Après une brève ascension de l'escalier des guillotinés, surnom lié aux têtes d'animaux scultés au sommet de chaque pommeau, il trouva la porte du bureau entrouverte. Une faible lueur traversait le seuil vers les marches jusqu'au crâne brillant du dernier chien d'ornement, lustré par le passage répété des mains cherchant un appui. Aucun bruit. Il frappa et entra sans attendre. Mme de Galmière n’était pas là, quelque chose d’exceptionnel devait la retenir car elle ne quittait quasiment jamais ses dossiers.
Une pièce toujours aussi oppressante l'accueillit, grande et sombre avec un secrétaire en ébène noir au centre et d’immenses bibliothèques dégorgeant de registres aux quatre murs. Une lampe faiblarde posée sur le sol constituait la principale source de lumière car des caisses de documents obstruaient en totalité les fenêtres. Deux chaises métalliques fragiles tremblaient d'un coté du bureau, devant un fauteuil massif de bois exotique et de cuir vert aux décoration détaillés de l'autre. Même les meubles vous rappellent votre place ici, pensa-t-il. Les effluves d’eau de roses vieillies mélangées au parfum de renfermé lui soulevèrent l’estomac. Le bureau d’un croquemort serait tout aussi accueillant !
La directrice absente, il s’aventura dans la pièce à pas feutrés. Dans les bibliothèques, les registres semblaient triés par ordre alphabétique, il en ouvrit un au hasard dans les lettres D. Il tomba sur un dossier concernant un certain Deal Louis, son historique datait du 6 novembre 1917. Une cousine l’avait accompagné après le décès de ses deux parents durant la Grande Guerre. Une maigre liste de ses effets personnels et un résumé des années passées à Saint-Philippe venaient ensuite. Une certaine Hélène de Galmière avait signé les éléments manuscrits jusqu’en 1926, la défunte mère de l’actuelle directrice, se souvint Thomas. Il en gardait peu de souvenirs, simplement l’image d’une femme souriante et chaleureuse. Isabelle, sa fille unique avait pris le relais et instauré une méthode quelque peu … différente, la dictature de Galmière l’appelait Thomas.
Le dossier suivant concernait Antoine Delorme. Thomas ne put s’empêcher de l’ouvrir. Antoine était arrivé 5 ans après lui en 1930 à l’âge de 7 ans, déposé par ses parents. Une décision de justice l’avait placé à l’orphelinat après des violences graves et répétées sur ses deux petites sœurs. L’Etat était devenu son tuteur légal. La liste de ses effets personnels s’étalait sur deux pages, sa famille ayant continué à lui adresser des biens, pour ses anniversaires notamment. Le résumé de ses années à Saint-Philippe semblait fidèle, punitions, fugues, mauvaises appréciations, etc.
Thomas n’en revenait pas, Delorme n’était pas du tout orphelin, c’est son comportement violent qui l’avait envoyé à Saint-Philippe ! Il sursauta en réalisant dans un éclair de lucidité que son propre registre se trouvait à coup sûr dans ces bibliothèques ! Il en avait déjà lu l’historique d’entrée quand il avait interrogé la directrice sur l’identité de ses parents, vers l’age de dix ans. Cette page à moitié vide ne lui avait donné aucune réponse, seulement des questions supplémentaires. Peut-être que d’autres documents lui permettraient d’en savoir plus ? Il se mit à chercher les classeurs en A, ils ne devaient pas se cacher bien loin ! Certaines sections des étagères semblaient fermées sous clé. J’espère que mon dossier ne s’y trouve pas, songea-t-il. Il continuait à fouiller en jetant des coups d’œil vers la porte quand il tomba sur les bons registres. Atorne Raymond... Auret Louis... Avril Thomas ! Un battement sourd tambourinait dans sa poitrine.
Il ouvrit son dossier et retrouva la page manuscrite qu’il ne connaissait que trop bien :
Historique d’entrée
22 avril 1925
Date de naissance inconnue, l’enfant semble âgé d’environ deux ans.
Un des pensionnaires a retrouvé Thomas le 6 Avril 1925 assis sur les marches de l’orphelinat avec pour effets personnels ses habits et son supposé prénom gravé sur un médaillon en argent pendant à son cou.
Il gardait toujours avec soins cette gravure, seule trace de son passé avant Saint-Philippe. Il l’avait monter sur un bracelet de cuir depuis.
