Ch.8

     Sam et notre mère partis, je suis resté seul avec ma secrétaire dont le teint avait rosi par l’excitation de la présentation de son exposé. Elle avait déjà enfilé sa veste (elle terminait à quinze heures le vendredi) et s’apprêtait à éteindre son appareil, mais il fallait impérativement que je règle avec elle quelques points de l’agenda. D’un autre côté, la manière dont elle avait amené sur le tapis le signe caché dans le tableau à l’homme ligoté me chiffonnait. Je me demandais si, par mesure de rétorsion, elle l’avait fait exprès pour blesser Aviva. J’aurais voulu tirer cela au clair, mais sans pouvoir poser la question de front, car il arrivait à Fanny de se vexer. Je l’ai donc priée de m’accorder quelques instants supplémentaires. Négligeant son nez, elle n’a pas attendu pour accepter, elle m’a juste demandé une minute pour prévenir son compagnon.


     Le tableau avec l’homme couché dans un bateau était toujours à l’écran. J’ai incidemment souligné que cette toile était tout de même intrigante et Fanny a immédiatement rebondi sur ma réflexion.


    — Oui, c’est plutôt énigmatique comme composition. On voit une éclipse de soleil, au loin une côte avec une ville toute illuminée qui descend jusqu’au rivage et surtout ce visage dans les airs qui ne se rattache à aucun corps et qui en plus a été mutilé ; et puis c’est perturbant cet immense homme mort. Quelle idée de peindre une chose pareille !


     J’ai regardé ma secrétaire avec un étonnement qu’elle a perçu.


    — Oui, c’est Rachel qui m’a expliqué qu’il fallait décrire les tableaux.


    — Et qui est Rachel ?


    — J’ai dit « Rachel » ?


    — Oui.


    — Ma compagne. Mon compagnon est une compagne. J’ai un peu de mal avec ça, il n’était pas prévu que je tombe amoureuse d’une femme.


     J’ai de nouveau posé les yeux sur l’image en traînant volontairement pendant que je me convainquais que mon audace aurait été vaine, et c’est là qu’un détail m’a arrêté.


    — Mais… C’est le galeriste qui vous a parlé d’un homme mort ?


    — Non, pas du tout. Je suis tombée sur le commentaire en lisant sa note en diagonale. J’aurais dû tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Je suis désolée si j’ai fait de la peine à votre mère.


    — Ce n’est rien, Fanny. Vous étiez prise par votre sujet ; ma mère l’aura compris comme ça. Ne vous en souciez pas. Mais regardez le tableau, regardez bien les yeux de l’homme étendu : il pleure ! Ce n’est pas du tout un homme mort.


    — Mais oui, vous avez raison. Ça aurait échappé à Magnan ?


     Elle s’est replongée dans le texte et j’ai jeté un œil sur sa tablette par-dessus son épaule. Cet écrit était interminable. Le galeriste semblait intarissable.


    — Tenez ! Lisez vous-même. C’est là ! Magnan a fait la même constatation que vous.


     Elle m’a donné sa tablette. À un endroit, le galeriste expliquait avoir envisagé que ce tableau aurait pu marquer la césure entre les deuxième et troisième périodes du peintre, mais dans la suite (Fanny avait survolé un peu trop vite) il exposait que certains détails ne correspondaient pas à la manière de Brémond dans les années soixante.


    —  Tiens ! le galeriste dit que des détails du tableau se rattachent à un style plus ancien du peintre : est-ce que cela pourrait correspondre à la période où Brémond et Josh étaient l’un et l’autre à Paris ?


    — Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Il faudrait demander à Magnan. D’ailleurs vous pourriez aller le voir. Vous devez vous rendre prochainement à Cadarache, n’est-ce pas ? Vous pourriez en profiter et faire un saut à sa galerie.


    — Oui, effectivement, je pourrais faire ça. D’ailleurs je voulais vous parler de mon prochain séjour en France. Vous m’avez dit que le bilan de T.S.N.K. Europe est prêt, on peut donc fixer l’assemblée générale au plus vite. Je n’en ai plus que pour quelques heures pour boucler le dossier du barrage de Serre-Ponçon, donc la réunion sur place peut être programmée. J’ai aussi des obligations au CERN et au port de Londres. On pourrait goupiller tout cela pour que ça tienne dans un même déplacement. Oui ? Bon, vous faites ça au plus vite ?


     Avant de me répondre, Fanny a sacrifié à son tic.


    — D’accord pour tout, et puis comme à partir de la prochaine A.G. de la filiale française, vous devenez administrateur délégué pour un an, vous devrez séjourner plus fréquemment à Paris. L’appart de fonction sera à votre disposition, donc vous pourrez mener votre enquête à Paris à votre aise.


    — Mon enquête ?


    — Ben oui, c’est un peu comme une enquête. Vous devez parvenir à localiser avec précision Josh et Brémond pendant cette période de leur vie, c’est le seul moyen de savoir où ils ont pu se rencontrer, non ?


    — Ah oui ? Et je ferais comment pour enquêter ?


    — Ben, il suffit de chercher dans les archives pertinentes. En France, je crois que c’est dans l’ensemble bien tenu. J’en ai un peu tâté lors de la réalisation de mon mémoire. Pour commencer, il faut déterminer les fonds de nature à vous intéresser. Avec un peu de chance, certains seront numérisés, et peut-être même accessibles sur Internet. Pour votre père, il faut chercher du côté des associations juives, de la Croix-Rouge et de toutes les administrations et institutions actives à l’époque dans la protection des mineurs. En ce qui concerne Marguerite Brémond, il faudra consulter les archives des écoles d’art et aussi, si possible, des galeries.


    — Mais c’est un travail de bénédictin ! Ça serait long, très long. Je n’ai pas le temps de m’amuser à ça.


    — Ah oui ça ! Mais d’autres pourraient faire le travail pour vous.


    — Ah ! Et à qui pensez-vous ?


    — À des étudiants spécialisés. Des élèves de l’École nationale des chartes, par exemple.


    — Ah ! bon. Mais dites-moi, puisque vous connaissez la problématique mieux que moi en fin de compte, vous auriez la gentillesse de mettre en application cette excellente suggestion ? Vous sélectionnez les étudiants, vous définissez leur mission, vous convenez avec eux du prix de leurs prestations et vous leur donnez rendez-vous pour présentation du résultat de leurs recherches à l’appartement la veille du jour de l’A.G., à neuf heures. OK ?

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