Chapitre 0.1 - P2

Notes de l’auteur : Premier chapitre de la deuxième partie

1 TD = Travaux Dirigés
2 CM = Cours magistraux
3 Sophianlogie = Étude des fondements de la religion sophianne
4 Civilisation = Une des matière au programme en HdM
5 HdM = Histoire du Monde
6 Disciple Supérieur = Élève de troisième année dans un cursus de l’Académie d’Isorialys

« Euh, maman, tu vas pas m’accompagner jusqu’à la Grande Porte, hein ? Tu avais promis ! »

La Grande Porte. La porte d’entrée de l’imposant mur d’enceinte encerclant l’Académie, un mur mesurant facilement plusieurs mètres et composé de nombreuses pierres aux tailles inégales… mais surtout dans la cour des grands. La ligne de départ d’une course exceptionnelle dont il ne connaîtrait l’issue qu’après des années d’efforts. Il la voyait de plus en plus proche à chaque pas, tout comme la pression, si normale un jour de rentrée scolaire, ne cessait de monter.

« Mais oui, mais oui, mon fils. Pas d’inquiétude. Les amis que tu ne connais pas encore ne me verront même pas. Tu es grand maintenant, tu sais te débrouiller. »

Cette dernière phrase amusa fortement Marc. Elle l’irrita aussi quelque peu. À dix-huit ans, ce beau et fort jeune homme brun d’un bon mètre soixante-quinze avait l’impression d’avoir déjà entendu ces mots formulés – rabâchés, disons le franchement – exactement de la même façon des centaines de fois depuis qu’il avait entamé l’adolescence.

Il ne l’aurait admis pour rien au monde mais il était soulagé que sa mère l’accompagne pour ce jour de rentrée scolaire. Il n’aurait pas vraiment su expliquer pourquoi. Il pensait sincèrement qu’il savait se débrouiller désormais mais ce changement d’environnement… Disons que rentrer enfin à l’Académie restait quelque chose d’impressionnant et cela lui faisait un peu peur. Enfin, peut-être pas peur, mais il ressentait une certaine appréhension. N’était-ce pas normal ?

« On est presque arrivé, je vais te laisser mon chéri. Chose promise, chose due. Et puis, tu connais déjà des gens. Lorenzo ne devrait pas tarder, non ?

— Oui, il m’a dit que l’on se rejoignait au niveau du panneau d’affichage. Il faut passer la Grande Porte et ils sont au niveau du bâtiment principal. Celui avec la lettre A, de ce que l’on m’a dit. Il devrait être visible dès que j’aurais passé le mur d’enceinte. On espère être dans la même classe avec Lorenzo, tu sais.

— Mais il a un an de plus que toi…

— Il redouble. Il a fait une première année de TechnoMagie l’an dernier mais c’était pas trop pour lui. C’était ce qu’il me disait cet été. Il veut tenter autre chose.

— Croisons les doigts pour que ça lui plaise. Trouver sa voie n’est pas facile dans la vie Marc, je suis d’accord, mais il faut éviter de suivre son exemple. Une fois que l’on a choisi un chemin, on s’y tient. OK ?

— Oui, m’man. T’inquiète pas, j’connais le refrain. Ça va bien se passer. Allez, à ce soir !

— Sois sage ! »

Sois sage répéta une voix railleuse dans son dos une fois que sa mère se fut éloignée.

« Lorenzo ! Arrête de charrier, t’es pas marrant !

— Mais si, mais si, c’était hilarant. Tu peux l’dire, elle est loin maint’nant. Elle est cool ta mère n’empêche. Elle t’accompagne même pour ton premier jour à l’Académie. Calé. Franchement calé. La mienne était occupée à faire d’aut’ trucs probablement bien plus fun que s’inquiéter de moi et de mon avenir…

— Attends. T’es jaloux là ?

— Naaan… Fin ouais, si, quand même, un peu. J’avoue. T’as des vrais parents, frère. Faut que tu t’en rendes compte. Mais allez, viens, on va voir les tableaux d’affichage. J’ai hâte de voir si on va faire les quatre-cent coups en classe ensemble cette année. »

Marc était très heureux de revoir son ami Lorenzo. Ils se connaissaient tous deux depuis longtemps, ayant fait l’essentiel de leurs études secondaires ensemble. Lorenzo avait toujours eu un an d’avance sur lui, donc ils n’avaient jamais eu la chance d’être en classe ensemble, mais ils aimaient toujours se retrouver durant les pauses lorsqu’ils étaient encore dans le même établissement privé. Ils se voyaient pour manger ensemble à midi ou rigoler entre deux cours mais, si Lorenzo se spécialisait lui aussi en Histoire du Monde, cela risquait de tout changer.

