M. Boule se mit à rire. Le genre de rire qui secoua aussi bien sa grande carcasse que les flacons et les murs de la grotte lui servant de bureau. Mais son rire ralentit et à mesure que son sourire disparaissait, Thomas sentit l’air se tendre.
— Dis-toi bien mon garçon que des jours sombres nous attendent. Si le gouvernement ne tient pas compte de nos rapports, crois-moi, l’enfer de la Grande Guerre est de retour. Et si les Zoans allemands sont mêlés, le pacte de Verniquet est rompu.
Il frappa le bureau du poing dans un bruit de tonnerre qui fit sursauter Thomas et Saka. Une nouvelle trace venait de déformer la surface du bois.
— Toutes les forces existantes seront nécessaires pour triompher des ténèbres. Ne prends pas ma demande à la légère, je te parle d’une lutte du bien… contre le mal. Si tu connaissais l’histoire de ton espèce, tu serais déjà un espion ou un diplomate de première ligne. Tes ancêtres ont peut-être été traqués, décimés, mais vous avez aussi une dette d’honneur, aucun d’entre vous n’a répondu à l’appel pour éviter le conflit en 1914. Contrairement à ce que l’on raconte, les guerres ne se gagnent pas dans les tranchées, elles se gagnent bien avant… dans les poignées de main, les amitiés sincères et les efforts de tolérance, chaque bataille est une défaite.
Le chien au sol releva la tête et émit un couinement plaintif. Les yeux de M. Boule brillaient quand il poursuivit.
— Mais certaines défaites méritent quand même d’exister, elles méritent que nous donnions notre vie pour protéger celles des autres.
Thomas laissa longtemps résonner la dernière phrase de Mr Boule sur les murs de pierre, il n’osait pas répondre. La tournure de cette conversation le mettait mal à l’aise. Il se sentait acculé… par cette pièce cloisonnée, par les mots, par un quelconque devoir ?
— Pouvez-vous m’aider à retrouver mes parents ? demanda-t-il. Vous devez bien avoir des… registres sur lesquels je pourrais apparaitre ?
— Je peux chercher… sans rien te promettre. Les Zoans le sont souvent de père en fils mais je te rappelle que nous ne laissons aucune trace. Le Sencret, le Minille, le Sabour, tout finit par disparaitre, notre mémoire est vivante, collective. Je vais essayer d’identifier le Saman qui a mené ta naissance. Amadoué un félin n’est pas à la portée de tout le monde.
— C’est quoi un Sam…
Quelqu’un frappa à la porte dans leur dos.
— C’est Caboche, dit une voix.
— Ha, entre.
Un vieil homme apparu dans l’ouverture. Il devait avoir au moins soixante-dix ans, le visage creusé et les cheveux longs méchés de blanc, marron et noir. Il portait une tunique flottante bleu nuit avec un col court couleur crème. Cette tenue lui donnait une allure de médecin. Chose étrange, il avait une sorte de bouchon dans chaque narine.
— Alors la rumeur est vraie, dit-il en d’une voix nasillarde découvrant Saka et Thomas, l’air émerveillé.
Il abaissa ses lunettes, dévoilant un regard insolite, un œil bleu ciel et l’autre marron. Il porta sa main à son nez.
— Attends ! gronda M. Boule. Je ne suis pas sûr que tu sois prêt, l’odeur est intense.
— Quarante ans… peut-être plus ! Nous ne connaissons plus ce parfum qu’à travers nos Parfioles… si ternes. Voilà un arôme naturel qui pourrait bien avoir le gout de… de la nostalgie.
Il retira ses bouchons, pris une grande inspiration les yeux fermés et… il se mit a tousser et tousser encore comme s’il avait bu un alcool trop fort.
— Je t’avais prévenu, dit M. Boule
Une fois la toux passée, le vieil homme éclata de rire et tendit sa main vers Thomas
— Les odeurs sont la vie ! Je suis Caboche, enchanté. Il me faudra des échantillons pour renouveler nos fioles mémoires.
Thomas lui serra mollement la main
— Des échantillons de quoi ?
— Mais de toi mon garçon, poil d’aisselle, recueil de transpiration, d’urine ou cire d’oreille pourront convenir.
Caboche sembla ignorer la grimace de Thomas et s’approcha de Saka. Le chat recula lentement jusqu’à ce se retrouver coincé dans un angle de la pièce.
— Qu’avons-nous là ?
Saka se mit à grogner, tout hérissé, quand le vieil homme avança ses mains pour le saisir. Mais, c’est une simple caresse sur la tête et des chatouilles sous le menton qu’il dut supporter et elles suffirent à le détendre.