"Ceux qui l’ont abandonné n’ont laissé aucun courrier, aucun patronyme. Nous avons contacté la préfecture, le signalement dans les journaux, l’enquête de police et la consultation des registres de l’église n’ont rien donné. L’officier d’état civil a choisi de le déclarer sous le nom d’Avril, mois au cours duquel nous l’avons retrouvé, et de conserver le prénom de Thomas"
Effets personnels :
Médaillon en argent
Une tenue
Parents : Inconnu
Autres membres de famille : Inconnu
Signature: Hélène de Galmière
Depuis six années, Thomas savait que ses parents n’étaient pas morts, ils l’avaient abandonné. Cette nouvelle lui avait donné un peu d’espoir, mais elle lui avait aussi ulcéré l’estomac. Non seulement sa famille l’avait rejeté, mais elle avait pris soin de ne laisser aucune trace. Il n’était pas digne de porter leur nom. Voilà pourquoi la directrice avait accepté de lui montrer ce rapport, un arbre sans racine est plus facile à briser. La plaie au lieu de cicatriser s’était gangrenée avec le temps, la tristesse et l’incompréhension avaient fait place à la colère, à la haine. Qui peut faire ça ? Suis-je le fils de monstres ? Comment vivre quand on est un enfant non désiré ? Ces questions creusaient en lui un vide, un organe manquant.
Il tourna la page avec précaution tout en retenant sa respiration. La suite résumait ses années à Saint-Philippe; La femme d’un des jardiniers l’avait élevé la première année, Mme Grollet. Elle semblait servir de nourrice pour les plus jeunes au sein de l’orphelinat, il n’en gardait aucun souvenir. Il avait fallu attendre ses trois ans pour le voir marcher, ses quatre ans pour qu'il prononce un mot. L’apprentissage de la lecture et des nombres lui avait posé problème plus qu’aux autres. Enfant sans histoire jusqu’à l’adolescence, de Galmière le présentait ensuite comme un singe têtu, menteur et paresseux avec une facheuse tendance à disparaitre dans les arbres du parc. Des compliments de sa part l’auraient étonné. Pourquoi personne ne lui avait jamais demandé de rédiger pareil analyse sur cette vipère ? Mentir avait toujours été facile pour lui, comme une seconde nature. Les mensonges lui permettaient d'enjoliver la vie, de réver. Ils avaient le gout soyeux de tous ces bonbons qu'ont ne lui avait jamais offert.
Les rapports de Mr Gray étaient joints, ils faisaient mention d’un élève doué. Nul doute que le prochain sera moins agréable songea Thomas.
Il tournait la dernière page d’un dossier bien vide quand il entendit un son familier, le résonnement sec et rapide de talons sur un escalier de pierre, la directrice ! Il se précipita pour ranger ce qu’il avait déplacé et retourna s’asseoir sans un bruit.
Mme de Galmière marqua une pause devant la porte entrebâillée avant de la franchir en trombe pour découvrir Thomas sur une des chaises. Il s’efforçait d’afficher un visage innocent.
– Qui vous a permis d’entrer ici ? pesta la directrice.
– C’était ouvert.
Elle le dévisageait. Cette grande brindille en tailleur noir portait un chignon tellement serré que ses cheveux bruns menaçaient de lui sortir du crâne. Des verres grossissants réduisaient ses yeux à deux billes sombres trop écartés. Sa silhouette projetait sur le mur l'ombre géante d'un insecte menaçant. Elle ressemble plus à une mante religieuse qu’à autre chose, songea Thomas, pas surprenant qu’aucun homme ne veuille partager sa vie !
– Il est interdis d’entrer en mon absence ! dit-elle en s’asseyant face à lui, Mr Gray m’a fait part de vos retards répétés, avez-vous une excuse valable ?
– Je dors mal.
– Voyez-vous ça, après quinze années à la direction de cet établissement, c’est la première fois que je l’entends celle-là ! Un jour il vous faudra essayer de dire la vérité. Vous devrez bientôt agir en adulte, ce monde nécessite de la rigueur et de la discipline. J’ai bien l’intention de graver ces principes dans votre tête de mule !
Tant que ce n’est pas à coup de mandibule, se soucia Thomas. Elle ne doit vraiment rien y voir, où se trouve la rigueur dans ce bureau ?
