Quand je suis arrivé tôt le matin sur le site de l’entreprise, seul le travail assez ardu inscrit au programme de ma journée occupait mon esprit. Dans le hall, j’ai salué rapidement quelques collaborateurs, j’ai gravi au pas de course les six étages et j’ai poussé la porte de mon bureau ; je n’avais pas franchi le seuil que Fanny y pénétrait en trombe par l’autre porte ; elle s’est précipitée vers moi, s’est placée devant mon fauteuil (je n’ai donc pas eu le loisir de m’asseoir) et m’a planté en plein visage son regard enflammé : elle avait travaillé toute la soirée sur « l’affaire Marguerite ». Forcalquier n’était pas le trou qu’elle pensait ! En quoi cela nous concernait-il ? La question était sortie d’elle-même de ma bouche, sur un ton, il est vrai, un peu agacé. Fanny a continué sans se démonter : Marguerite Brémond n’avait peut-être pas eu l’existence solitaire qu’elle croyait : Forcalquier était une ville d’artistes depuis des dizaines d’années et en plus il y avait pas mal d’activités économiques dans la vallée de la Durance depuis longtemps. Je ne voyais pas en quoi cet état de choses présentait de l’importance. Fanny s’est tripoté le bout du nez comme chaque fois qu’elle hésitait.
— Ben, vous ne voulez pas savoir où et quand Josh et Brémond se sont rencontrés ?
— Heu, oui peut-être, si, oui, pourquoi pas ? Mais franchement je n’ai pas la tête à ça.
— Et si votre père était allé là-bas ? J’ai regardé sur Internet : les travaux à Cadarache ont commencé en 1960, et puis il y a plein d’autres entreprises. Donc un ingénieur pouvait trouver du boulot.
Je l’ai regardée avec un air tellement accablé qu’elle s’est écartée ; je me suis installé à mon bureau, mais elle ne bougeait pas, elle attendait une suite.
— Bien ! Puisque « l’affaire Marguerite » semble vous passionner, vous pourriez peut-être passer un coup de fil à ce galeriste, là, d’après Sam, il y a quelque chose sur Facebook.
— Oui, oui, j’ai vu, volontiers, je m’en occupe tout de suite.
— Mais surtout ne lui parlez pas du tatouage, on ne sait pas à qui on a affaire. Essayez juste de savoir si Marguerite Brémond a voyagé, surtout à Paris ou à Florence. Trouvez un prétexte, je vous fais confiance.
Deux heures plus tard, Fanny déboulait ; elle avait eu le galeriste : ça l’avait « scotché » d’entendre qu’on appelait d’Israël au sujet de Marguerite Brémond, il lui avait « tenu la jambe », pas moyen de l’arrêter, elle avait « pris plein de notes ». Pour Paris, c’était oui, et pour Florence, il n’avait pas d’info. Aucun voyage en Italie n’était documenté, avait-il dit. Par contre, Brémond était allée en Yougoslavie. Du temps « d’un certain Tito », a-t-elle ajouté après que son index eut caressé la pointe de son nez. Je n’ai pas fait de commentaire. Son interlocuteur lui avait encore dit « plein d’autres choses », il était intarissable sur le sujet, il allait envoyer un email. J’ai évoqué le déjeuner avec ma mère et Sam et je lui ai proposé de nous rejoindre dans mon bureau à quatorze heures pour nous faire rapport (ainsi me laisserait-elle travailler).
Au moment de passer de mon bureau au sien, Fanny s’est retournée vers moi en même temps que son doigt retrouvait le centre de son visage.
— Monsieur Brotski, dans tout ce que m’a dit le galeriste, il y a une chose un peu particulière que vous devez savoir : dans sa jeunesse, Brémond était très intéressée par le sexe. C’est ce qui explique la silhouette du chat de sa signature. Elle se serait inspirée du satyre de la mythologie.
— Ah ! Bon, ce n’est pas nécessaire de raconter ça devant ma mère. Vous me comprenez ?
— Reçu cinq sur cinq !
*
— C’est grand ici ! s’est extasiée ma mère en entrant dans le restaurant.
— Ah ! mais oui, c’est vrai, tu n’as pas encore visité les nouvelles infrastructures.
