y publiait régulièrement des photos de tableaux, plutôt glauques d’ailleurs : il y avait pléthore de toiles avec des têtes de mort, des allégories de la mort, des hommes et des femmes défunts, des convois funéraires, des enterrements ; à côté de cela, il existait d’autres séries d’œuvres présentant un caractère très sensuel, voire même sexuel ; et il y avait aussi énormément de chats. Dans ses commentaires, le galeriste évoquait souvent le couple mythologique Éros et Thanatos. Mon frère a soulevé le capot d’un PC portable et a tourné l’écran vers nous.
Il n’a pas fallu dix secondes pour qu’Aviva se rallie à l’avis de son fils cadet : c’était effectivement assez sinistre, même les tableaux érotiques ; mais elle a aussitôt tempéré ses paroles : son jugement pesait peu ; Josh et elle n’avaient jamais été attirés par la peinture ni par les arts plastiques en général. Pour Josh, seule la musique comptait, surtout le baroque. Nous souvenions-nous ?
Bien sûr que nous nous souvenions. La musique et le sport avaient occupé toute notre jeunesse. Jamais nous n’avions visité un musée, cet univers m’était étranger. Mon frère, lui, avait été initié par une petite amie étudiante aux Beaux-Arts.
Pendant cette courte digression qu’elle n’avait pas alimentée, Aviva avait continué à visionner les photos mais autre chose la préoccupait. Par quel prodige, s’est-elle interrogée à mi-voix, Josh avait-il rencontré une artiste peintre française ? Il détestait les voyages. Pourquoi serait-il allé dans cet endroit reculé de France ? Cette même question m’avait distrait plusieurs fois dans la journée. J’ai voulu l’aborder à mon tour, mais d’une manière détournée ; je m’y suis mal pris, je n’ai pas obtenu l’effet escompté, la conversation est partie dans une direction inattendue.
— C’est vrai que nous n’avons jamais pris de vacances en famille hors d’Israël. Et Josh et toi non plus, je crois.
— Si ! David. Rappelle-toi, c’est toi qui avais gardé Sam pendant notre absence. C’était en 1988, juste avant le démarrage des activités de la société. Nous sommes allés à Florence.
— Ah ! oui, c’est vrai. Vous ne l’aviez pas préparé, ce séjour. Vous êtes partis sur un coup de tête.
— Oui, vraiment. Ça s’était décidé d’une manière bizarre.
— Ah bon ! Raconte ! a semblé se captiver mon frère.
Nos parents étaient à l’hôpital italien ; ils patientaient dans une salle d’attente ; ils venaient visiter un prêtre romain que bien des années auparavant, Josh et ses hommes avaient secouru dans le Sinaï. Notre père parcourait un magazine : c’était un numéro de l’édition italienne de Cosmo. Aviva s’en souvenait parce que ça l’avait étonnée de trouver une telle revue dans un établissement catholique. Coupant la parole à notre mère, ce qui lui a fait perdre le fil de ses idées, Sam lui a demandé pour quelle raison notre père était resté en relation avec ce curé.
Josh, lui a-t-elle répondu, avait toujours eu une sympathie pour les ecclésiastiques catholiques, cela remontait à ses années parisiennes au cours desquelles un certain père François s’était beaucoup occupé de lui. Il l’avait aidé à se perfectionner dans la musique. Grâce à lui, il avait même joué sur le grand-orgue de Saint-Merry en 1948, peu avant de retourner en Italie. Aviva avait l’impression que son œil pétillait quand il évoquait ce souvenir. Sam et moi nous sommes regardés sans trouver quoi que soit à ajouter. Mon frère est alors revenu sur la genèse de ces vacances improvisées.
— Tu nous disais que votre séjour à Florence s’était décidé d’une manière bizarre.
— Oui. Nous étions dans cette salle d’attente, Josh feuilletait cette revue quand il s’est arrêté net sur une page couverte de photos. J’ai bien vu qu’il était estomaqué. Ça n’a pas duré une seconde, mais ça a détoné sur son sang-froid habituel. Il a tourné le périodique vers moi : c’était un reportage dans une rubrique genre people sur une réception dans un palais de Florence. Il m’a dit : « Tu as vu la classe des Italiens ? Il est temps que je te montre tout cela. » Tout à coup, il fallait que je voie la ville où il était né alors qu’on n’en parlait jamais. C’était devenu important. Trois semaines après, nous étions en Italie.
— Et qu’y avez-vous fait ?
— Hé bien, on a joué aux touristes : musées, églises, marchés, boutiques, promenades…
— Rien de particulier en somme.
— Si ! Plusieurs fois, Josh m’a laissée seule à faire du shopping. Il voulait essayer de retrouver des connaissances.
— C’était plutôt normal.
— Oui, mais la dernière fois, il est revenu dans un état d’excitation très inhabituel. On s’était donné rendez-vous à la caisse des Offices, mais il a voulu aller d’abord visiter un palais privé (j’ai oublié son nom), il l’avait repéré dans la matinée. J’ai pensé qu’il voulait me montrer quelque chose de spécial, mais ce n’était pas le cas. Là, dans une salle du premier, il s’est planté devant une vitrine, et je l’ai vu blêmir en regardant – il m’a semblé – sur le côté. Il a serré les poings très fort – je l’ai bien senti, car je lui ai pris la main –. Je l’ai interrogé du regard, il m’a dit que tout allait bien. On est retourné aux Offices et là il s’est impatienté dans la file. Je ne l’avais jamais vu perdre son calme de cette façon. On a payé et il nous a vite menés à une salle du deuxième étage ; l’accès en était interdit, on pouvait juste voir l’intérieur à travers les portes ouvertes. Il s’est penché le plus possible pour regarder le portrait d’une femme au long cou habillée en rouge. J’ai cru l’entendre marmonner quelque chose. On aurait dit qu’il voulait voir cette peinture de plus près.
Nous étions loin de l’artiste aux chats. Il se faisait très tard et notre mère montrait des signes de fatigue. Je me suis levé, j’ai embrassé Aviva et Sam, j’ai salué ma belle-sœur qui travaillait toujours et je me suis dirigé vers la porte ; c’est alors que Sam a suggéré de déjeuner ensemble le lendemain au restaurant de T.S.N.K. Aviva s’est empressée d’accepter, Elsa a regretté de ne pouvoir être des nôtres parce qu’elle devait descendre à Tel Aviv.