– Vous serez sanctionné ! Je souhaite réhabiliter la bibliothèque, elle a besoin d’un grand ménage. Cette gourde de Mme Péron ne s’en sortant pas avec le reste de l’orphelinat, vous allez devoir vous en occuper sur votre temps libre. Mr Borne vous donnera des indications et le matériel nécessaire dès demain.
Thomas n’avait pas quitté la directrice des yeux, soutenir son regard avec trop d’insistance ne semblait toutefois pas être une bonne idée sauf à vouloir corser la punition. Il n’avait jamais entendu parler d’une bibliothèque à Saint Philippe, mais si elle la jugeait sale, c’était mauvais signe.
– Bien, puis-je partir ? demanda Thomas.
– Oui, hors de ma vue.
Voilà qui, pour une fois, ne devrait pas lui poser trop de problème. Il sortit en souriant.
+++
Il retrouva Léon et Georges dans le réfectoire, une grande salle double en pierre calcaire encrassée qui aurait pu accueillir les ruades d'une girafe sans problème. Des boiseries aux sculptures angoissantes couvraient en partie les murs sur la moitié basse, des vitraux aux motifs rouge/violet sur la moitié haute. Au fond, le feu asthmatique d'une cheminée trop grande finissait de plomber l'ambiance. Ils avaient fini par s'y faire avec les années.
Au menu : cordon-bleu tièdes et bouillie de haricots verts. Thomas assaisonna l’ensemble d’un résumé épicé de son passage chez de Galmière.
– J’en reviens pas, Delorme arrête pas d’faire l’malin, mais c’est juste une ordure, dit Léon en scrutant les différentes tables. Il va m’entendre c’lui la !
– Non, j’aimerai autant que personne ne sache que j’ai fouillé dans les dossiers, je vais finir par me faire renvoyer. Contrairement à vous, je n’ai personne pour m’accueillir et nulle part où dormir.
– Es-tu sûr d’avoir observé l’intégralité des documents ? demanda Georges tout en inspectant de près son assiette.
– Oui, je suis allé vite, mais il n’y avait rien d’autre.
Il y avait peut-être autre chose, mais alors ce n’était pas dans son dossier, songea Thomas.
– L’père Grollet travail encore aux jardins il m’semble, jamais vu sa femme par contre dit Léon.
– Je vais aller lui demander où ils habitent et si je peux leur rendre visite demain, enfin, si j’arrive à esquiver Borne jusque là... Vous aviez entendu parler de cette bibliothèque ?
– Aile abandonnée, dernier étage, la porte est fermée à clé depuis toujours, dit Georges en repoussant son assiette.
– Grassouille t’as servi à mains nues hein ? demanda Léon.
– Mouai… ça me dégoûte.
– Parfait !
Il récupéra le plat de son frère, un sourire jusqu’aux oreilles, tout en faisant glisser une pomme et son pain en échange.
Ce n'est que le 2ème chapitre mais ça me donne envie de lire la suite !
Je suis déjà bien attachée au trio de garnements ;)
J'ai un peu tiqué sur le menu "cordon-bleu tièdes et bouillie de haricots verts", je suis loin d'être une féru d'histoire, mais ça me paraît un peu anachronique... Je ne sais même pas si la recette du cordon-bleu était déjà connue à l'époque...
Et bon, connue ou pas, dans les années 30 un cordon-bleu aurait été fait par une cuisinière (qui a du temps!) ou un boucher (et ça aurait coûté cher), non ?
C'est pas bien grave mais ça fait perdre un peu de crédibilité à ton récit :)
Malgré tout, continue, j'ai hâte de lire la suite !!
Citrusae
Merci beaucoup pour ton retour
le cordon bleu arrive en cuisine autour de 1820
par contre tu as raison je n'avais pas évalué son coté un peu "gastro" qui ne colle pas avec l'image que je veux donner
je vais y remédier.
Bonne journée
Thomas nous apparaît comme un personnage curieux, qui n'a pas tellement peur de se faire punir. J'ai hâte de voir dans quelles aventures il va s'engouffrer !
Je me demande quelle importance Delorme va avoir dans l'histoire.
J'ai remarqué une confusion entre le "er" et le "é" dans le début du chapitre, rien de grave, juste de l'inattention...
A bientôt !
