Chapitre X

Tandis que je titillais les coutures de ma blessure avec appréhension, Nassau est apparu à l'horizon. Le pont et le ventre du Nerriah rempli d’esclaves et de richesses, les hommes brûlaient d’aller dépenser leur butin chez Madame Morgane. Qu'allait dire la maquerelle quand elle verrait mon visage ? Déjà, elle s'inquiétait de savoir comment je pourrais expliquer l'absence de barbe naissante à mon âge... Autant dire que cette cicatrice n'allait pas arranger mes affaires.

Alors que l’on préparait la chaloupe et que les plus anciens commençaient à descendre à terre, j’observais Isiah murmurer des mots réconfortants aux passagers du négrier. Quand il a terminé de s’entretenir avec eux, il est venu me rejoindre.

« Ils viennent de partout, c’est impensable ! Cinq de Haute Guinée, neuf de Madagascar, vingt-six de Basse Guinée. Certains sont restés prisonniers des cales anglaises pendant des semaines ! Ils n’ont presque rien mangé depuis le début de leur voyage. Et c’est nous les barbares, Adrian ? Eh bien, qu’ils continuent de se cacher derrière leur soi-disant empire ! Mais Dieu les voit et ils ne peuvent pas le tromper.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’il va leur arriver ?

— Les premiers hommes à avoir pris la chaloupe vont la renvoyer avec de la nourriture. Le capitaine, dès qu’il foulera le sable, fera le nécessaire pour fournir à chacun d’entre eux de faux papiers d’affranchissement. Avec ça, même s'ils se font attraper une deuxième fois, ils seront protégés. Quand ils seront rétablis, ceux qui le voudront pourront repartir.

— Et ceux qui veulent rester ?

— Soit ils nous rejoignent, soit ils trouvent un travail au port. Dans tous les cas, ils seront libres. »

Isiah, souriant, m’a tapoté le dos avant de repartir s’occuper des rescapés. Jamais je ne l’avais vu aussi satisfait. Il avait vraiment le sentiment de faire le bien quand il délivrait des esclaves.

J'aurais dû partager sa joie mais, moi, je ne pouvais m'empêcher de penser à Sawney Bean et à l'homme que j'avais tué.

 

*

 

Une fois à terre, j’ai erré entre les tentes dressées sur la plage. Cette fois, pas de mal de terre, mais la vision des corps des soldats anglais tués sur le pont me hantait depuis des jours. Je me remémorais sans cesse la planche qui faisait glisser un à un les corps par-dessus bord. Savoir que Sawney Bean n'en faisait pas partie nourrissait davantage ma colère intérieure. Normalement, j'aurais dû souffrir de mon premier meurtre, être rongé par la culpabilité, mais il n'en était rien. À la place, je n'arrêtais pas de me répéter que tout aurait pu s'arrêter là, que Billy aurait pu être vengé, mais le destin en avait décidé autrement. Il avait décidé de ne pas me rendre la tâche facile.

Je voulais me changer les idées après les échecs que j'avais subis en mer. Oui, je parle bien d'échec. Je ne sais pas vraiment ce que j'espérais, Gamine, mais je pensais que ce premier abordage serait déterminant pour la suite de mes plans. Au bout du compte, j'avais simplement mis en pratique le fruit de mon entraînement dans une véritable attaque de pirates. Pour cette fois, pas de gloire ni de reconnaissance.

Et maintenant, que devais-je faire ? Retourner en Angleterre pour régler son compte à Sawney Bean ? Peut-être était-il temps... Mais en me baladant d'une tente à l'autre, en discutant avec les forbans de différents navires, j'hésitais. Quelque chose me retenait, pour sûr, mais je ne parvenais pas à en formuler clairement la raison dans mon esprit.

Alors que je me décidais à faire demi-tour pour rejoindre mes compagnons en ville, mon regard s'est soudainement arrêté sur une silhouette immobile face à la mer. Ma main en visière, j'ai fini par discerner un homme assis en tailleur, un livre à la main. Il semblait complètement absorbé par sa lecture. Je ne sais pas pourquoi je suis restée un moment à le regarder, peut-être parce que les pirates lettrés s'avéraient chez nous aussi rares que les femmes. Les meilleurs d'entre nous l'étaient, pour sûr. De toute manière, un capitaine qui ne savait pas lire n'avait aucune chance de demeurer longtemps à son poste. Ce jeune homme commandait-il ? Hum, je ne sais pas... trop jeune peut-être.

