À l’aube, Madame Morgane a examiné ma cicatrice.
« Eh bien, voilà le prétexte que j’attendais ! Si tu étais un homme, tu aurais déjà dû avoir de la barbe. Les hommes ont-ils commencé à se poser des questions ? Si ce n’est pas le cas, ça devrait arriver sous peu. Je m’inquiétais un peu de savoir comment remédier à ça, mais avec cette cicatrice, on va enfin pouvoir résoudre ce problème ! »
Elle m’a alors tendu un foulard cramoisi et crasseux.
« Mets ça pour cacher le bas de ton visage. Garde-le en permanence et ne l’enlève surtout pas pour dormir. Prétends que ta blessure s’est infectée, que tu es défigurée et que tu ne veux effrayer personne. Pour être crédible, sur le navire, il faudra que tu manges seule, à l’écart de tous, pour que personne ne découvre la vérité.
— Encore des restrictions ? Ça ne finira donc jamais !
— Tu préfères mourir, peut-être ? »
La voix de la patronne était sèche, comme pour me rappeler qu’elle n’avait aucune obligation de m’aider.
J’ai lancé à Arwa un regard suppliant. Maintenant qu’elle connaissait la vérité, elle était autorisée à participer à mon travestissement et à faire ses propres suggestions. Sur son visage, je voyais bien que la décision de sa patronne ne l’enchantait pas. Mais quelle autre solution avais-je ? Alors elle a incliné la tête pour m’inciter à accepter ces nouvelles conditions.
Mes yeux se sont posés sur le foulard. Pff ! Après tout, cela ne me coûtait pas plus cher que tout le reste.
*
À la taverne, Ferguson, Isiah et La Guigne dévoraient leur repas. Quand ils m’ont vu sur le seuil, ils se sont mis à ricaner.
« Il n’y a pas de quoi rire ! ai-je répliqué sèchement.
— Oh ! Adrian, comment tu peux dire ça ? Tu as sûrement passé une meilleure nuit que nous tous réuni ! »
Ferguson s’est esclaffé encore plus fort, comme s’il venait de sortir la meilleure plaisanterie de la journée. J’ai décidé de l’ignorer. Après tout, lui seul savait à quel point le cadeau de l’équipage était inadapté. Les autres me charriaient seulement pour un acte qui n’avait pas eu lieu.
« Alors, a renchéri Isiah, quels sont les talents cachés de Théoris ? Allez, Adrian, tu peux me le dire ! Je n’ai jamais eu assez d’argent pour me la payer. »
Gênée, le visage cramoisi, j’ai serré mes lèvres, bien déterminée à jouer la carte du silence. Le cuisinier m’a tapoté l’épaule, riant aux éclats.
« Très bien, Adrian, garde tes petits secrets pour toi ! »
La Guigne m’a tendu son verre de rhum que j’ai bu cul sec. Le patron de l’établissement est venu m’apporter mon repas, commandé d’avance par Ferguson. Je me suis restaurée en silence : les événements de la nuit m’avaient affamée.
« Alors, quand est-ce qu’on repart ? ai-je demandé au capitaine pour changer de sujet.
— Pas tout de suite. Ça fait un moment que les hommes n'ont pas vraiment profité des escales, laissons-les se divertir quelques jours. De toute manière, quand ils n'auront plus un penny, ils voudront repartir.
— Il faudra profiter de ce temps-là pour t’entraîner à l’épée, gamin ! est intervenu le bossu. Ta défense laisse encore à désirer. Si tu avais été plus vigilant, tu ne serais pas obligé de cacher ton visage derrière cette chose !
— On m’a dit de le porter en permanence. Le chirurgien a eu du mal à soigner mon infection, donc mon visage n’est pas beau à voir !
— Fais comme tu veux, a répliqué Ferguson. Tant que tu fais ton travail correctement, je me fiche de ce que tu fais avec ton corps. Tu peux même retrouver la femme d’hier à chaque escale, si ça te fait plaisir, tant que tu payes de ta poche ce que tu lui dois ! »
Je lui ai lancé un regard noir, le faisant rire davantage.
J’aimais Ferguson, Gamine, vraiment. Mais cette fois-là, il m’a fallu un effort considérable pour ne pas mettre mon couteau sous sa gorge.
Mais c’est un autre couteau, qui n’était pas le mien, qui est venu soudain se planter dans le bois de notre table. Tous, nous nous sommes figés. Ferguson, indigné, a été le premier à réagir. Mais quand il a découvert qui était l’intrus, l'indignation qui s’apprêtait à sortir de sa bouche n’a produit aucun son. À la place, un rictus est doucement apparu sur le coin de ses lèvres.
« Tiens, tiens ! Monteña, ça faisait un bail ! »
Je me suis retournée pour connaître l’identité de l’indésirable.