Thomas semble plein de ressources et n’a pas froid aux yeux. Son histoire personnelle est bien intrigante et j’imagine qu’elle sera peut-être au cœur du récit. Je n’ai pas vu repasser le chat, son comportement m’intriguait fort, mais peut-être ai-je trop d’imagination. Je suis d’accord avec M. de Mont-Tombe concernant les descriptions d’ambiance, mais il me semble que c’est surtout au premier chapitre qu’il faudrait insister, lorsque tu présentes les lieux. D’ordinaire, orphelinat évoque souvent un endroit sombre et hostile, l’impression première que renvoie le lieu n’est pas cette image, ce sont plus ses habitants qui effraient. Il me semble aussi que tu peux illustrer les sentiments ressentis : une main qui se crispe, un sourcil qui se hausse ou se fronce, un geste machinal qui traduit le trouble, la frustration ou l’agacement, un frisson, des épaules qui s’abaissent, un dos qui s’arrondit etc. Je trouve que cela donne plus de force aux sentiments exprimés. Je dis cela, ce n’est pas une critique. Ton texte est déjà vraiment très bien !
Juste deux petites coquilles :
- Une liste répertoriait/Un paragraphe répertoriait : répétition de répertorier
- L’Etat ausi était devenu son tuteur : aussi
À très bientôt.
Bonne idée, ça, de farfouiller un peu dans des dossiers confidentiels... J'ai bien aimé sa réflexion que peut-être il y avait quelque chose qu'il n'avait pas trouvé, hors de son dossier. ça sent l'intrusion par effraction dans le bureau de la directrice.
J'ai hâte de découvrir cette Madame Grollet! Vu qu'elle l'a vu enfant, elle a sûrement des informations sur lui qui ont échappé au résumé du dossier, peut-être même a-t-elle remarqué des étrangetés chez lui...
Bon courage et à bientôt ! =^v^=
Emmy
Sympa la petite description d'ambiance du début. J'aime aussi l'idée de s'intéresser au passé de Thomas, même si on apprend finalement assez peu. Les situations s'enchaînent très vite, effectivement on ne perd pas de temps ! J'imagine que l'élément déclencheur ne va pas trop tarder à faire son apparition. Une grosse bêtise de Thomas ? Le début de la guerre ? On verra bien !
Le perso de la directrice me fait bien rire, même si elle est assez caricaturale elle fonctionne bien xD
Mes remarques :
"devait la retenir, elle ne quittait quasiment jamais ses dossiers." -> car elle ne quittait ?
", un secrétaire placé au centre et d’immenses bibliothèques remplies de registres aux quatre murs." il manque des auxiliaires -> était placé étaient remplies ?
"Même les meubles vous rappellent votre place ici, pensa-t-il." Tu pourrais mettre les pensées en italique pour que ce soit plus lisible ?
"Il avait quitté le château en 1929 un diplôme d’ébéniste" virgule après 1929 ?
"se souvint Thomas, il en" point après Thomas ? (sinon la phrase est un peu longue)
"L’état aussi était" majuscule à état ?
"sous clé, j’espère que mon dossier" point après clé ?
"sur les bon registres." -> bons
"Il cherchat dans les derniers dossiers" -> chercha
"Un battement sourd accéléra dans sa poitrine." -> accéléra n'est peut-être pas le verbe le plus approprié ici
"Il gardait toujours avec soins cette gravure ," espace en trop avant la virgule
"un arbre sans racine est plus facile à tomber." je n'ai pas trop compris le sens de cette phrase
"première fois que je l’entends celle-là," point après là, ou point d'exclamation ? "ou se trouve la rigueur dans ce bureau ?" -> où ?
"Il retriuva Léon et Georges" -> retrouva
"ça me dégoutte." -> dégoûte
Un plaisir,
A bientôt !
Tes retours me sont très précieux !
merci encore
oui j'aime bien que la description des personnage faite par le point de vue de Thomas soit un peu exagérée. Il a ce coté menteur/ j'en rajoute un peu.
Le vrai "Elément perturbateur" est au chap 9 :)
En tout cas, j'aime beaucoup l'intrigue que tu es en train de mettre en place ! Cela me fait vraiment penser à la manière d'écrire de Michael Morpurgo, qui écrit des romans jeunesse (je ne sais pas si c'est ton but, cela dit).
Mon expérience littéraire est aussi fournie que celle d’un enfant de 10 ans. Je compte corriger les aspects techniques (ponctuation des incises et chapitres) dès ce week-end et je me penche sur les descriptions pour améliorer l’immersion.
Je ne manquerai pas de lire tes textes pour me faire une idée
Merci !