Chap -1 : Fragments du passé (parti 2)

Mon cœur battait la chamade, tambourinant si fort que je craignais que Stan ne l'entende. Chaque pas alourdissait cette angoisse lancinante, une peur déchirée entre deux terreurs : celle de ce qui nous attendait là-bas, et celle de le perdre. Stan… Je ne pouvais pas imaginer continuer sans lui, après tout ce que nous avions traversé.

Le passage, si obscur à l’aller, semblait avoir changé. Maintenant, je pouvais distinguer les moindres détails des parois rocheuses, les arêtes vives des stalagmites qui avaient fait trébucher mes pas maladroits quelques heures plus tôt. Cette lumière étrange et irréelle s’infiltrait partout, projetant des ombres grotesques sur les murs.

Puis, soudain, tout s’est figé. Pas un bruit, pas un mouvement, comme si l’univers avait retenu son souffle. La lumière s’effaça brutalement, nous laissant dans une obscurité totale, oppressante. Mes yeux, si habitués à la pénombre, ne distinguaient plus rien. La noirceur semblait vivante, s’insinuant dans mes pensées, écrasant ma respiration. Était-ce le monde qui s’était arrêté… ou mon propre corps qui refusait d’avancer ?

L’obscurité à couper au couteau me glaçait jusqu’aux os, laissant le silence envahir l’espace. Nos souffles résonnaient, fragiles, comme les seuls échos d’une vie encore présente. Impossible de penser à autre chose qu’à ce qui pouvait nous attendre, tandis que chaque seconde s’étirait dans l’attente d’un signe, d’un murmure… n’importe quoi.

Puis Stan serra ma main, toujours ancrée dans la sienne. Ce simple geste, si familier, contrastait avec l’angoisse qui me dévorait. Sans un mot, il me tira en avant, droit vers l’inconnu. Un désastre nous guettait peut-être, ou pire encore, notre perte.

 

Nous avons débouché à l'extérieur, mais le monde qui s'offrait à nous semblait déchiré, comme si une force invisible avait arraché son essence. La majestueuse forêt de grands arbres, jadis un écrin de vie, n’était plus qu’un amas de poussière et de cendres. Sous nos pieds, le parterre verdoyant avait disparu, laissant place à une étendue stérile et grise, fissurée par des crevasses béantes qui semblaient suinter une lumière mourante.

Le ciel, d’ordinaire parsemé d’étoiles rassurantes, était désormais un tableau chaotique de rouge et de noir, comme un cœur saignant dans l’immensité. Les montagnes protectrices avaient été balayées, remplacées par une plaie béante au centre de laquelle une obscurité absolue trônait. Ces "points noirs" étaient partout : des fragments d'ombre flottants, suspendus dans le paysage. Ils dévoraient la lumière, les contours, et même le son, comme si leur simple existence aspirait la réalité elle-même.

Ils apparaissaient soudainement, comme des failles mouvantes dans le tissu de notre monde, avant de s'effondrer sur eux-mêmes, ne laissant qu’un vide oppressant dans leur sillage. Leur présence était irréelle, presque hypnotique, mais le frisson glacé qu'ils faisaient courir dans mon dos me rappelait leur danger.

J’avais du mal à respirer. Chaque battement de cœur semblait résonner plus fort dans ce silence inhabituel, et l’air avait un goût métallique, comme si le monde se désintégrait lentement. Était-ce une hallucination ? Un cauchemar ? Je regardai Stan, espérant un démenti, une explication.

- Les points noirs, je les imagine ou ça se passe comment... ?

- Non, Stan, moi aussi je les vois, mais ça n'a aucun sens. Qu’est-ce que ça peut bien être pour disparaître et réapparaître comme ça... ?

- Moi, non. Je ne m’approche pas de ce... truc

Une douleur sourde et persistante irradiait mes épaules, comme une morsure discrète qui refusait de se taire. Mais je ne pouvais m’y attarder, pas devant l’ampleur du désastre qui s’étendait devant nous. À cet instant, il me semblait presque impensable que Stan et moi ne soyons pas les derniers survivants. Une ombre passa au-dessus de nous, rapide et silencieuse, ses ailes larges plongeant dans une teinte ocre et argentée, avant de se poser parmi les décombres, dans le cratère.

