Mon cœur battait à tout rompre, mon cerveau était en ébullition. Je devais être convaincante. Je ne pouvais pas me permettre de trembler, pas maintenant.
— De leurs douleurs… dans ces jardins infâmes… soufflai-je avec autant de calme que possible. Vous les privez de nourriture, là, sous les yeux des esclaves de la ville — qui, eux, sont traités avec bien plus d'égards.
Je marquai une courte pause, cherchant ses yeux.
— Je me suis permise… d’alléger leurs souffrances, en leur apportant à manger. Est-ce un crime, ici ?
C’était peut-être l’explication la moins grave que je pouvais donner. La plus défendable, en tout cas.
— En l’occurrence, il semble bien que si. Tu contreviens sciemment aux directives que j’ai émises. Cela porte un nom : la trahison.
Je pris une inspiration, gardant la tête haute.
— Pas vraiment. La trahison, ce serait d’aller contre vos ordres dans le but — volontaire ou non — d’affaiblir le pays. Moi, je ne me suis privée que de ma propre ration, pour éviter que vous ne perdiez un esclave… qui, du coup, a pu travailler un peu plus efficacement. J’aurais plutôt renforcé le pays, non ?
Son expression changea du tout au tout. Le sourire satisfait qu’elle affichait depuis son… exercice physique… s’effaça aussitôt, remplacé par une colère froide. Glaciale.
— Lorsque l’on cumule l’insubordination, l’effronterie et le mépris des règles, il serait inconséquent de ma part de ne point intervenir.
Je repris mes esprits tant bien que mal. Je devais continuer à jouer le jeu, comme depuis le début. Gagner du temps, à tout prix. Il ne me manquait plus que quelques jours pour avoir tout ce qu’il me fallait pour sortir d’ici.
— Enfermez-moi, alors… Qu’est-ce que vous attendez ? Je ne comprends même pas pourquoi vous avez été aussi laxiste avec moi jusque-là.
— Je t’interdis de t’adresser à moi sur ce ton, jeune effrontée !
— On a le même âge, pauvre timbrée. Et je ne dirige pas cet endroit. C’est vous qui décidez qui entre et qui sort. Si je suis de trop, virez-moi. Débarrassez-moi de cette puce, balancez-moi dans une arène, peu m’importe. Rien ne sera plus pitoyable que de m’exposer comme une bête de foire. Vous vous croyez généreuse parce que vous m’avez laissée en vie ? Fun fact : vous vous êtes juste trompée de cheval. Changez de pari. J’ai perdu l’envie de vivre le jour où vous m’avez arraché le seul être qui comptait pour moi.
— Pardon ? Quel est donc ce terme ?
— Oh, c’est ça qui vous perturbe dans tout ce que je viens de dire ? Un stupide mot ? Eh bien je vais vous en donner d’autres, votre altesse : allez-vous faire voir !!
Je me levai d’un bond et partis en trombe, entraînant Cassiopée vers l’ascenseur sans un mot de plus. Je n’écoutai ni les protestations de cette impératrice imbue d’elle-même, ni les tentatives de Cassiopée pour me retenir. Plus rien ne comptait, sinon m’éloigner d’elle, de sa voix, de son regard, de son pouvoir.
La porte métallique de l’ascenseur se referma dans un souffle, étouffant le vacarme du palais comme un couvercle sur une cocotte prête à exploser. Le silence qui suivit fut presque assourdissant. Mon souffle se fit plus court. Mon cœur battait encore la chamade. Puis je lâchai le bras de Cassiopée, brusquement consciente de la tension dans mes doigts.
Elle recula d’un pas, frottant sa peau. Un bleu commençait à se former.
— Je suis désolée… pour ton bras.
— C’est pour ma tête que je m’inquiète, répliqua-t-elle en essayant de plaisanter, mais sa voix tremblait. Tu vas nous faire tuer toutes les deux à parler comme ça à l’impératrice… sa majesté souveraine de Luron… et accessoirement la plus grande psychopathe que j’ai jamais rencontrée.
Je tournai les yeux vers elle. Elle était pâle, plus qu’à l’habitude. Son regard cherchait le mien, inquiet, mais aussi furieux.
— Moi, je n’ai pas perdu l’envie de vivre, ajouta-t-elle à voix basse.
Je me détournai, honteuse, épuisée.
