Ch.7

Notes de l’auteur : Résumé du ch. 6. Aviva se révèle capable d’une grande imagination qu’elle utilise pour tenter de dissuader Fanny, la secrétaire de David, de continuer à mettre son nez dans leurs affaires de famille. Du galeriste de Forcalquier, on apprend qu’un mystère affecte la vie de Brémond : un drame dont on ignore tout a dû la frapper et la plonger dans la mélancolie.

    — Où en êtes-vous ? a demandé mon frère après avoir refermé la porte derrière lui.


    — Pas très loin, s’est désolée Fanny. Si vous voulez bien, je recommence depuis le début.


     Juste à ce moment-là, l’iPhone de ma secrétaire a vibré ; elle l’a regardé : le galeriste envoyait des images et un fichier texte. Elle nous a demandé un instant ; il a duré ; aucun de nous n’a regardé l’heure. Quand Fanny a décollé les yeux de son appareil, ça a été pour nous dire que c’était « vachement intéressant ». Pouvait-elle afficher les images sur l’écran mural ? Elle n’a pas attendu ma réponse, s’est levée, s’est postée à côté du grand rectangle noir et s’est muée en conférencière.


     Marguerite Brémond était née en 1931 à Forcalquier et morte dans la même ville en 2006. Elle était enfant unique. Mais on savait peu de choses d’elle avant son retour dans sa région natale en 1957 ou 58. Il n’y avait pas de certitude sur l’année parce qu’avant d’occuper l’ancienne maison familiale qu’elle retapait petit à petit, elle avait squatté une ferme abandonnée. Il n’existait donc pas de traces administratives de Brémond à Forcalquier avant son raccordement à l’électricité en 1961.


    — Attends, attends ! a dit mon frère. C’est un peu court ça. Sait-on au moins pourquoi elle était partie ?


    — En fait, son père est décédé en 1939 et peu de temps après, la veuve et sa fille sont parties pour la capitale.


    — Et après la libération ?


    — Dans l’immédiat après-guerre, elle était toujours sur Paris, Sam.


    — Papa y était donc en même temps qu’elle. On sait ce qu’elle y faisait ?


     L’index de Fanny a frotté l’extrémité qui la démangeait dans ces moments-là.


    — Laisse-moi regarder les notes… Voilà, on sait que pendant l’Occupation Brémond a étudié la peinture auprès d’une parente. Pour la suite, on n’est certain de rien...


    — OK ! Bon… Josh regagne Florence en 1949, voire fin 1948, de son côté, que fait Brémond ?


    — Eh ! Oh ! Une petite minute s’il vous plaît, monsieur Brotski... Alors, alors, alors, voyons les notes, voilà, image suivante. Cette toile doit avoir été peinte à Sainte-Adresse avant 1952…


    — Parfait, ai-je éludé. Et après 1952 où est Brémond ?


    — En Yougoslavie !


    — Étrange !


    — Non, Sam, il y a une explication : d’après Wikipédia, en 1950 le maréchal Tito avait lancé un appel à la jeunesse du monde entier pour qu’elle vienne l’aider à reconstruire son pays, et c’est en 1952 que Brémond et son amoureux du moment se sont joints à un groupe de jeunes communistes de Malakoff en partance pour les Balkans.


    — Ensuite elle est revenue à Paris, je suppose, ai-je avancé.


    — Non, c’est là que ça se corse. On ne sait rien...


    — Donc nous sommes bloqués.


    — Pas totalement, monsieur Brotski. Il y a les tableaux. Image suivante. Qu’est-ce qu’on voit ?


    — C’est Venise ! s’est exclamé mon énergique frère. Donc Brémond est allée en Italie.


    — Et ce matin, vous me disiez que non, ai-je ajouté.


    — Mais non, je n’ai pas dit que non. J’ai dit que d’après le galeriste rien ne le prouve. 


    — On n’a peut-être pas de preuve, mais tout de même, c’est très probable, a répliqué Sam.


     Fanny a répondu à Sam, puis a projeté encore quelques tableaux. Mon regard s’en est détaché et s’est évanoui dans le flou. Je n’entendais plus qu’une voix chère répétant dans ma tête : « Nove anni per niente ». Entre le départ de Josh de Paris et 1958, possible année où Brémond est revenue à Forcalquier, il y avait neuf ans. Est-ce que ça pouvait être ça ? Mon père avait-il été l’amoureux du moment ? N’aurait-il accompli ses études universitaires qu’après cette vaine aventure communiste ? J’ai interrompu ma secrétaire (elle s’était de toute façon rendu compte que je ne l’écoutais plus). Je me suis tourné vers ma mère muette depuis le début de la séance.


    — Aviva, Josh avait bien obtenu son diplôme d’ingénieur à Florence ?


    — Mais oui. Son diplôme et son passeport italien faisaient partie des rares choses qu’il avait avec lui en arrivant.


    — Sais-tu de quand il date ?


    — Non, mais on pourrait regarder. Il a échappé à la destruction en 1967 : il se trouvait au kibboutz. Il est quelque part à la maison.


    — Si nous continuions, a dit mon frère. Le temps passe et Fanny attend.


    — Merci Sam. Je viens de parcourir en vitesse le reste des notes. Magnan divise la carrière de Brémond en trois périodes. La dernière il la nomme la période du règne de la Camarde. Voici quelques tableaux.


    — Ah ! a dit mon frère, c’est ça que j’ai appelé les images glauques hier soir.


    — Sans doute, a reparti Fanny. Je lis le galeriste : « Aucun tableau peint par Marguerite Brémond depuis la fin des années soixante jusqu’à sa disparition en 2006 n’exprime la joie. La Mort impose sa marque partout, y compris dans les scènes érotiques. » On en revient à ce dont on parlait avant l’arrivée de Sam.


    — La mort pendant quarante ans : c’est long ! Et pendant tout ce temps, elle n’a plus bougé de Forcalquier ?


     Ma mère n’a pas laissé le temps à Fanny d’enchaîner sur ma question. On a senti qu’elle voulait signifier que l’affaire était entendue.


    — Je vous remercie Fanny. C’était un exposé brillant et passionnant. Maintenant, je crois que nous avons tous à faire.


    — Merci madame Brotski. Mais est-ce que je peux vous montrer encore un tableau ?


    — Oui, vite, a dit mon frère.


    — Voilà. C’est une grande toile. Elle fait deux mètres de long sur un et demi de haut. Le galeriste l’a achetée récemment, pour lui, c’est l’œuvre qui marque le basculement vers la période de la Camarde. L’élément principal, c’est cet homme coiffé d’un haut-de-forme couché dans une embarcation, il fait presque toute la longueur du tableau, et regardez, il est attaché à la barque. Mais le plus déroutant, c’est ce cœur vert rayonnant démesuré recouvrant tout le torse du personnage. Eh bien ! ce cœur a intrigué Magnan et il l’a fait passer aux rayons X, il avait l’intuition que ce motif déconcertant devait recouvrir quelque chose d’autre.


    — Et ? a demandé ma mère.


    — Et en fait, il dissimule une étoile de David.


     Cette réponse inattendue nous a interdit toute réplique. Par contre, une tension a marqué le visage de ma mère. Nous nous sommes levés. Aviva a demandé à mon frère de la conduire à l’École du sport. Le personnel et les administrateurs avaient décidé de se réunir en fin d’après-midi pour organiser, dans les jours suivants, une cérémonie à la mémoire du fondateur de l’institution et donner officiellement à celle-ci le nom de Joshua Brotski.

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