Mais à cet instant, je l'enviais, car je regrettais beaucoup que Ferguson ne m'ait jamais appris à lire.

Même pas une seule lettre de l'alphabet.

Pourquoi ? Je l'ignorais.

 

Mes pas m'ont finalement menée chez Madame Morgane, le seul endroit où je pouvais espérer avoir un lit pour la nuit. Quand j’ai franchi le seuil, bien entendu, tout l’équipage du Nerriah s’y trouvait, complètement ivre, ses mains sur la tendre chair des prostituées qui lui avaient tant manqué. Ferguson était là, lui aussi. Il venait tout juste d’arriver, mais il tentait déjà d’attirer la patronne près de lui. Comme toujours, ces deux-là jouaient au chat et à la souris. Les pièces sonnaient et trébuchaient sur le comptoir pour faire couler le rhum.

Le lupanar était bondé comme jamais, à croire que les bonnes prises devenaient de plus en plus courantes dans les Bahamas. En peu de temps, la population de forbans sur l’île avait doublé. La République des pirates devenait de plus en plus célèbre, à la fois crainte et admirée. L’équipage d’Hornigold et de Barbe Noire dominait toujours tous les autres. Ce dernier avait même recruté un nouveau disciple, qui s’appelait Charles Vane. Je suppose que je n’ai pas besoin de t’en parler, Gamine, sa réputation sanguinaire le précède. Avec lui, toute une nouvelle génération de pirates est venue mouiller dans la baie de Nassau. C’était le rôle de nos requins de leur faire comprendre comment marchaient les choses, à coup de poing et d’épée.

« Eh ! Adrian ! »

Je me suis retournée pour retrouver le groupe des vieux gabiers du Nerriah. Le plus âgé d’entre eux m’a chaleureusement serré la main. Tous considéraient ma cicatrice avec enthousiasme comme le symbole de mon baptême de piraterie.

À présent, j'étais véritablement l'une des leurs.

« Il paraît que tu as tué ton premier soldat anglais aujourd’hui. Le plus dangereux, à ce qu’on m’a dit !

— Et tes tirs du haut du mât, quelle précision ! est intervenu un second avec admiration. Tu m’as sauvé la mise plus d’une fois !

— Tu nous as tous sauvés plusieurs fois, a corrigé le premier. Ça mérite une récompense, vous ne croyez pas, les gars ?

— Évidemment ! Et pas n’importe quelle récompense.

— Une récompense très chère ! »

Le premier gabier a fait signe à une employée de Madame Morgane. Elle venait à peine d’avoir vingt ans. Elle portait une robe couleur crème, un peu passée, un peu déchirée, qui mettait en valeur sa peau satinée et ses longs cheveux noir de jais. De grands anneaux ornaient ses oreilles, attirant le regard des hommes vers ses grands yeux marron, brillant d’un éclat singulier qui rappelait les déserts d’Orient. Seule une imperfection : une petite cicatrice sur le coin de l’œil. Sûrement un souvenir d'un client aux désirs un peu particuliers.

« Adrian, je te présente Théoris, et ce soir, l’équipage s’est cotisé pour qu’elle s’occupe uniquement de toi ! »

J’ai écarquillé les yeux, soufflée par la stupidité de la gent masculine. Il faut dire que c'était du niveau de leur conversation à bord... Pour eux, rien ne comptait plus que les femmes pendant les escales. Je ne préfère pas te répéter les propos qu'ils tiennent à leur sujet, d'ailleurs... Mais pour sûr, ils sont persuadés que tous les marins du monde ont les mêmes désirs. Alors au fond, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'ils aient pensé à cette récompense pour me faire plaisir.

Mais la peur a rapidement recouvert ma surprise. Passer une nuit avec cette femme ? Voilà bien la preuve que ma supercherie marchait à merveille ! En attendant, je me trouvais dans de beaux draps.

Les hommes, nigauds comme ils sont, ont traduit ma stupéfaction pour de la joie. Ils m’ont poussé vers Théoris qui m’a pris gentiment la main, un sourire charmeur sur son visage, me mettant horriblement mal à l’aise. Elle m’a alors guidé vers les escaliers qui donnaient accès aux chambres. En passant devant Madame Morgane et Ferguson, imbibés d’alcool jusqu’à la moelle, ces deux-là ont éclaté de rire en me voyant. Aucune chance qu’ils me sortent de ce traquenard, la situation les amusait beaucoup trop ! Alors, je n’ai pas eu d’autre choix que de suivre la prostituée…

 

*

 

La chambre était petite, à peine plus grande que celle où je dormais quand la patronne m’offrait le gîte. Elle était cependant décorée avec goût, pour que les clients s’y sentent parfaitement à l’aise.