— Reste en dehors de ça, s’il te plaît…
— Mais je ne peux pas, protesta-t-elle aussitôt. Elle t’a attachée à moi. Tu es sous ma responsabilité, qu’est-ce que tu crois ? Si tu t’effondres, je m’effondre avec toi.
Un silence pesant tomba entre nous. Et dans ce silence, pour la première fois, je pris conscience du poids qu’elle portait aussi… sans jamais s’en plaindre.
– J’arrangerai les choses pour toi, mais j’ai besoin que tu me laisses l’exprimer… Je ne vais pas tarder à passer à l’acte.
Elle me lança un regard chargé d’incompréhension et de panique contenue. Une expression plus que claire. Elle me prenait pour une folle de parler de ça, ici, dans l’ascenseur, alors que chaque paroi résonnait sûrement de micros, que chaque angle était sous l’œil d’une caméra.
Mais je n’avais plus le luxe d’attendre.
– Après ce que je viens de lui dire, elle ne regardera pas ça, j’en suis sûre… Elle est trop en colère, trop bouleversée. Il me reste encore quelques détails à planifier, et ensuite… nous serons prêtes. Je dois juste tenir quatre jours. Quatre petits jours. Je n’aurai pas besoin de plus.
Elle détourna les yeux. Une part d’elle comprenait, mais l’autre hurlait déjà au désastre.
– J’espère pour toi que tu trouveras ce que je sais… sans moi. Une fois que j’aurai perdu la tête.
Sa voix était lourde. Pas vraiment fâchée. Résignée. Comme si elle avait déjà accepté l’éventualité que tout foire et qu’elle y laisse des tentacules.
Je me rapprochai un peu, sans la brusquer, et soufflai :
– Tu as ma parole. Tu ne vas rien perdre du tout. Elle sait que je vais tenter quelque chose, oui. Mais toi… toi, tu vas faire quelque chose pour moi.
Je décrochais l’une de mes plumes et la lui tendis. Je ne savais pas encore exactement comment cela fonctionnait, mais j’avais lu, dans un des vieux ouvrages parlant de mon espèce, qu’il m’était possible de communiquer avec quiconque possédait l’une de mes plumes.
Après lui avoir expliqué ça, je demandai à Cassiopée de chercher comment déclencher ce lien, et de devenir, en quelque sorte, ma taupe personnelle. Elle ne risquait rien tant que tout se faisait par écrit. Il lui suffirait de faire passer ça pour un journal intime. En voyant la couverture, Marianna détournerait sûrement les yeux, convaincue qu’elle avait déjà le contrôle de sa précieuse conseillère.
Cassiopée ne dit plus un mot jusqu’à ce que nous soyons de retour dans notre appartement, que nous rejoignions chaque midi pour le déjeuner, après ma séance de vol.
– Tu comptes t’échapper avec tous les esclaves, comme gage de bonne foi envers la rébellion ? demanda-t-elle enfin.
– Oui… et non.
Je la regardai droit dans les yeux.
– Je vais être honnête avec toi. À la base, je devais partir pendant la première grande évasion. Mais j’ai été bornée. J’ai voulu me venger… pour Stan. Et tout est parti en vrille. Dans la tour. Dans ma tête. J’ai été stupide. Et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, tu es enchaînée à mes plans.
Je marquai une pause, avant d’ajouter, plus doucement :
– Je suis vraiment désolée de t’avoir embarquée là-dedans. Ce n’était pas censé arriver comme ça. Mais je te jure que je ne te ferai pas couler avec moi.
– Morgan…
– Tout se passera bien. Tu n’entendras peut-être plus parler de moi, et tu n’auras plus à t’inquiéter pour moi. Tu sais quoi ? Oublie le journal intime. Si jamais elle tombe dessus, ce serait trop dangereux pour toi.
– Morgan…
– Je ne cherche même pas à rejoindre la rébellion, tu sais ? Mais il y a des gens là-bas que j’apprécie, et j’aimerais pouvoir les protéger. C’est pour ça que je vais m’évader. Mais même sans ça, je ne pourrais pas rester. Je te cause trop de problèmes… et je t’aime bien, Cassiopée. Je n’ai pas envie que tu te fasses tuer à cause de moi…
– MORGAN !