- Allons voir s’il reste quelqu'un, je n’ai pas trop envie de me dire qu'on est les derniers représentants de notre espèce…

Ça m’était presque insupportable. Tout ce que nous avions connu, tout ce qui faisait encore de nous des humains, tout avait disparu en une fraction de seconde. Tout ce que j’avais cru solide, rassurant, n’était plus qu’un souvenir. Comment pouvait-il dire ça aussi brutalement ?

- Non mais attends, on est des milliards répartis sur cinq continents, il ne suffit pas de bombarder UNE ville pour nous exterminer. C'était un BOMBARDEMENT, il y a des hommes derrière ça, et ça m’étonnerait qu'ils se soient fait sauter avec le reste. Et puis, tu veux qu'il reste quoi de ce trou, il y a moins de 12 heures c'était une VILLE, là c'est un TROU, personne n’a survécu à ça…

Il essayait de me rassurer, mais ses mots semblaient étrangers. Qu’est-ce qui me rassurait encore, de toute façon ? Les hommes derrière ça… la guerre n’était jamais qu’un autre acte de destruction. C’était aussi une façon de nous dire que tout ce qui nous était cher était fragile, que nous étions tous futiles. Les milliards d’humains me semblaient bien peu face à ce désastre. Comment Stan pouvait-il rester si calme face à tout cela ?

- ……

Je restai figée, mes yeux rivés dans les siens. Je voulais crier, mais…

- Quoi ?

Il m’avait regardée, et là, je ne pouvais plus mentir. J'étais en train de me noyer dans un tourbillon d’émotions… Pas ici... Pas maintenant…

- Tu crois que c'était la peine d'argumenter comme ça…

J'avais hurlé ma peine, oubliant la sienne, les mots m'échappaient presque. Parce que, au fond, il avait raison, mais tout était bien trop lourd, trop douloureux. Il me fallait cette colère pour ne pas m’effondrer.

- Tu aurais préféré  "Oh oui, allons voir si nos amis vont bien, après tout, ils n’ont vécu qu'un BOMBARDEMENT"… Désolé…

Je l'avais dit d'un ton amer, et je n’étais pas fière de moi. Mais la douleur de tout ça me coupait la gorge. Stan, pourtant, m’avait bien compris, il savait qu’il y avait plus derrière mes mots.

- Non, t’as raison dans le fond… C’est juste…

Il s’était arrêté, la gorge serrée au point que rien ne pourrait en sortir. J’avais senti la froideur envahir mes doigts, glacés par la peur et l’angoisse. Chaque seconde était un poids. Chaque pensée un fardeau. Mais ce n’était pas ça qui m’effrayait le plus.

- C'est juste que toi, tu avais des amis là-bas…

Je n’avais pas pu le dire très fort, ma douleur laissant place à la sienne. La réalité de mes pensées m’écrasait. Mes amis. Inexistants, je n'avais jamais voulu y penser. Peut-être que je n'avais jamais voulu me rendre à l’évidence. Mais là, dans cette immensité vide, ça m'était devenu impossible d’y échapper. La vérité me frappait de plein fouet : ils n’existeraient jamais ici.

- Oui…

Un simple mot, mais il m'écrasait. Il n'y avait plus rien d'autre à dire. Comme toutes ces fois où il avait pris ma main pour me rassurer, c’était à mon tour. Lui, qui murmurait toujours des mots apaisants pour calmer mes tempêtes intérieures, avait besoin que je sois là pour lui.

Ce geste, que j’avais toujours trouvé réconfortant lorsqu’il venait de lui, semblait soudain si fragile. Pourtant, c’était tout ce que je pouvais offrir. Je serrai doucement sa main dans la mienne, comme pour lui transmettre une force que je n’étais même pas certaine de posséder.