« Mais Lorenzo, maintenant que j’y pense… C’est ta deuxième année à l’Académie, non ? Tu devrais pas passer Disciple inférieur ?

— Non, ce serait trop simple si ça fonctionnait comme ça, mon gars. Ici, faut mériter son titre. Tu commences Initié dans un cursus. Après, si tu veux évoluer vers le titre supérieur, faut que tu continues dans le même cursus. Y a aussi des passerelles d’un cursus à un autre mais pour ça faut être chaud. T’imagines, toi, passer de l’Histoire du Monde à la TechnoMagie ? Dans un sens, ça se fait, mais pas dans l’autre, crois-en mon expérience. Enfin bref, comme t’imagines bien, en me réorientant, je suis pas un vrai deuxième année. Par conséquent, je reste un Initié. Comme toi. »

Tout en discutant, les deux jeunes s’étaient rapprochés des fameux panneaux d’affichages autour desquels tous les étudiants s’agglutinaient, créant un véritable attroupement devant la Grande Porte.

« Excellent, Marc, c’est écrit là, regarde ! On est dans le même groupe. Ça veut dire qu’on ira aux TD et aux CM ensemble, trop d’la balle !

— Y a des TD quand tu te spécialises en Histoire du Monde ? Mais pour quoi faire ?

— Tu t’poses trop de questions superflues Marc. On s’en fout. Ce qui importe, c’est qu’on va être ensemble et qu’on va s’éclater. Fais voir un peu l’emploi du temps initial. Ça changera peut-être plus tard mais, en général, ils affichent toujours un prévisionnel pour que tu saches où aller la première semaine.

— Euh… Lorenzo, je crois que c’est là. On dirait qu’on commence avec le Dr. King. Ça t’cause ?

— Hmm... Attends. Le Dr. King, le Dr. King… Ça m’est pas étranger, ce nom là. J’ai dû en entendre parler l’an dernier. Mais j’te préviens. Si j’en ai entendu parler, c’est pas forcément bon signe. J’retiens pas les noms des profs moi, j’voudrais pas encrasser ma mémoire avec des infos comme celle-là. Ça sert à rien. Écoute, j’sais plus, mais autant que j’me rappelle, c’était peut-être un résidu de Sophian ou un truc du genre.

— T’es fou, l’Académie ne tolérerait jamais un type pareil !

— J’sais pas, Marc. On verra tout à l’heure. Allez, viens, on est en salle D301. Le bâtiment D est pas loin, suis-moi. »

En entendant Lorenzo évoquer la salle D301, deux jeunes filles se retournèrent pour les interpeler.

« Euh, attendez une seconde tous les deux, dit Marine, le bâtiment D, vous savez où c’est vous ? Lyne et moi, on est nouvelle en HdM et on doit y aller pour notre première heure. Vous pourriez pas nous montrer le chemin par hasard ? »

Les deux jeunes hommes échangèrent un regard pétillant de connivence.

« Mais très certainement, si vous voulez bien nous suivre ! Lui c’est Marc, et moi Lorenzo. Vous tombez bien, je connais déjà le campus comme ma poche. J’étais étudiant en TechnoMagie l’an dernier mais ça m’a pas convaincu, au final. J’ai préféré une réorientation en HdM, pis on verra bien ce que ça donnera. Enfin bref, du coup si vous avez besoin d’un guide, je suis là. »

Très confiant, légèrement fanfaron, Lorenzo initia ainsi la conversation avec les jeunes filles. On notera d’ailleurs que ces deux dernières échangèrent aussi un regard lourd de sens mais avec une signification pourtant bien différente…

« Wow, tu as étudié la TechnoMagie, s’exclama Marine. Incroyable, tu devais avoir de sacrées notes dans le secondaire ! Il paraît que c’est ultra dur d’y rentrer et encore plus d’y rester.

— C’est vrai que ce n’est pas donné à tout le monde. Déjà, faut avoir des capacités magiques solides. Si tu n’en as pas ou que tu en es encore à tes balbutiements, laisse tomber. Les tests à l’entrée sont ridiculement difficiles et beaucoup abandonnent dès le premier semestre. Clairement, devenir Ingémage n’est pas un plan de carrière accessible pour le commun des mortels. Enfin bref, du coup on se retrouve tous les quatre en HdM. On a déjà vu pire.