— Félis Caracal, dit Caboche. C'est un peu plus qu'un chat, il est magnifique.
— Qu’est-ce qu’il me veut ? demanda Saka.
— Je crois qu’il te trouve beau, dit Thomas.
— C’est donc le premier humain sensé que je croise.
Caboche se tourna vers M. Boule
— Qui est le Saman qui a dompté son âme ?
— Aucune idée, Thomas est un orphelin de Saint-Philippe, il n’y a plus que des humains là-bas. Il y a cinq minutes, il n'avait encore jamais entendu le mot Zoan.
— Hum… lui et le Caracal ont au moins une quinzaine d’années. Ils n’étaient déjà pas nombreux à pouvoir accomplir pareille prouesse à l’époque. Il faudrait interroger Chinmay le Sage. On dit qu’il est à Ar’Canis en ce moment.
M. Boule tendit la lettre qu’il venait d’écrire. Caboche la saisit et au lieu de la lire, il passa les mots sous son nez à son tour. Il acquiesça et la glissa dans une enveloppe. Il attrapa le stylo plume sur le bureau et l’inspecta avec répugnance.
— Tu ne devrais plus t’en servir. Le senscripteur donne le même résultat.
— Je n’ai plus le temps. Son existence ne peut pas être un hasard. Le siège des Férals est vide depuis trop longtemps au conseil. S’il est trop tard pour que sa voix nous aide à stopper la guerre, il pourrait bien nous être utile sur le terrain.
— Tu veux l’envoyer à Alfort !?
— Oui, mais il n’a pas l’air du même avis.
Caboche sourit en indiquant Thomas d’un signe de tête.
— As-tu déjà vu un chat faire ce qu’on lui demande ?
— Il le faudra pourtant, tonna M. boule, nettement moins enjoué.
— Qui est au courant de son existence ? Dois-je prévenir nos Hiboux ?
— Non, aucun humain n’a de soupçons d’après lui et je le crois. Je m’occupe d’étouffer la rumeur dans le Terrier. Je ne veux aucune fuite mais avec cette odeur ...
— Bien, je senscris son arrivée à Garm. Viens avec moi mon garçon.
Il plaqua une main dans le dos de Thomas et le guida vigoureusement vers la sortie. Manifestement, personne ne se souciait de savoir ce qu’il souhaitait. Il se dégagea pour se retourner vers M. Boule.
— Mes parents !
Il eut pour toute réponse de sa part, un aboiement assourdissant, à mi-chemin entre un cri et un rugissement, éjectant le morceau de bois sa bouche. Thomas n’eut pas besoin de comprendre leur langage pour en saisir le sens, ses jambes en tremblaient encore. Il sortit, suivi de Saka, Caboche ferma la porte derrière eux et remis ses bouchons dans son nez.
— Un Féral élevé par des Mollors, il va y avoir des étincelles !
— Des Mollors ?
— Les Zoans liés aux chiens, l’espèce la plus représentée de France devant les Gallomans, liés aux chevaux.
Ils passèrent devant la secrétaire, la bouche toujours ouverte. Caboche attrapa un manteau accroché sur un mur.
— Enfile ça, prends le Caracal contre toi et baisse ta capuche au plus bas.
Thomas et Saka s’exécutèrent puis ils suivirent leur nouveau guide dehors où une rangée de curieux les attendaient.
— Retournez dans vos bureaux ! cria Caboche. Et gardez vos gueules fermées !
Ils se hâtèrent le long de l’allée malgré une boiterie mal dissimulée du vieil homme, ils tournèrent à trois intersections pour découvrir trois avenues plus ou moins identiques, mais, jamais vraiment droites. L’endroit était bien plus grand qu’il n’y paraissait.
— Qui a construit ça ? demanda Thomas
— Les Rongus, il y a bien longtemps, lapins, rat, gerbilles. Personne ne sait réellement. C’est le principal centre de coordination active des Zoans français. Autrement dit, ici, on modèle l'histoire !
— Et M. Boule en est le dirigeant ?
— Exact.
— M. Rivet, le responsable qui m’a mis transmit le message du chef, il est au courant de tout ça ?
— Les renseignements du 2 bis ? bien sûr que non, aucun Humain ne doit connaitre notre existence. Dans l’Histoire, ils nous ont parfois appelés des « chuchoteurs ». Moitié mystiques, moitié ahuris, ils n’ont jamais vraiment su ce que nous étions et nous avons fait en sorte que ça reste ainsi. Et pourtant, c’est en infiltrant ou en influençant leur milieu que nous tentons de courber le destin. Ambassadeurs, généraux, ministres, les Zoans ne sont jamais bien loin.