Elle m’attrapa par les épaules et me secoua doucement. Juste assez pour me faire revenir à l’instant présent… et aux larmes qui coulaient silencieusement sur mes joues.
– Tout ira bien pour moi, petite. Va… va retrouver tes amis.
Je ne réalisais pas à quel point j’avais besoin d’entendre ces mots. Elle s’en sortirait sans moi… et moi, j’avais le droit de vouloir partir. De vouloir respirer. Elle m’accompagna jusqu’à mon lit, m’aida à m’y glisser, et resta là, assise à mes côtés, à me consoler avec une patience et une tendresse que je ne savais même pas exister encore dans ce monde. Sa voix était basse, enveloppante. Chaque mot semblait me recoudre un peu de l’intérieur.
Je ne pourrais jamais la remercier assez, ni dans cette vie, ni dans la suivante. Ce soir-là, elle m’a offert quelque chose de rare, de précieux. Comme une mère égarée retrouvant, ne serait-ce qu’un instant, l’enfant que j’aurais dû être.
Je ne me souvenais pas m’être endormie. Mais je me réveillai dans mon lit, bordée jusqu’au cou… avec un doudou ?
Un petit ours en peluche, au pelage blond un peu élimé, me fixait paisiblement depuis la table de nuit. J’eus un rire étouffé. C’était si doux que ça en devenait presque douloureux.
Je me redressai, pris la peluche dans mes bras par réflexe, et sortis de la chambre à pas lents. L’odeur du pain grillé me guida jusqu’à la petite pièce qui nous servait de cuisine. Cassiopée était là, concentrée sur la poêle, les cheveux relevés à la va-vite, en train de préparer un petit déjeuner bien trop copieux pour elle seule.
– Tu me fais à manger ? demandai-je, encore ensommeillée.
– Oui, répondit-elle sans se retourner. Il faut que tu reprennes des forces. Tu n’as presque rien mangé hier, à part ce morceau le matin. Et puis… tu as besoin d’un bon réveil. Tu as bien dormi ?
Je restai un instant silencieuse, serrant l’ours contre moi.
– Heu, oui, merci, je… il est à toi ?
Elle déglutit discrètement à ma question. Son regard se détourna un instant, comme si elle avait été prise en faute. Quelque chose clochait. Son comportement contrastait avec l’habitude douce et sûre qu’elle affichait la veille.
– L’ourson ? Oui… je l’avais déjà quand j’étais petite. C’est une pièce de collection, cousue à la main sur un modèle de l’ancien temps, avant la Période Rouge… C’est bien de cette époque que tu viens, non ?
Son ton s’était fait plus bas, presque incertain. Elle m’observait du coin de l’œil, guettant ma réaction. J'avais la réponse sur le bout de la langue, mais quelque chose me retenait.
– Oui, mais…
– Comment je l’ai su ? coupa-t-elle précipitamment. J’ai appris quelques mots de l’ancien temps et j’ai reconnu celui que tu as prononcé hier… Je n’ai pas compris pourquoi tu l’as utilisé pour quelque chose d’aussi peu drôle…
Elle parlait vite, trop vite, comme si elle voulait expédier la conversation. Fuir les questions qu’elle voyait déjà venir. Elle était immortelle, je le savais… et il y avait des chances qu’elle vienne d’une époque similaire à la mienne. Alors pourquoi vouloir le cacher aussi nerveusement ?
– Euh… en fait, ça veut surtout dire "anecdote", ça n’a pas besoin d’être drôle. Je voulais juste déstabiliser Marianna.
Elle acquiesça lentement, comme soulagée que je n'insiste pas. Elle déposa les dernières crêpes sur mon assiette avec un soin presque excessif, et à cet instant, tout s’éclaira.
L’impression de déjà-vu. Sa manière d’éviter certains sujets. Sa volonté presque fébrile de cacher son époque d’origine. Je connaissais cette sensation. Deux sœurs. Une ville. Et quelqu’un qui les cherchait à l’extérieur.
Je pris un morceau de papier posé sur le comptoir, y griffonnai un mot. Sofidios.
Elle lut. Son visage perdit ses couleurs, virant à une teinte bleutée. Les larmes lui montèrent aux yeux, et dans un silence lourd, elle hocha la tête.