Je me mis à parler, de tout et de rien, juste pour combler ce silence qui pesait sur nous comme un couvercle scellé. Les mots coulaient maladroitement, des banalités tissées d’un fil d’espoir presque dérisoire, mais nécessaire. Je lui dis que tout irait bien, même si je savais que c’était un mensonge. Personne ne devrait vivre un tel cauchemar. C’était peut-être la seule vérité dans tout ce que je lui disais.

Nous n’aurions jamais dû être là, recroquevillés dans cette grotte qui nous protégeait autant qu’elle nous emprisonnait. Nous étions censés rentrer chez nous, retrouver nos vies, notre normalité. Était-ce un hasard qui nous avait conduits ici ? Ou un caprice cruel du destin ?

Une question me hantait : avions-nous eu de la chance ? Ou cette survie serait-elle une autre forme de condamnation, plus lente, plus insidieuse ?

Je n’avais pas les réponses, mais une chose était certaine : nous étions vivants. Et cette grotte, aussi rassurante qu’effrayante, en portait le mérite. Alors, je lui serrai un peu plus la main, espérant que, cette fois, ce serait suffisant

Au bout d’un temps qui m’a semblé interminable, nous nous sommes mis en route, sans trop savoir ce que nous allions trouver ni ce qu’il y avait à faire. Mais nous savions une chose : nous devions agir. Rester inactifs face au massacre qui aurait pu nous faucher était inimaginable.

 

Les choses étaient bien différentes de ce que nous avions imaginé. Les 'trous' que nous avions aperçus dans les ruines de notre ancienne ville semblaient être des sortes de mini trous noirs, prêts à nous happer à la moindre inattention. Ils nous tiraient, nous balançaient de tous côtés, et nous obligions à hurler pour nous comprendre, tant le vent s'engouffrait partout, hurlant lui aussi sa fureur.

La terre de cendre se soulevait à chacun de nos pas, chant funeste d’un monde dévasté. On aurait dit que les morts tentaient de s’accrocher à nous, hésitant entre revenir dans ce monde ou nous entraîner dans le leur. Partout, au milieu des décombres et des bâtiments ternis de tristesse, des souvenirs déambulaient, fantômes muets de vies brisées. Un téléphone laissé sur un bureau, une enceinte abandonnée en pleine fête, et tant d’autres vestiges saisis dans l’instant, figés pour l’éternité.

Les escaliers effondrés sous le choc me donnaient la chair de poule, même si ces charmants volatiles avaient depuis longtemps quitté ces lieux pour des cieux plus cléments. Les réjouissances du début d’année avaient été les dernières pour tant d’âmes en cette nuit tragique.

Plus nous avancions vers le centre-ville, plus la vie semblait s’être éteinte. Les rares traces restantes devaient lutter contre l’effacement complet, et même ces souvenirs devenaient fantomatiques. Décidant de rester en périphérie, nous nous enfoncions dans une mer de cendre et de silence, où chaque pas ressemblait à un adieu.

Pourtant, l’agonie de la dernière trace de vie est venue briser ce silence des morts. Un chant, une mélodie que je connaissais bien, s’éleva doucement, hésitante, comme une caresse dans cette mer de cendres. Au début, elle me sembla lointaine, presque irréelle, avant que mes pas incertains ne m’amènent à trébucher.

Dans l’ombre d’un être réduit à de la cendre, un téléphone gisait, son écran encore allumé. Son sourire numérique illuminait faiblement le chaos environnant. Un objet si banal, si dérisoire, et pourtant si obstinément vivant. Avec des gestes saccadés, presque brutaux, je l’arrachai du sol comme si je pouvais défier le vide qui m’entourait. Mes mains tremblaient, non pas de crainte, mais d’un reste de rage sourde. Je n’arrivais pas à les considérer comme les miennes dans cet instant. Ces mains, tâchées par mon impuissance, n’avaient plus de droit sur quoi que ce soit, pas ici, pas dans ce carnage.