— On n’est pas des humains nous ?
— Pas tout à fait, les Zoanthropes ont deux âmes, nous sommes à moitié animaux tu es aussi proche d'un homme que d'un félin.
Alors c'est ça que je suis songeat Thomas, pas un singe, un chat !
Caboche poussa une barrière et les guida vers un des bureaux sculptés dans la roche, plus ou moins identique aux autres, mais en plus vétuste. Il peina à tourner la clé dans la porte d’entrée tellement l’humidité avait déformé le bois. Une sorte de mousse colonisait le rebord inférieur de la grande baie vitrée. L’intérieur n’était pas plus accueillant. Pas de secrétariat, mais un bazar sans nom avec des murs remplis de flacons ou de toiles d’araignées et un sol couvert de feuilles volantes. Dans un coin, un petit bureau courbé sous une espèce de machine à écrire trop lourde. Une montagne de papier se mit à bouger à côté. Il en émergea péniblement un chien en tout point semblable à son maitre avec sa robe tricolore, ses yeux vairons et sa démarche arthrosique. Chose suprenante, il portait sur le museau des lunettes, maintenues par deux branches rigides sur les oreilles et une lanière de cuir sous le cou. Un des verres manquait à l'appel. Il s’approcha lentement de Caboche la queue battante puis de Thomas qu’il commença à flairer. C’est alors que son attitude changea, il se redressa, le dos droit et la tête fière comme si le temps n’avait plus d’emprise sur lui. Et il hurla… à l’image d’un vieux loup. Caboche aboya quelques sons, le caressa avec compassion et le chien s’affaissa à nouveau, haletant.
— Ton odeur lui a rappelé quelqu’un. Quelqu’un qui nous a quittés il y a bien trop longtemps. Tu l’as ramené quarante ans en arrière, même si cela n’a duré que quelques secondes.
Thomas saisit la main du vieil homme.
— Vous avez connu un Féral ?
— Connu Safran ? Pas vraiment. Il était tellement mystérieux, nous n’étions alors que des enfants, mais nous lui devons la vie avec Racine. Hein ma belle ?
— C’est… c’est une femelle ?
— Oui, la mixité est assez rare dans les couples Zoans-Thérians, mais pas impossible.
Caboche attrapa un plateau en bois et il parcourut ses étagères de fioles, il en sélectionna plusieurs, parfois en soufflant sur l’étiquette pour pouvoir la lire. Il s’approcha de Thomas avec sa petite collection, retira un de ses bouchons de nez pour sentir un flacon qu’il venait d’ouvrir.
— Huile neutre, dit-il. Tu permets ?
Sans attendre de réponse, il glissa un morceau de coton dans le cou de Thomas et se mit à le frotter.
— Hey !
— Il me faudrait aussi quelques cheveux.
Il approcha sa main de la nuque de Thomas qui s’écarta
— Pas touche, c’est sensible, c’est là que j’ai été mordu.
— Laisse-moi voir.
Caboche attrapa une loupe au milieu du bazar d’une étagère avec une agilité surprenante, comme si elle était parfaitement à sa place. Il inspecta les cicatrices en passant sa main sur la peau de Thomas, le faisant frissonner.
— Sacrée mâchoire. C’était pourtant bien un chien, aucun doute avec ces dents.
— Il m’a paralysé, aucun chien n’a de poison non ?
— Non… c’était peut-être juste la peur.
Thomas faisait la moue, perplexe.
— Qu’est-ce qu’il venait faire à Saint Phillipe ? Il est entrée dans une pièce cachée au fond de notre bibliothèque mais j'y suis allé, il n'y avait rien.
— Bonne question. Plusieurs Zoans aujourd’hui en mission ont grandi dans cet orphelinat. Si c’était un espion allemand, il cherchait peut-être à découvrir leur identité. Mais c’est étrange, tous les Zoans savent qu’on ne…
— Laisse aucune trace, coupa Thomas.
Il sentit alors une vive douleur derrière sa tête. Caboche se tenait tout sourire avec une mèche de ses cheveux au bout des doigts. Il les trempa avec le coton dans sa fiole, la referma, la secoua et inscrivit « Féral » sur l’étiquette encore vierge. Il la disposa ensuite soigneusement avec les autres, ouvertes, sur un rail de sa machine à écrire. Il s’assit et commença à taper sur les touches. À chaque frappe, un jeu d’engrenages et d’articulation entrainait d’abord l’extrémité d’une des barres dans un des flacons puis sur une petite page où elle imprimait un caractère et enfin sur un tampon avant de reprendre sa place initiale. La machine prenait vie, comme une grosse araignée, sous les doigts experts de Caboche.