Théoris m’a fait signe de m’asseoir sur le lit. Je n’ai pas eu le cœur de désobéir.

« C’est la première fois que je m’occupe d’un client aussi jeune, m’a-t-elle confié. Ne t’inquiète pas, toi et moi nous avons carte blanche, tes camarades ont largement payé assez pour que…

— Attends ! »

Ce mot, furtivement, s’est échappé de mes lèvres. Elle m’a subitement fixée, comme si elle prenait enfin véritablement en compte mon visage. Je dois l’admettre, elle était vraiment magnifique. Les pirates de Nassau, sans aucun doute, devaient se la disputer à coups d’épée.

Mais ces paroles m’avaient braquée. Jamais je ne ferais quoi que ce soit avec elle. Je ne voulais pas, elle ne m’intéressait pas, et c’était tout.

Néanmoins, je n’ai pas trouvé les mots pour lui expliquer la méprise.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? » a-t-elle insisté alors que j’hésitais.

Ne sachant que dire, je me suis résolue à lui montrer. Parfois, Gamine, cela vaut mieux que d’utiliser les mots. Alors j’ai déboutonné ma veste, puis ma chemise pour la laisser entrevoir ma poitrine, sauvagement comprimée par des bandelettes crasseuses. Un cadeau de Madame Morgane, quand mon corps a commencé à se développer. Après avoir dégagé complètement mes épaules, ma silhouette s’est alors découverte dans toute sa splendeur. Crois-moi, c’était bien pire que ça ne l’est aujourd’hui, les cicatrices en moins. Imagine un corps perdu entre l’homme et la femme, perdu entre l’enfance et l’âge adulte, et tu auras une idée de la singularité de ma physionomie.

Théoris, stupéfaite, s’est perdue entre un certain dégoût et — même si cela s’avérait infime — de l’admiration. Elle s’est approchée de moi, envieuse de me toucher, mais je me suis braquée, repliant mes genoux sur ma poitrine, tremblante.

Mes frissons ont inquiété la prostituée, qui est sortie un instant de la chambre pour revenir avec une bouteille de rhum. Je l’ai saisie sans hésitation et je me suis enfilée de grandes rasades, jusqu’à ce qu’un feu s’embrase dans ma gorge. Ma compagne s’est assise près de moi.

« Excuse-moi, je ne savais pas. »

La culpabilité envahissait son beau visage. Cela m’a mise en colère : me prenait-elle pour un phénomène de foire ?

Son regard, Gamine, son fichu regard, qu’est-ce que je l’ai détesté !

« C’est madame Morgane qui m’a donné cette bande, ai-je marmonné. J’avais treize ans. Les premiers jours ont été rudes : j’ai dû monter au grand mât, j’ai cru que mon cœur allait lâcher tellement je manquais d’air. Cette fois-là, je n’ai jamais été aussi fière d’arriver au sommet. »

J’ai tenté de sourire pour rassurer mon interlocutrice, mais celle-ci ne me l’a pas rendu. Normal, il était tellement forcé qu’il donnait à mon visage une expression terrifiante.

« Les années suivantes, ma tête n’a pas cessé d’être en lutte contre mon corps. Ma poitrine ne demandait qu’à grandir, mais je ne pouvais pas la laisser faire. Si jamais l’équipage s’en apercevait, c’était fini pour moi. Puis un jour, mon corps a arrêté de me faire mal. Alors, pendant une escale ici, je me suis regardée nue dans le grand miroir du bureau de Madame Morgane. C’est là que j’ai compris : mon corps serait marqué à vie. Il serait toujours aussi raide, aussi douloureux, aussi indésirable… Il me ferait payer ! »

Théoris a allumé une cigarette et m’en a proposé une que j’ai refusée.

