Ch.6

Notes de l’auteur : Résumé des ch. 1 à 5. Joshua Brotski, chef d’entreprise né à Florence, décède à Haïfa en 2014 à 84 ans. Sa femme, Aviva, et ses deux fils, David et Sam, apprennent ses derniers mots (Nove anni per niente) et découvrent un tatouage représentant un chat en érection avec le prénom Marguerite qui a remplacé le matricule d’Auschwitz. Aviva raconte sa rencontre avec Josh et ce qu’elle sait de son passé : rien n’explique les deux énigmes. Le lendemain, on découvre que le tatouage est la signature d’une peintre française (Marguerite Brémond) morte en 2006 à Forcalquier. Incidemment, Aviva révèle à ses fils que lors d’un voyage à Florence en 1988, Josh avait eu un comportement étrange aux Offices devant le portrait d’une dame au long cou habillée en rouge. Le surlendemain, la secrétaire de David contacte un galeriste de Forcalquier qui ne peut dire si Brémond est allée en Italie et David relate à un interlocuteur que son père a longtemps essayé en vain que son entreprise prenne pied à Florence.

     L’angle nord-est du dernier étage de notre nouveau bâtiment principal offre une surprenante vue panoramique sur tout le site. C’est là que Josh avait décidé d’installer notre bureau directorial. Quiconque y pénètre ne peut s’empêcher de plonger à travers les vastes baies ininterrompues. Aviva n’a pas pu résister à l’attraction. Elle aurait aimé être là avec son mari, je l’ai senti. Josh répétait qu’il lui montrerait cette preuve tangible de la réussite de T.S.N.K. lorsque tous les aménagements seraient terminés, et qu’une grande réception serait organisée, mais il trouvait toujours des améliorations à réaliser, et il n’y avait pas encore eu d’inauguration.


     La pendule a frappé deux heures, Fanny est entrée, ma mère a sursauté. Aviva s’apprêtait à formuler une remontrance quand ma secrétaire a su dire à la veuve les mots appropriés. Celle-ci en a été touchée. Je me suis étonné pour ma part d’entendre de telles paroles sortir d’une bouche si souvent irrévérencieuse.


     J’avais bloqué une heure. Rien ne nous pressait. Fanny a déposé ses affaires sur la table ; nous nous sommes installés dans les clubs ; j’ai fait servir des boissons. Fanny allait prendre la parole, mais elle s’est ravisée, a pincé les lèvres et a frotté le bout de son nez.


    — Monsieur Brotski, j’ai une question qui me turlupine.


    — Je vous en prie, Fanny.


    — Pourquoi n’avoir jamais demandé à votre père l’origine de ce tatouage ?


     J’ai été pris de court. Ma secrétaire ne l’a pas remarqué. J’ai achevé de déballer ma mini-madeleine, je l’ai trempée dans ma tasse et j’ai mordu dedans. Ma mère a vu mon atermoiement.


    — J’imagine que c’est par pudeur que David n’a jamais posé de question. Pour moi, c’est un peu différent. Mon mari tournait toujours en dérision la moindre allusion à ce tatouage. Comme c’était sa seule coquetterie, je la lui ai toujours passée. C’était quelque chose de plutôt puéril, ce matou impudique avec un prénom féminin, ce devait être le vestige d’une ancienne amourette. Puis, en moins de vingt-quatre heures, ce qui était bénin est devenu grave. À cause de votre ingérence.


     Fanny s’est crispée. Ma mère a continué.


    — Vous avez mis en évidence qu’il ne s’agissait pas des restes indélébiles d’une possible liaison futile. C’était une signature. Vous voyez ce que je veux dire ? Une signature, c’est la marque personnelle par laquelle quelqu’un accapare quelque chose. Vous n’êtes pas saisie de vertige en considérant cela ? Brémond voyait Josh comme sa propriété et il l’avait accepté. Cela n’a plus rien d’anodin.


     Ni Fanny ni moi n’étions préparés à entendre une telle tirade. J’étais un peu gêné. En mon for intérieur, j’ai toutefois salué l’inventivité de ma mère. Réagir ainsi à brûle-pourpoint ! Fanny est restée toute penaude même si elle n’avait pas saisi toutes les subtilités de ces propos tenus dans notre langue. Elle s’appliquait à touiller son café. Elle culpabilisait. Ma mère a pardonné avec une mansuétude affectée. Fanny – c’était certain – ne reviendrait plus sur le sujet. Un drone est passé devant la fenêtre ; il a détourné notre attention quelques secondes.


    — Bien, a dit Fanny, soyons méthodiques. Un mot tout d’abord au sujet de la personne que j’ai appelée. Ce monsieur s’appelle Clarius Magnan. C’est un galeriste professionnel (mais il a un autre job à côté).


    — Ah ! Et il vous a confessé ça comme ça, à vous, une inconnue.


    — Oui, c’est l’effet de ma voix. Au téléphone, il paraît qu’elle est sexy ; vous ne trouvez pas ?


     Ma mère a froncé les sourcils pendant que Fanny tournait sa tablette vers nous, puis elle a lancé une vidéo pêchée sur la Toile où l’on voyait l’homme s’affairer dans ses locaux. Il était tout de rose vêtu, une couleur ne s’accordant pas si mal à son physique. Des hublots à monture verte parachevaient la singularité de la mise. Aux questions d’une journaliste, il répondait en anglais avec un accent à couper au couteau. Cette langue est le dénominateur commun dans notre entreprise, Fanny a proposé de l’emprunter, mais j’ai préféré le français, ma mère n’a pas exprimé de choix, sa mimique figée nous disait qu’elle ne participerait de toute façon pas à la conversation.


    — En fait, ce Clarius Magnan est un type passionné. Il veut, m’a-t-il dit, « réhabiliter Marguerite Brémond »…


    — Et qu’entend-il par là ?

    — Ah ! vous me faites dévier, monsieur Brotski, mais bon, commençons donc par la fin. Brémond est morte alcoolique. Son mari aussi d’ailleurs…

    — Elle était mariée ?

    — Oui, elle l’était. Mais on verra ça tout à l’heure, si vous voulez bien. Pour dire la chose en peu de mots, Marguerite Brémond avait raté sa vie d’artiste et en avait conscience. Il s’est passé quelque chose qui a fait qu’elle n’a pas eu la force de s’imposer, qu’elle ne s’est pas battue pour obtenir la reconnaissance méritée par son travail.

    — Ah ! Et que s’est-il donc passé ?

    — Hé bien ! justement, on n’en sait rien.

    — Fanny, comment est-ce possible ? Nous parlons d’une personne décédée il y a seulement huit ans. On ne peut pas n’avoir aucune idée de ce qui lui serait arrivé.

    — Si. Et c’est pour ça que Magnan en veut à ses concitoyens ; il dit qu’ils ne se sont pas intéressés à elle comme ils auraient dû, qu’ils l’ont traitée comme un personnage folklorique. Certains l’appelaient la folle aux chats, et presque tous n’ont vu que ça : les chats.

    — C’est vrai qu’il y en a beaucoup dans ses tableaux, ai-je confirmé.

    — Oui, et dans sa maison aussi il y en avait plein. D’après le galeriste, Brémond s’était construit cet univers pour dissimuler sa mélancolie. Que trouve-t-on dans les toiles, aussi présente que les chats ?

    — La mort, ai-je répondu.

     Un silence a sanctionné la prononciation de ce mot. Fanny était sur le point de reprendre quand on a frappé à la porte, celle-ci s’est entrebâillée, une tête est passée, c’était Sam.

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