— Le Sencret, dit-il sans interrompre son écriture. Le langage codé des Mollors. Il sera peut-être remplacé par les nouvelles technologies, mais je trouve ce Senscripteur bien plus élégant que leur fichu Enigma. Les odeurs ont un sens, une histoire, les nuances que l’ont peut exprimer sont sans comparaison avec les mots.
Si seulement Georges pouvait voir ça songea Thomas avant de répondre
— M. Boule, il n’a pas utilisé de fiole lui.
Le vieil homme se raidit, les sourcils froncés.
— C’est à cause de cette fichue plume...
Caboche n'en dit pas plus, il retira le fin parchemin de sa machine à écrire et le glissa plusieurs fois sous son nez.
— Bien, j’enverrai ce message à Garm cette après-midi. Tu pourras rejoindre l’école d’Alfort dès lundi.
— Et si je n’y vais pas ?
— C’est ton choix mon grand. Ta vie. Mais si tu veux vraiment savoir ce que tu es, de quoi tu es capable et d’où tu viens. Alors tu iras.
Thomas réfléchi un instant, Caboche avait-il raison ? Non. Sa vie était avec ses frères, sa vraie famille. Il trouverait un autre moyen de retrouver ses parents biologiques. Il avait déjà un avenir, comme sellier.
— La directrice ne permettrait jamais que je rejoigne cette… école de toute façon.
— La fille d’Hélène ? Laisse-moi m’occuper d’elle.
— Vous connaissez…
— Ne te cherche pas d’excuse, le coupa Caboche. Ta présence lundi à Alfort ne dépend que d’une chose, de toi et rien d’autre. Tu as deux nuits pour y réfléchir.
Caboche remit son bouchon dans le nez et se dirigea vers la sortie, il s’arrêta au passage devant une étagère en pierre remplie de bibelots, porteclé, dés, bijoux. Il les inspecta avec un air mélancolique.
— J’ai un service à te demander. Quand je fais des rencontres marquantes, j’aime bien conserver un élément de la vie des gens. C’est un rituel stupide, je sais, mais réconfortant aussi. Je n’ai rien de Safran et tu me le rappelles beaucoup. Aurais-tu par hasard une babiole inutile à me laisser ?
Thomas grimaça. Après avoir récolté son odeur et ses cheveux, voilà que maintenant, on lui demandera un souvenir. Il chercha dans ses poches et en sortie une figurine en cuir. Sa souris modifiée en écureuil. Caboche s’approcha.
— Ce serait parfait, dit-il, émerveillé.
Sans trop savoir pourquoi, Thomas hésitait à s’en séparer, comme lorsqu’on décide de donner la peluche avec laquelle on a grandi. Sauf que lui n’en avait jamais eu. Il tendit la main et Caboche saisit la sculpture.
— C’est toi qui l’as fabriquée ?
Thomas acquiesça
— Tu es doué, c’est magnifique. Elle sera bien avec moi.
— Avec tout le foutoir sur cette étagère ?
— Avec tous les autres sur cette étagère oui. Aller, viens, je te raccompagne dehors.
— Une dernière chose, dit Thomas, pourquoi Mr Boule m'a indiqué Ronald pour venir ici ? j'aurai pu mourir sur ce fichu tobogan.
— Je penses qu'il voulait s'assurer de deux choses, tout d'abord que tu sois bien un Zoan. Ronald parle quasiment toutes nos langues. Ensuite, de ta motivation. Nous avons bien compris que tu cherches à savoir qui tu es. Sauf que tu ne te poses pas les bonnes questions. Ce que nous sommes tient beaucoup moins de nos origines que de nos actes et de nos choix.
Thomas médita cette réponse en sortant du bureau. Ils marchèrent sur les avenues du Terrier puis dans un étroit couloir pour enfin s’arrêter face à un ascenseur où un autre homme en manteau long attendait. Il se retourna pour les inspecter et, de manière surprenante, céda sa place à Thomas devant les portes.
— À bientôt, dit Caboche. J’espère que l'on se reverra. Et tâche d’être discret avec ton chat.
Les battants s’ouvrirent sur un petit espace finement décoré avec un garçon de son âge dans un angle en costume noir et doré, chapeau assorti sur la tête et gants blancs sur les mains. Il se tenait devant un panneau de commande et affichait un sourire de porcelaine.
Thomas avança, suivit de l’inconnu.
Caboche avait déjà disparu.