Chaître XI

J’ai quitté Arwa au cœur de la nuit, quand les clients se sont faits plus rares dans le grand salon de la maison clause. Dès que je suis sortie de la chambre, la rage a pris possession de moi. Ce soir-là, mes blessures, profondément endormies, se sont réveillées. Je me rappelais à quel point Adrian me pesait, à quel point Saoirse, ma vraie nature, luttait pour regagner sa liberté. Puis Billy m'est revenu en mémoire. Je l'imaginais avec son air de reproche qui semblait me dire d'aller tuer Sawney Bean à Portsmouth plutôt que de perdre mon temps ici, à être ce que je ne suis pas.

Bref, pour me calmer, il fallait que je tire au pistolet.

J’ai rejoint la plage à une vitesse folle, puis j’ai marché, marché jusqu’à atteindre l’épave où le capitaine m’avait emmenée m’entraîner pour la première fois. Je passais une bonne heure à tirer sur la coque en bois, sans réfléchir. Les balles, successivement, ont déversé ma colère. Si Ferguson m’avait vue gaspiller autant de munitions, j’aurais passé un sale quart d’heure, tu peux me croire !

Je me suis arrêtée pour crier comme un animal sauvage. Peu importait que l’on m’entende jusqu’aux exploitations de cotons. Cette rage, elle venait de Saoirse, prisonnière dans les tréfonds de mon corps. J’ai touché mes cheveux courts et me suis gratté la nuque jusqu’au sang, le regard perdu vers la mer. Au loin, des nuages noirs grondaient. La brise nocturne m’attirait vers elle, comme une invitation à m’y noyer. Mourir, moi ? Jamais ! Pas avant d'accomplir ce pour quoi j'acceptais de subir tout cela.

J’ai repris mon pistolet pour continuer mon entraînement improvisé. PAN !...CRAAACK !...PAN !...CRAAACK ! J’imaginais des têtes, collées à la coque, que j’exécutais sans remords. Ainsi, j’ai tué Sawney Bean, pour avoir tué mon ami, puis Madame Morgane, pour m’avoir transformée en un monstre informe, puis Ferguson, pour ne pas m’avoir acceptée tel que j’étais, et enfin, j’ai cherché à tuer Adrian Fowles, cet être qui m'étouffait de l'intérieur.

Mais cette dernière cible, Gamine, je l’ai manqué, prise au dépourvu par une manifestation intempestive :

« En voilà des manières ! Je ne suis pas certain que cette coque ait mérité son sort. »

Ces paroles graves, chantantes, s’étaient élevées dans mon dos sans que je ne ressente aucune présence. Un inconnu s’était approché furtivement. Pas un bruit de pas s’enfonçant dans le sable ne m’avait alertée. Par réflexe, j’ai fait volte-face pour prendre en joue le visiteur indésirable. Mais dès que j’ai découvert son visage, je me suis figée.

Pour sûr, c'était bien l'homme qui lisait tout à l'heure sur la plage.

Il devait avoir environ vingt-quatre ans. Plutôt grand, ses longs cheveux noirs et bouclés attachés en queue de cheval, il arborait les traits des pirates espagnols. Oui, ça, je l’ai su dès que j'ai entendu sa voix. Il avait l’allure qu’ont les capitaines : une grande veste pour se protéger du vent, une épée de qualité pour venir à bout de ses ennemis et de l’ambition aux commissures des lèvres. Ses petits yeux, légèrement bridés, semblaient aussi usés que ceux de Ferguson, fatigués à force d’observer l’horizon. Un gars comme lui Gamine, je n’en avais encore jamais vu à Nassau. C’était le genre à partir en mer pour autre chose que le pillage ou la tuerie de flotte royale.

Oui, ce type devait partir en quête de causes plus grandes.

« Jolis tirs, a-t-il repris à mon attention. Dommage qu’ils soient motivés par autant de colère. On ne vise jamais parfaitement quand on n’a pas les idées claires, tu n’es pas d’accord ? »

Le pirate a levé les mains pour me signifier qu’il ne me ferait aucun mal. Alors j’ai baissé mon arme avant de lui répondre :

« Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.

— À quel équipage appartiens-tu ?

— Je vogue sur le Nerriah. Je suis gabier et tireur lors des abordages.

— Ton nom ?

— Adrian Fowles.

— Vraiment ?

— Quoi, vraiment ?