Dès que je l’ai vu, je l’ai reconnu.
Le capitaine de la nuit dernière.
Accompagné de deux lascars plus grands que lui, il ne m’a pas accordé un regard.
Après nous avoir salués d’un signe de tête, il s’est joint à notre table. M’avait-il reconnue, lui aussi, même avec la moitié de ma face dissimulée ? Difficile à dire. Son expression impassible ne dévoilait aucun intérêt pour moi ni pour personne d’autre.
Il semblait très différent : plus autoritaire, plus sur ses gardes. Je ne retrouvais plus en lui le l'artiste et le philosophe de la nuit dernière. Non, cette fois, il endossait pleinement son rôle de chef d’équipage. Entouré de ses matelots, il paraissait si jeune… Cela ne m'était pas venu à l'esprit, la première fois, mais jamais je n’avais croisé un capitaine de cet âge. Pour sûr, nous avions affaire à un ambitieux.
« Bonjour, capitaine, s’est-il introduit. Comment vont les affaires ?
— Bien mieux depuis notre dernière prise, je dois dire ! Mais tu sais bien, je suis entouré de bourses percées. On retournera bientôt en mer. Et toi ? Il paraît que tu as récupéré un galion espagnol ?
— Oui. Il nous aura fallu du temps pour le remettre en état, mais après plusieurs mois de cale sèche, il est prêt à naviguer. On le remet à flot dans deux jours. Malheureusement, capitaine, je ne suis pas là pour échanger des banalités avec vous, mais pour pourparler. »
Alors que le nouveau venu tripotait la lame de son poignard, Ferguson a froncé les sourcils, inquiet. C’est la première fois que je le voyais si peu sûr de lui. Considérait-il ce jeune homme comme une menace ? Oui, je crois qu’on peut dire ça. De toute manière, les pourparlers entre pirates n’annonçaient jamais rien de bon.
Je n’ai pas lâché l’Espagnol des yeux pendant ce moment de silence. En plein jour, quelque chose le rendait plus effrayant. Sous ses traits fins et ses vêtements de capitaine, tout son corps semblait bouillonner de l’intérieur, prêt à défier n’importe qui.
Isiah, La Guigne et moi, nous avons posé nos mains sur la garde de nos épées tout en étant pendus à ses lèvres, écoutant attentivement le litige qu’il nous exposait :
« Ce matin, avant que le soleil ne se lève, une partie de vos hommes s’en sont pris à mon second. Je sais qu’il n’était pas très apprécié à Nassau, à cause de ses dettes de jeux… Moi non plus, je dois dire, je ne l’aimais pas beaucoup, mais c’était un très bon élément, capable de faire le travail proprement. Seulement, voilà, on l’a retrouvé mort, alors que l’on s’apprête à appareiller. C’est très fâcheux, très, très fâcheux ! Mais vous et moi, on se connaît bien. Nous ne sommes pas amis, bien sûr, mais nous nous sommes toujours respectés. Il n’y a pas de raisons que ça change, pas vrai ? Vous connaissez les règles, capitaine : un de vos hommes doit rejoindre mon équipage, en guise de dédommagement. »
Ferguson, confus, ne savait que dire alors que le capitaine Monteña expliquait la situation. Quant à Isiah, La Guigne et moi, nous sommes devenus blêmes. Nous connaissions les lois de notre république : si un membre d’un équipage tuait un membre d’un autre équipage, le capitaine du premier pouvait exiger de le remplacer par n’importe quel pirate du second.
Notre chef de bord a fait signe à La Guigne d'aller voir ce qu'il en était auprès des hommes. Il ne faudrait pas non plus que nous soyons accusés à tort. Alors nous l'avons attendu en silence en espérant que cette histoire soit une erreur. Mais quand le bosco est revenu, il a confirmé les faits. Ferguson a soupiré. Il devait se plier à la loi.
Or, nous savions tous, autour de cette table, que nous n’avions pas affaire à n’importe qui. Pour sûr, l’Espagnol allait choisir l’un d’entre nous, présent à cette table, pour remplacer son second abattu. S’il pouvait s’agir d’une belle promotion, aucun de nous ne souhaitait quitter son poste pour un autre. Vois-tu, Gamine, l’équipage d’un navire, c’est comme une famille : on ne le sépare pas sans risquer de provoquer une déchirure.
« Cette affaire est vraiment regrettable, a déclaré Ferguson. Donne-moi les noms de ceux qui ont tué ton second : je réglerai leurs comptes. Tu sais que je suis intraitable sur le sujet. Pour ce qui est du remplacement de ton second, puis-je te faire mes propres suggestions ?