Je la pris doucement dans mes bras, comme elle l’avait fait pour moi la veille. Nos rôles s’étaient inversés, mais la tendresse, elle, était restée la même. Je murmurai, tout bas, pour ne pas éveiller les micros, si micros il y avait.
– Il est dans le camp rebelle… Il sait que vous êtes là.
Après quelques minutes dans un silence réconfortant, elle essuya ses larmes du revers de la main, reprenant doucement contenance. Puis, d’un geste discret, elle pointa le repas devant moi.
— Tu devrais manger. T’as du pain sur la planche aujourd’hui.
Elle me fit un clin d’œil complice. Elle parlait évidemment de mon plan pour faire évader tout le monde. Les esclaves intimes étaient seulement deux étages au-dessus de nous. Les rejoindre ne serait pas la partie la plus difficile. Ce qui comptait, c’était de réussir à sortir de la tour avec eux… sans leur faire exploser le bras.
Heureusement, j’avais une méthode. C’était déjà ça. Mais quelque chose me disait qu’elle n’avait pas laissé cet étage sans surveillance. Elle devait y avoir intégré d’autres systèmes de sécurité. Il fallait que je les découvre avant de passer à l’acte.
Pour le moment, je me contentais de suivre la routine imposée, m’accumulant encore et encore des poussières de mur. Je savais qu’on ne me laisserait plus approcher les esclaves de la tour, mais j'avais trouvé un moyen de contourner l’interdiction, de passer juste sous le nez de son altesse.
Le midi, je me procurais un carton, le plaçais au fond de mon sac, puis déposais mes morceaux de pain par-dessus. Le carton et la poussière devenaient invisibles au fond du sac, camouflés comme si de rien n’était. Une fois arrivée dans les jardins, je le tendais discrètement à un garde, en lui demandant de le remettre aux esclaves présents. Comme je m’y attendais, il réagit comme un guépard prêt à se débarrasser de la moindre contrainte, ne prenant même pas le temps d’examiner le sac avant de le tendre au premier esclave venu. Il n’avait ouvert le sac que d’un doigt distrait. Tout se passait comme prévu.
La nuit était tombée, et il était temps pour moi de découvrir ce qui m’attendait, de faire un peu de repérage. Me faufilant hors de notre appartement, je pris le chemin des ventilations. La tour était bien gardée, mais avec un peu d’ingéniosité, je pouvais contourner cette vigilance. Mes ailes, cependant, restaient un problème. À chaque mouvement, elles se heurtaient aux cloisons métalliques, et le bruit résonnait bien plus que je ne le souhaitais. Je devais absolument me glisser ce soir dans le chariot des agents d’entretien. Leurs locaux se trouvaient juste sous mes pieds, et il me suffisait de descendre sans passer par l’ascenseur pour atteindre mon objectif.
Mais parmi la multitude de chariots, lequel était celui que je cherchais ? Cette question me parut stupide dès que je vis celui qui se distinguait des autres : il était plus haut, conçu pour accueillir une poubelle plus grande, un détail insignifiant pour ceux qui ne savaient pas quel genre de lieux lui était destiné. Comme un avertissement silencieux, personne ne poserait de questions, tout simplement parce que tout le monde sait….
Le chariot était sur le point de partir, et la pièce était bondée. La plupart des gens étaient des esclaves, occupés à faire leur travail. Ce n’était pas bien compliqué. Il me suffisait de détourner l’attention des trois gardes qui surveillaient la pièce, passant régulièrement près du chariot sans vraiment prêter attention. Il allait falloir improviser.
Heureusement pour moi, la fabrication des conduits n’avait pas changé. Je savais comment dévisser un boulon de secours sans faire de bruit, et cela me permettrait de créer une diversion. J’allais faire du bruit sur la bouteille en verre d’un autre chariot, attirant l’attention des gardes ailleurs. La naïveté des gardes me ravissait à chaque fois. J’adorais ces crétins.
Sortant du conduit aussi rapidement que possible, je fis un signe discret au travailleur pour qu'il fasse comme si de rien n’était, puis me glissai dans la poubelle du chariot à toute vitesse. La taille du contenant était suffisamment grande pour que je m'y sente à l’aise. J’utilisai la chaleur de mes ailes pour percer un petit trou dans le fond, un passage stratégique qui me permettait de surveiller tout ce qui se passait autour de moi.