La chanson continuait, résonnant à travers les cendres comme un murmure persistant. À chaque mot pixelisé, je sentais ma colère vaciller, remplacée par quelque chose de plus lourd. Le ciel, lui aussi, semblait vouloir tourner la page. Les teintes sombres laissèrent place à un rose délicat, l’annonce cruelle d’un jour nouveau. Cela me parut une trahison, une insulte aux morts, un déni des horreurs gravées dans ce paysage.

Je levai les yeux et croisai mon reflet dans une vitre brisée. Ce que je vis me heurta plus que tout. Ce n’était pas seulement un visage fatigué par la douleur et la peur. C’était un masque marqué par la honte. Les dieux de toutes les religions, qu’ils soient uniques ou nombreux, semblaient se moquer de moi à travers ce ciel indifférent. Ce n’était pas eux qui méprisaient les morts, mais moi qu’ils condamnaient.

Comment pouvais-je me permettre de pleurer ? Moi, qui n’avais rien perdu. Moi, qui n’étais qu’une spectatrice vivante dans ce drame. Je serrai le téléphone contre ma poitrine, les larmes brûlant mes joues, sans qu’aucune n’ait vraiment le droit de couler.

- Morgan !!! Tu peux venir par là cinq minutes ?!!!

 

La panique perçait dans son ton, une peur viscérale que je n’avais encore jamais entendue chez lui. Mon cœur s’emballa, mais mes pas restèrent lourds, presque hésitants. Que pouvait-il bien avoir vu ? Ma première pensée se porta sur les avions, ces monstres de métal qui pourraient revenir achever leur œuvre de destruction. Pourtant, le ciel au-dessus de nous demeurait désespérément vide, figé dans un calme oppressant.

Alors, qu’est-ce qui pouvait être pire que cela ?Et pourtant, j’allais regretter cette pensée.

Je ne percevais rien. Rien d’autre que ce silence mortuaire et le chant cruel du vent jouant dans les ruines. Mais il y avait autre chose. Quelque chose qui grondait, invisible, insidieux. Ce n’était pas seulement la peur dans sa voix qui me glaçait le sang. C’était cette sensation, lourde et écrasante, qu’en cet instant précis, pour la première fois depuis le début du chaos, je ne voulais pas savoir.

 

En arrivant sur place, mon souffle se coupa. L’un de ces trous que nous avions aperçus au loin s’étendait devant moi, béant, comme une plaie noire dévorant tout sur son passage. Ce n’était pas seulement un vide ; c’était un gouffre affamé, un néant qui semblait respirer.

Un bras en surgissait, osseux et effrayant, squelettique. Ses phalanges s’agrippaient désespérément au poteau téléphonique le plus proche, comme si ce frêle vestige d’un monde en ruine pouvait encore lui offrir une chance de salut. Mais c’était une lutte vaine.

Le trou l’aspirait inexorablement, comme un immense aspirateur dévorant les dernières cendres collées à ses os. À chaque instant, le bras se délestait un peu plus de sa substance, ne laissant qu’un souvenir fragile de ce qu’il avait été.

- C’est… un trou noir, murmura Stan, presque inaudible.

- … Une catastrophe en devenir, répondis-je en fixant l’abîme.

- Comment ça ? Pour l’instant, il a l’air inoffensif.

Je détournai les yeux du gouffre, les posant sur lui avec une gravité qu’il ne semblait pas saisir.

- Pour l’instant, oui, admis-je. Mais le problème avec un trou noir… c’est que plus il absorbe, plus il grandit.

- Et plus il grandit… commença Stan, hésitant.

Je n’eus pas besoin de finir sa phrase. Le silence qui s’installa entre nous en disait bien plus que des mots. Une rafale de vent emporta quelques cendres vers le gouffre, où elles disparurent dans un frémissement imperceptible.

Je soufflai, presque pour moi-même :

- Et il finira par nous avaler.

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DSWritter
Posté le 20/01/2025
Attention, tu as oublié un guillemet à : - Tu aurais préféré « Oh oui, allons voir si nos amis vont bien, après tout, ils n’ont vécu qu'un BOMBARDEMENT… Désolé…
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