« Mais ce n’est pas ça, le pire. Le pire, ce sont les saignements. Tu sais, ceux qui arrivent une fois dans le mois. La première fois que c’est arrivé, nous étions en pleine mer. Il n’y a que Ferguson qui sait, donc il n’y a que lui qui a pu m’aider. Il m’a enfermée dans sa cabine jusqu’à la fin de notre voyage. Il a prétexté auprès des hommes une maladie contagieuse. Quand je suis revenue ici, ta patronne m’a donné de nouvelles bandelettes pour empêcher le saignement de se voir. Après ça, elle m’a dit de ne surtout pas m’approcher des hommes, car à partir de maintenant, je pouvais avoir des marmots. J’ai eu si peur ! Maintenant, quand ça arrive, je me sens tellement réduite, tellement faible, à la merci de ceux qui m’entourent. Je suis entourée d’homme, on m’a transformée à leur image, mais maintenant, je suis terrifiée par les limites de mon corps qui peuvent me trahir d'un jour à l'autre. »

J’ai pris une nouvelle gorgée de rhum pour étouffer les larmes qui me montaient aux yeux. Cependant, je n’ai pas pu entraver le rire nerveux qui pendait à mes lèvres.

« Qui suis-je vraiment, après tout ? Saoirse, la fille des rues, ou Adrian le pirate ? J’essaie d’ignorer Saoirse, mais elle revient toujours, l’âme de plus en plus guerrière, de plus en plus conquérante. Elle ne cesse de me marteler la tête : “Pourquoi ? Pourquoi je ne peux pas être moi ?” Mais mieux vaut rester une masse informe, perdue entre deux identités : ma vie en dépend. »

Jamais je n’avais autant vidé mon sac devant une inconnue. Mais Théoris était professionnelle : des confidences sur l’oreiller, elle en avait reçu des centaines.

Après un long moment de silence, elle a attrapé les vêtements que j’avais enlevés et me les a remis sur les épaules, profitant de l’occasion pour prendre la parole :

« Donc ton vrai nom, c’est Saoirse ? C’est joli. Moi non plus je ne porte pas mon vrai prénom. Aucune d’entre nous ne le fait. Il est défendu de le dire aux clients, mais à toi, je peux te le dire. En fait, je m’appelle Arwa et, comme toi, je viens de très loin. Tu sais, depuis qu’on m’a vendu à une maison close quand j’avais douze ans, j’ai vécu des moments très durs.

— À douze ans, le capitaine voulait me vendre à Madame Morgane. Ce sont mes aptitudes au tir qui l’ont fait changer d’avis. Au bout du compte, mon sort est-il plus enviable que le tien ?

— Être une femme et se changer en homme pour sa survie, c’est déjà compliqué, mais évoluer en tant que femme dans un monde d’homme c'est encore pire. Je suis née à Alexandrie, dans le lointain pays d’Égypte. Mais ma famille était pauvre et trop nombreuse pour que tout le monde puisse manger à sa faim. Alors mes parents m’ont vendue à un homme qui tenait une maison comme celle-là. À quatorze ans, quand j’ai commencé à saigner, le maître de maison a voulu me mettre au travail. Mais je me suis enfuie. On m'a rattrapée, bien entendu, mais j'ai recommencé à chaque fois que l'on voulait me présenter à un client. Alors le maquereau m’a cédé à un autre établissement, où j’ai adopté la même stratégie. Ça a continué ainsi un long moment, jusqu’à me faire quitter les frontières de mon pays. Paris, Londres, Charlestown, Port-Royal… j’ai toujours résisté. Mais une fois, à Port-Royal, j’ai été victime d’un client trop impatient qui m'a surprise alors que je tentais de m'échapper. J’ai eu l’impression d’avoir un corps aussi tordu que le tien, Saoirse, et je me suis sentie sale, souillée ! Après ce dérapage, j’ai voulu tuer la patronne et m’enfuir. Mais j’ai échoué. Puis on m’a vendu à Madame Morgane, et les choses ont changé. Elle est stricte, c’est vrai, mais humaine. Mais je ne suis pas libre et ne le serais jamais. Toi, par contre, tu navigues où bon te semble ! Que j’aimerais tant partir avec toi sur le Nerriah et voguer sur les océans ! »

Ces derniers mots m’ont un peu redonné le sourire, même si j’étais toujours mal à l’aise. J’avais honte, aussi. Comment pouvais-je pleurnicher sur mon sort auprès de quelqu’un qui souffrait probablement plus que moi ?

Mais Arwa n’était pas rancunière. Elle s’est mise à me poser plein de questions sur ma vie à bord. J’ai satisfait au mieux sa curiosité. Je lui devais bien ça.

C’est drôle, maintenant que j’y pense. C’était ma première véritable conversation de femme.

Depuis cet incident, Arwa et moi, on est devenues sœurs. À chacune de mes escales, nous nous partagions le poids de nos vies. A-t-elle été ma première véritable amie ? Oui, je crois que oui. Mais on ne sait jamais quand le vent va tourner, Gamine, et ça, c’est bien vrai pour l’amitié.

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