Je pouvais voir défiler les portes de l’ascenseur, la salle d’attente luxueuse, puis le bureau avant de pénétrer finalement dans la pièce tant convoitée. La tension montait à chaque instant, mais je devais rester calme. Tout s’était déroulé parfaitement jusqu’ici, je ne pouvais pas laisser un faux mouvement compromettre mes efforts.
Quand le garde entra à notre suite, l'homme tirant le chariot fit diversion. Il devait être au courant de mes intentions, pour autant il m’aida discrètement. J’eus juste le temps d’ouvrir un produit, le renversant légèrement sur le côté au moment où le chariot s’arrêta. Le garde, visiblement plus stupide que je ne l’avais anticipé, glissa maladroitement dans le produit renversé. Je m'étais préparée à l’assommer rapidement, mais son erreur rendait la situation encore plus simple. Après tout, le résultat était ce qui comptait à ce moment précis.
Me voyant sortir de la poubelle, bon nombre d’esclaves reculèrent avec un souffle d’effroi. Ils étaient tous enfermés dans des cellules aux barreaux larges, si larges que les enfants pouvaient passer, mais pas les adultes. C’était un choix délibéré, cruel. L’aménagement contrastait violemment avec l’idée qu’on se fait d’un cachot : des lits somptueux, des douches ouvertes, des vêtements de soie transparente. S’il n’y avait eu les chaînes, les barreaux et cette impression constante de surveillance, j’aurais pu croire qu’ils étaient là de leur plein gré.
Je levai les mains pour les rassurer, tentant de calmer les esprits. Une femme s’approcha discrètement des barreaux et me chuchota d’une voix rauque :
— Attention… il y a de l’électricité dans les barreaux.
— Merci…
Je hochai la tête, reconnaissante. La méfiance planait encore dans leurs regards, mais au moins, j’avais une information cruciale.
Prenant l’un des manches à balai en bois qui dépassait du chariot, je le brisai à moitié pour en faire une tige plus courte, moins visible. Je l’utilisai pour faire glisser un petit sachet de poudre anti-puce à travers les barreaux, dans la cellule de la femme. Elle recula d’abord brusquement en voyant le bois passer à travers, étouffant un petit cri en se couvrant machinalement la bouche. Tout son corps avait tressailli. Elle me lança un regard paniqué, avant de comprendre que je ne lui voulais pas de mal.
— Applique cette poudre sur le bras de ceux qui ont une puce de localisation, murmurai-je sans perdre de temps. Ça les perturbe.
Elle attrapa le sachet du bout des doigts, tremblante, le regard fuyant.
— À quoi… à quoi ça va servir ?
— Je vais vous faire sortir de là. En même temps qu’une masse d’esclaves d’en bas.
Elle hocha la tête lentement, le geste presque imperceptible. Son regard s’éclaira d’une étincelle d’espoir, un espoir fragile, brisé mille fois déjà.
— D’accord. Je la donnerai aux hommes… seuls eux en ont. Mais sauve-toi. Le…
Elle n’eut pas le temps de finir. Un coup sourd résonna contre la porte. Je sursautai. Elle aussi. Le garde resté à l’extérieur venait de frapper violemment, sa voix forte tranchant dans le silence.
Je jetai un dernier regard à la femme, qui avait déjà caché le sachet dans la doublure d’un coussin. Son visage avait repris ce masque vide, éteint, celui qu’on adopte pour survivre.
— Je sais… Je vous ramènerai à manger demain soir. Où est la ventilation ?
— Celles de cette pièce sont trop petites pour toi. Passe par celle du donjon…
La jeune fluxmarde me désigna une porte coulissante à l’autre bout de la salle. Une chance : elle ne grinçait pas quand on l’ouvrait. Je la remerciai d’un signe de main, sans un mot de plus, et m’y glissai juste à temps pour entendre la porte principale s’ouvrir dans mon dos.
Je l'avais échappé belle.
Mais l’instant de soulagement fut aussitôt étouffé par le dégoût qui m'envahit.
L'endroit n'était pas simplement sinistre, il suintait l'abus et la souffrance. Des chaînes pendaient du plafond, certaines encore tendues comme si elles avaient été relâchées à la hâte. Le lit, trop large pour une seule personne, portait encore l’empreinte de corps recroquevillés. Des sangles, des boucles, des instruments de cuir et de métal étaient éparpillés autour, certains collants, d’autres tachés de marques qu’il ne fallait pas analyser trop longtemps pour en deviner l’origine. L’air était lourd, saturé d’une odeur âcre, moite, écœurante. Rien ici n’avait été nettoyé, était-ce volontaire ?