Nous étions arrivés dans la file du self. Les collaborateurs les plus anciens, qui connaissaient ma mère, venaient lui témoigner leur soutien. Elle échangeait quelques mots avec eux, mais ses yeux n’accompagnaient pas toujours ses paroles. Elle regardait de tous côtés, éblouie, peut-être fière aussi.
— Elles sont immenses ces cuisines ! Combien de personnes travaillent ici ?
— Sur le site, plus de cinq cents. Quant au resto, elles doivent être une bonne dizaine. Elles ont une particularité. Tu le sais au moins ? J’ai comme un doute.
— De quoi parles-tu ?
— Ce sont tous d’anciens détenus, lui ai-je soufflé. C’est Josh qui a voulu ça.
— Ça ne m’étonne pas. C’est comme pour l’École du sport, a-t-elle ajouté avec de l’admiration au fond de la gorge.
Sam est arrivé, il a embrassé notre mère : il ne pourrait s’éterniser, il avait rendez-vous avec un officier supérieur pour l’essai d’un nouveau drone en contexte réel. J’aurais dû prendre ses convenances avant de programmer cette petite réunion avec Fanny après le repas. Il a regretté de ne pouvoir y participer, puis il est revenu sur le voyage de nos parents à Florence.
— Je ne visualise pas ce tableau dont tu as parlé hier maman, pourtant il n’y a pas si longtemps qu’on a visité les Offices, Elsa et moi. Un monde fou, cela dit, et la sécurité en dessous de tout. Tiens, un exemple : tu as parlé de l’étage où Josh t’avait menée. Tu te souviens : il y a une grande galerie vitrée. Hé bien, les battants supérieurs ne sont pas condamnés, il suffirait de tirer le verrou pour les ouvrir, et à partir de là…
— Mais c’est très haut, et puis comment…
— Le petit a raison, a-t-on entendu, la sécurité à Florence est misérable.
Celui qui avait interrompu ma mère avec une telle désinvolture, c’était Sandro Marti, un employé proche de Josh, en fait son dernier Italien. Ce sexa à la grosse voix et aux allures de baroudeur était venu pour participer à la surveillance technique du chantier des nouvelles infrastructures, il s’était acclimaté et était resté. L’avant-veille chez moi il ne s’était pas manifesté, il connaissait peu de monde, sa passion pour la Harley Davidson l’amenait à fréquenter une autre société. En prenant place à la table d’à côté, il nous avait salués à la dérobée, pour ne pas déranger. Mais finalement, il n’avait pu se retenir. Je l’ai invité à s’asseoir avec nous, je voulais savoir s’il connaissait bien Florence, mais ma mère m’a devancé.
— Oui, madame Brotski. J’y ai des parents. J’y vais souvent.
— Alors, dites-moi ! l’ai-je interpellé. Si la sécurité est à ce point négligée, comment se fait-il que T.S.N.K. ne soit jamais parvenue à remporter le marché des musées de la ville ?
— Que voulez-vous dire, David ?
— Que pendant des années et des années mon père a essayé d’obtenir ce marché, c’était comme une obsession. C’est pour cela qu’on a créé la filiale italienne avec plusieurs partenaires européens, pour peser plus lourd. Mais rien n’y a fait.
— Vous n’aviez aucune chance : c’est toujours le règne de la combinazione dans les administrations en Italie.
— C’est le sentiment qu’avait Josh, et je le partageais. C’est moi qui allais présenter les dossiers aux autorités. À mon troisième essai, j’avais compris que ce n’était qu’une pantomime.
Aviva avait écouté cet échange sans rien dire. Elle entendait parler d’un monde qu’elle n’aimait pas. C’était une sainte, ma mère. C’était du moins comme ça que je la voyais. Les gens la prenaient souvent pour une innocente. Tout le monde se trompait.
— Quoi qu’il en soit, a conclu mon frère, c’est grâce à ça que la filiale européenne a été créée. Dès qu’on l’a déplacée à Paris La Défense, elle a décroché des marchés intéressants, et comme on a été parmi les premiers à développer les drones de la troisième génération, on a été choisis par de nombreux sites majeurs du continent. En définitive, cette histoire est une success story.
Sam, tout sourire, semblait déjà se désintéresser des énigmes surgies dans la chambre d’hôpital. C’est sans états d’âme qu’il nous a salués et qu’il est parti à son rendez-vous. Quant à moi, je constatais que rien dans notre conversation ne nous avait conduits vers l’artiste française.