— Pour que vous me refourguiez l’un de vos bras cassés sans intérêt ? Non, merci capitaine. De toute manière, il y a un homme de votre équipage qui m’intéresse particulièrement. Je ne veux recruter que cet homme-là. C’est ma seule condition. »
Ferguson suait. Il craignait tout autant que nous le choix de Monteña, qui se porterait sans aucun doute sur l’un de ses plus proches collaborateurs. Que serait le Nerriah sans Isiah, ou sans La Guigne ? Peu de chose, à vrai dire. Seulement, nous n’avions pas le choix : notre équipage venait tout juste de retrouver un semblant d’équilibre. Entrer en conflit avec d’autres pirates risquait de fragiliser ce que l’on venait tout juste de réparer.
« Très bien, a fini par lâcher Ferguson à contrecœur. Donne-moi le nom du matelot qui t’intéresse, il sera à ton service dès demain matin. »
Le jeune capitaine a souri malicieusement, satisfait d’avoir obtenu ce qu’il voulait. Toute l’attention s’est rivée sur lui, en attente de savoir qui allait quitter le Nerriah pour le rejoindre.
Lentement, il a levé sa dague.
Lentement, à l’aide de la pointe de sa lame, il m’a désignée.
Mon cœur a bondi dans ma poitrine. Moi ? Alors qu’Isiah était capable de se battre avec ses ustensiles de cuisine ? Moi ? Alors que La Guigne avait toutes les compétences nécessaires pour remplacer son second ? C’était incompréhensible, improbable, grotesque !
Je me suis tournée vers Ferguson pour l’interroger du regard, mais il s’était pétrifié. J’ai lu dans son expression un sentiment que je n’ai vu chez lui que cette fois-là : la peur. Son visage avait pris le masque d’un père, terrifié à l’idée de voir son enfant lui être arraché. Quelle surprise, Gamine ! Jamais il n’avait exprimé quoi que ce soit qui ressemblait à de l’instinct paternel envers moi. Pas une fois en cinq ans. Mais ce n’est pas parce qu’on n’exprime pas les choses qu’elles n’existent pas. Alors, à cet instant, j’ai compris que, moi non plus, je ne voulais pas être séparé de lui.
« Et si je refuse ? » ai-je demandé droit dans les yeux au capitaine Monteña.
Il a ignoré ma question, se contentant de me fixer avec intérêt. Le silence s’est prolongé, jusqu’à ce qu’Isiah réponde à sa place :
« Tu n’as pas le choix, Adrian, c’est la loi. »
Personne n’a osé ajouter quoi que ce soit. Ferguson avait blêmi, La Guigne avait baissé les yeux, et Isiah fixait l’Espagnol avec méfiance. Quant à moi, j’ai pris une grande inspiration, résignée. Tous mes efforts pour arriver jusque-là me semblaient réduits à néant. En changeant d’équipage, je m'éloignais clairement de mes objectifs. Et, cette fois, si ma véritable identité devenait connue, j’étais foutue sans préavis. Mais que faire d’autre ? Si je me défilais, on me chasserait de Nassau et s'en serait fini de mes plans contre la couronne d'Angleterre et Sawney Bean.
Et ça, je ne pouvais pas me le permettre.
Face au jeune capitaine, j’ai incliné la tête à contrecœur en étouffant mon irritation. Affaire conclue. Ce dernier a dévoilé ses dents blanches en un sourire sincère.
« Bienvenue à bord, matelot ! Retrouve-nous à l’aube sur le port. Nous prendrons des chevaux pour rejoindre mon navire. »
Sur ces mots, Monteña s’est éloigné avec ses hommes.
Alors qu’il s’apprêtait à sortir de la taverne, il a croisé sur son chemin le capitaine Hornigold, qui l’a salué à notre plus grande surprise. Tandis que nous observions les deux hommes bavarder, j’ai demandé à mes camarades :
« Qui est-ce, exactement ?
— Alejandro Monteña, l’un des plus jeunes capitaines de Nassau, m’a informé Isiah. On dit aussi qu’il est le plus ambitieux de tous les pirates. Les équipages espagnols ne sont pas très nombreux, ici, mais le sien est certainement le plus redoutable. On dit même que Barbe Noire a essayé de le recruter avant Charles Vane, mais Monteña a refusé.
— Pourquoi ça ?
— Il ne s’intéresse pas à la politique de Nassau ni à la République. Il ne sert que ses propres intérêts.
— Le genre de type à ne servir que sa propre cause, a renchéri La Guigne. J’ai beau ne pas descendre à terre souvent, sa réputation m’est quand même parvenue. Il paraît qu’il navigue comme un virtuose et que son navire vole presque au-dessus des flots. Je suis désolé que tu partes, Adrian, pour sûr, mais je crois que c’est une opportunité pour toi. »
Je me suis tournée vers Ferguson en espérant qu'il proteste avec moi aux propos du bosco. Mais vois-tu, Gamine, il s’était terré dans le silence. Il fixait son verre de rhum comme si son propre navire flottait dedans.