Attendant que le garde quitte la zone des cellules, je passai rapidement la pièce du regard. La fameuse ventilation se trouvait au plafond, juste au-dessus d’une croix de bois lourd, garnie d’anneaux de métal rouillés. Inutile de faire un dessin : tout ici n’était que domination et emprise, déguisées en mobilier.
Je m’approchai en silence, posant les mains sur la structure poisseuse, essayant de ne pas penser à ce que mes doigts frôlaient. Mon regard balaya le sol, cherchant n’importe quoi de fin et rigide… Il y avait là une plaque à …, vous n’avez pas besoin de savoir en fait… en métal poli, jetée négligemment à côté du lit. Parfait. Je la saisis du bout des doigts, avec un haut-le-cœur, et coinçai mes pieds contre l’une des barres supérieures, le bois gémit légèrement, puis me hissai à l’envers, suspendue comme un animal pris dans un piège.
De là, j’atteignis la grille et, les bras tremblants, j’enfonçai l’extrémité de la plaque entre la première vis et le métal. Ça grinçait, ça coinçait, mais ça tournait. Six vis. C’était tout ce qui me séparait de la sortie. Chaque cliquetis de métal me donnait l’impression qu’on allait débouler dans la pièce, me tirer par les ailes et me remettre là où je venais de grimper.
Alors que je faisais sauter la quatrième vis, une cloche résonna au loin. Trois coups, puis deux. Vingt-trois heures.
Je serai les dents. J’étais déjà en retard sur ce que j’avais prévu.
Impossible de remettre la grille en place sans perdre plusieurs précieuses minutes. Tant pis. Je plaquai la grille contre le plafond avec un vieux linge trouvé à côté, sans vérifier si ça tiendrait, et pris appui sur la croix pour me glisser dans la bouche d’aération. Mon cœur battait la chamade, mes doigts glissaient sur la poussière grasse. Je rampai à l’aveugle, centimètre par centimètre, m’éloignant de cette salle infecte, de ce qu’elle imposait, de ce qu’elle me rappelait.
Je devais sortir de là. Et vite.
Je récupérai le linge et replaquai la grille là où elle devait être, coinçant le tissu entre les bords pour faire tenir l'ensemble. Je m'assurai que rien ne dépassait, attachant le tout aussi fermement que possible. Ce n'était pas parfait, mais avec un peu de chance, ce serait assez discret pour que je puisse revenir par là le lendemain.
Deux chemins s'offraient à moi, sombres et étroits, suintant de condensation et de poussière. Je pris le premier sans hésiter… pour me retrouver face à un système de ventilation tournant à une vitesse infernale. Impossible à traverser sans y laisser une aile, voire plus.
Je fis demi-tour, rampant à reculons dans l’espace exigu, le souffle court. Le second tunnel m’offrit plus de chance : une grille soudée directement aux parois du conduit. C’était solide, mais faisable.
Je me concentrai du mieux que je pouvais, contenant ma magie dans l’extrémité de mon aile jusqu’à ce que celle-ci prenne feu en une flamme fine et précise. Lentement, très lentement, je commençai à faire fondre les soudures une à une, en retenant ma respiration à chaque crépitement. Un travail long, pénible… trop long.
Un grondement sourd se fit entendre derrière moi, suivi d’un souffle d’air brutal. La ventilation s’était mise en marche. Je sentis une pression s’exercer contre mon dos, puis mes jambes furent tirées vers l’arrière. Mes ailes battirent l’air en vain, claquant contre les parois. J’étais à trois soudures de la liberté.
Je me plaquai contre la grille, l’agrippant farouchement alors qu’elle se pliait sous mon poids et la force du courant. Le métal grinça. Mon dos hurlait. Mais je tins bon.
Après ce qui me parut une éternité, la dernière soudure céda, et je pus me glisser au travers de l’ouverture à moitié déchirée. Le souffle d’air me propulsa presque de l’autre côté, me laissant haletante et trempée de sueur.