— Je m’attendais à un autre genre de nom. »

Le jeune capitaine s’est rapproché de la mer et s’est assis sur le sable pour la contempler silencieusement. Les premiers éclairs se sont mis à fendre le ciel et à faire trembler la mer. Fasciné, l'inconnu a sorti un carnet de son veston, l'a ouvert et s'est mis à dessiner ce spectacle, m'ignorant complètement.

Perplexe, j'ai froncé les sourcils. Je me suis approchée et, en regardant par-dessus son épaule, j'ai évalué son coup de crayon. Il y avait de quoi être impressionné ! Sur la page précédant le croquis qu'il était en train de réaliser, plusieurs esquisses de pirates, probablement ses compagnons, rendaient compte des soirées agréables à bord d'un navire régi par la musique et le rhum. Ce monde dessiné était très proche du mien, sans l'être complètement. J'aurais pu plonger dans ces pages crayonnées pendant des heures.

Ce jeune homme était particulièrement fascinant. Quelque part, il ne ressemblait pas tellement à un pirate. Il ressemblait plutôt à ses jeunes marins rêveurs que j'avais parfois aperçus enfant, sur les quais de Portsmouth. Souvent, quand je les voyais, j'en tombais naïvement amoureuse, comme le font toujours les petites filles qui rêvent d'être l'épouse d'un aventurier. J'avais beau avoir grandi, je dois t'avouer, que je mentirais si je disais que ce capitaine n'était pas mon genre d'homme. Si l’on oubliait son accent, il parlait un anglais soutenu, semblable à celui des nobles. Il avait également de bonnes manières, bien éloignées des hommes du Nerriah. Sans que je comprenne véritablement pourquoi, sa présence seule a suffi pour me calmer.

« Elle paraît si tranquille, une fois que l’on est à terre, a-t-il repris en me désignant la mer. Pourtant, elle est le foyer des tempêtes, des accalmies, des abordages et des meurtres. Alors qu’est-ce qui nous pousse sans cesse à y retourner, à ton avis ?

— L’appât du gain, je suppose.

— Moi, ce n’est pas ce que je cherche.

— Alors quoi d’autre ? Qu’y a-t-il à chercher ?

— Qui nous sommes vraiment, je crois. »

Pff ! Depuis quand les forbans font-ils de la philosophie ?

Son discours m’a cependant laissée songeuse. Et moi, pourquoi avais-je pris la mer ? Pour fuir Portsmouth, pour devenir plus forte. Mais cela n'expliquait pas pourquoi je voulais à présent sans cesse y retourner. Certes, j’ai suivi Ferguson pour apprendre à me battre, mais maintenant, qu’est-ce qui me retenait vraiment ?

En fait, je crois que j’ai enduré tout cela pour autre chose que la vengeance. À bord, au cœur de nulle part, j’avais une famille, j’avais le sentiment d’appartenir enfin à quelque chose. Alors oui, je voulais retourner à Portsmouth et tuer Sawney Bean, mais d'un autre côté, je sentais que ce que j'accomplissais ici dépassait cette rancœur personnelle. Je crois que l'Ogre n'était plus tout à fait le seul à me mettre en colère. En fait, je doutais. Je doutais qu'il soit le seul artisan du meurtre de Billy.

Non... c'est l'Empire britannique tout entier qui était responsable de la mort du garçon, tout comme il était coupable de la mort de Nerriah, ou bien encore de l'asservissement du peuple d'Isiah.

Alors oui, je voulais toujours anéantir Sawney Bean, mais je crois que je voulais aussi consacrer ma vie entière à me venger de l'Angleterre, à détruire ce royaume, cette couronne grasse qui pompait le sang des plus faibles pour régner.

Et qui mieux que les pirates pour m'aider à accomplir cette tâche ?

L’étrange capitaine espagnol a rangé son carnet puis s'est levé pour me faire de nouveau face, me sortant de ma réflexion.

« Ravi de t’avoir rencontré, Adrian Fowles. J’espère que nos routes se recroiseront bientôt, sur terre ou sur mer. »

J’ai incliné la tête en guise de salutation.

Tandis qu’il s’éloignait et que l’obscurité l’enveloppait peu à peu, une petite voix en moi, probablement celle de Saoirse Fowles, m’a convaincue que cette rencontre n’avait rien du hasard. Au contraire, je croyais même que je recroiserais la route de ce pirate bien assez tôt.

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