Le calvaire n’était pas fini : je tombai dans une succession de culs-de-sac, dus dessouder cinq autres grilles sans faire de bruit, m’orientant à l’aveugle dans le réseau confus des conduits. Mes bras étaient en feu, mes ailes noircies par leur propre chaleur.
Ce n’est qu’à l’aube que je tombai enfin dans la ventilation qui menait à l’appartement de Cassiopée. Il était six heures du matin passées. Elle dormait, et aucune caméra ne m’avait vue.
Le passage était libre pour la nuit suivante. Reste à espérer que je le sois aussi.
Je m’allongeai enfin, exténuée, prête à sombrer. Mon corps n’était plus qu’un poids douloureux, mes ailes picotaient encore, brûlantes sous la peau. À peine mes paupières fermées, le monde se dissout dans une noirceur douce et méritée.
Mais le répit fut de courte durée.
Une main humide se posa sur mon épaule, me tirant des limbes du sommeil. Je sursautai à peine, trop lasse pour réagir plus vivement.
— Debout, marmotte. Il est huit heures. Prends une douche et habille-toi, la journée va être longue.
Cassiopée se tenait au-dessus de moi, fraîche et pimpante, les cheveux encore humides, un sourire bien trop large aux lèvres pour cette heure indécente. Son teint semblait plus éclatant, comme si une bonne nouvelle l’avait portée, sûrement celle concernant son frère. Peut-être avait-elle enfin une lueur d’espoir.
— Déjà… ?
Ma voix était pâteuse, éraillée. Je devais ressembler à une loque.
— Eh oui, ma douce… Nuit difficile ?
Elle s’agenouilla près de moi, attentive mais amusée, les yeux pétillant de malice. Elle savait que j’avais fait quelque chose, elle ne savait peut-être pas quoi, mais elle le sentait. L’expérience j’imagine.
— Et oui… mais je suis là, et aucune difficulté ne m’empêchera de mener cette journée à bien.
Je lui adressai un sourire qui se voulait rassurant. Je ne voulais pas trop en dire, mais elle avait compris. Elle comprenait toujours, sans poser trop de questions, avec cette délicatesse qui n’enlevait rien à sa lucidité.
La séance de vol fut heureusement courte. Mon corps criait grâce, mes muscles à peine remis des tensions de la nuit. Je pus m’asseoir dans un coin, à l’ombre, loin des regards. Je fermai les yeux un instant, juste assez pour laisser mes pensées se réorganiser.
J’avais repéré une trentaine d’hommes pour dix femmes… et une quinzaine d’enfants. Si seuls les hommes portaient une puce de localisation, il me faudrait autant de poudre que la veille, peut-être plus. Chaque gramme comptait. J’en avais déjà donné pas mal aux esclaves des jardins, et avant d’en reprendre, il me fallait en savoir plus.
Après le repas, j’eus une bonne nouvelle : tous les esclaves que j’avais croisés m’avaient fait comprendre que leur puce était inactive. Je pouvais garder le peu de poussière récoltée pour ceux du haut. Mes solutions devraient attendre d’être trouvées… je mourais de fatigue.
Allongée dans mon lit, je me demandais si toute ma vie devrait se résumer à ce cycle inéluctable : faire des nuits blanches pour trouver des solutions qui nécessitent que je dorme pour être mises en place, mais qui, une fois testées, me forceraient à refaire des nuits blanches puisqu’elles poseraient plus de questions qu’elles n’apporteraient de réponses. Une histoire sans fin, sauf à ma mort. Maintenant que le monde n’était plus que guerre, vengeance et désolation.
J’aurais dû profiter de la routine de mon monde tant que j’en avais l’occasion. Me faire des amis, me plaindre de la routine, aller en soirée. J’avais laissé le chagrin me voler tellement de choses… et voilà que je recommençais, à prendre des décisions pour les mauvaises raisons.
Alors non. Je n’allais pas abandonner ces esclaves aux mains de cette peste brune, aussi foncée que du cacao pur. Mais je devais peut-être reconsidérer ma manière de voir les choses. Nouveau monde, nouvelles règles, nouvelle vie. N’était-ce pas ce que je voulais, en m’impliquant dans cette guerre ?
Et pourtant… ma décision était encore dictée par le chagrin. Comme toutes les décisions de ma vie.
Ce soir-là, en fermant les yeux, je revis l’incendie.
Je revoyais ma mère agiter les bras, le pyjama en feu. Mon père me hurlait de sortir de la maison, la voix brisée. Ma sœur se faisait engloutir par le parquet effondré et se plantait sur une poutre.
J’étais trop jeune pour vivre ce genre de choses.
Tout avait commencé par une odeur de brûlé, banale, venant du couloir. Et le bruit de la cheminée qui crépitait en dessous de moi, dans le salon. Rien d’inhabituel, vraiment. J’avais toujours connu ces bruits, ces odeurs, depuis ma naissance. Je n’ai jamais compris pourquoi, ce soir-là, ils m’ont réveillée.
Toujours est-il que j’allais réveiller ma sœur. Je ne voulais pas me rendormir seule, mais elle ne voulait pas de moi dans son lit, trop petit pour deux. Réaction d’un enfant, non ? Allez voir ses parents, demander refuge. C’est peut-être ce qui m’a sauvée, mais je ne remercierai pas le destin, car c’est ici que commença mon calvaire.
À peine sortie dans le couloir, je compris que quelque chose n’allait pas. La lumière de la cheminée n’était pas comme d’habitude, plus rouge, plus intense. Je me mis à pleurer, hurlant et appelant mon père. Ma mère ne serait pas venue. Elle savait que j’avais besoin que l’on me parle, que l’on me calme.
Mon père sortit de la chambre, me prit dans ses bras sans même regarder l’escalier, où la lumière rougeoyante du feu projetait des ombres anormales. Il me recoucha, m’embrassa le front, et me dit de ne pas m’inquiéter. Il irait voir, il m’assura que tout irait bien.
Mais quelques minutes plus tard, je l’entendis remonter en trombe. Il réveilla ma mère, et je savais que rien n’irait plus. Je le sentais dans mes tripes. Ils redescendirent tous les deux, et c’est là que j’entendis le bruit se rapprocher, étrange, lourd. Je tentai une dernière fois de réveiller ma sœur. Elle ne daigna même pas se retourner, m’envoyant un "Laisse-moi tranquille" comme seule réponse. Une réplique de grande sœur millénaire, celle qu’on entendait tout le temps.
C’est mon père qui fit sortir ma sœur du lit en entrant dans notre chambre. Je n’avais pas besoin qu’ils me disent que la situation était grave : je l’avais compris, et j’étais déjà descendue. Tout l’étage était en flammes. Ma mère nous dégageait un passage comme elle pouvait, utilisant l’aquarium, le vase de sa mère, même la télé y passa.
Je m’engouffrai dans le chemin qu’elle avait formé, persuadée que ma sœur et mon père me suivaient de près, et que ma mère ne tarderait pas. Mais la voix de mon père, bien trop éloignée derrière moi, me fit me retourner juste à temps pour voir ma sœur chuter, engloutie par le plancher de notre ancien salon. Elle heurta le chauffe-eau du sous-sol avant de s’empaler sur une poutre tombée avec elle.
Mon père, sous le choc, se reprit presque aussitôt en me voyant. Il me hurla de fuir, qu’ils me rejoindrais dehors depuis les fenêtres de l’étage. Alors je sortis, mon père ne m’avait jamais menti, j’étais persuadée qu’il tiendrait parole cette fois encore…
… jusqu’à ce que je voie ma mère, son pyjama en flammes, tomber par la fenêtre du premier étage et s’écraser contre la palissade en bois du jardin. Mon père, lui, ne sortit jamais de la maison.
J’ai assisté à toutes les opérations d’extinction sans que personne ne me voie. Ils se sont seulement rendu compte que j’étais en vie lorsqu’ils n’ont pas retrouvé mon corps dans les décombres, vingt-quatre heures après l’incendie.
Je m’étais recroquevillée dans un arbre au tronc creux, tout au bord de notre "mini forêt"… une dizaine d’arbres compressés les uns contre les autres, au fond de notre terrain.
Après "– J’arrangerai les choses pour toi, mais j’ai besoin que tu me laisses l’exprimer… Je ne vais pas tarder à passer à l’acte.", il y a un double retour à la ligne qu'il ne devrait pas y avoir.
C'est moi ou il y a une petite tension "séductrice" (c'est un peu fort comme terme, mais on se comprend !), entre Cassipoée et Morgan... I like it ;) ;)