— Oui, oui, répondit Lyne. Certains auraient carrément quitté l’Académie pour rentrer dans une vie active… peu ragouteuse. Franchement, mieux vaut étudier quelques années pour prétendre ensuite à des professions mieux rémunérées. Mes parents m’ont toujours conseillé dans ce sens là. Sinon, tu es condamné à rester au bas de l’échelle. À Isorialys, avec un métier mal payé, tu peux à peine vivre tellement les loyers sont inabordables. Sans mes parents, je ne serais pas là, c’est clair… »

Pas très à l’aise avec ce genre de sujets, d’autant plus avec des inconnues, Lorenzo préféra réorienter la conversation sur quelque chose de moins polémique que les choix de vie de chacun et les sempiternels radotages parentaux.

« Hmm… Oh, et sinon vous êtes au courant ? Le prof qu’on a en premier, c’est peut-être un Sophian ?

— Un Sophian ? À la capitale ? Tu plaisantes, dit Lyne d’un ton désabusé, ces racailles là ne sont pas tolérées ici.

— Non, même pas ! Le gars est un acharné de Sophianologie.

— Mais comment en est-il arrivé à enseigner ici ?

— Personne ne sait trop. Il paraît qu’il n’était pas sur le Grand Continent en 1701 et que, comme il n’a jamais été ouvertement de foi sophianne… ben, personne ne l’a jamais pourchassé. Au final, c’est juste un type qui étudie leur religion. Y a pas vraiment de preuve que ce soit un Sophian mais il connaît super bien le sujet, de ce que j’ai pu entendre. »

Essayant évidemment d’impressionner les deux jeunes filles, Lorenzo inventait un peu par rapport à ce dont il se souvenait avoir discuté l’an passé avec d’autres camarades, mais cela n’avait aucune importance.

Romancer une histoire la rend toujours plus croustillante tant que personne ne vient ruiner l’élégance du mensonge avec la vérité.

* * * * *

Le Dr. King entra avec grand fracas dans l’amphithéâtre. Il arriva théâtralement sur l’estrade, marchant lourdement avec ses chaussures de montagne complètement inadaptées au terrain, exactement comme tout professeur pourvu d’un peu d’audace et d’imagination rêverait de le faire. En ce qui le concernait, ce n’était pas vraiment un quelconque geste de courage destiné à intimider des âmes impressionnables. C’était plutôt un geste d’une désinvolture animée par une profonde désillusion…

Pour commencer, il était en retard de cinq minutes.

Typique.

Il marcha à grandes enjambées jusqu’au bureau en plein centre de l’estrade. Sans un seul regard vers l’assemblée qui le fixait.

Perché.

Pour finir, il jeta sa serviette en cuir sur ledit bureau, faisant un bruit fracassant. Réveillant quelques rares endormis et, surtout, obtenant l’attention de tous les étudiants présents.

Classique.

Il écrivit ensuite à la craie, d’une calligraphie extrêmement brouillon, son nom sur le tableau noir. Il le gribouilla, pour être exact, tel un médecin signant vivement une ordonnance, pressé de virer son patient actuel et de faire rentrer le suivant.

« Bonjour à tous ! Je suis le Dr. King. Professeur d’abord spécialisé en Sophianologie, c’est moi qui dispenserai vos cours magistraux de Civilisation durant cette année d’initiation à la HdM. Pour anticiper toutes remarques, murmures, rumeurs et autres parasites sans intérêt… oui, la Sophianologie n’est plus particulièrement à la mode depuis vingt ans. On n’est jamais à l’abri d’un brutal changement de régime, vous vous en rendrez peut-être compte un jour. »

Spectaculaire. Cette année promettait déjà.

La porte de l’amphithéâtre s’ouvrit et une retardataire entra.

« Les retards ne seront pas non plus tolérés. À partir du moment où je commence à parler, je considère que toute nouvelle arrivée est un retard. Vous pouvez toujours tenter vos chances avec d’autres professeurs pour voir si les aller-retours ne dérangent pas leurs cours magistraux. En ce qui me concerne, cela me dérange. Point. Inutile de me regarder comme cela, mademoiselle. Vous êtes encore proche de la porte, il n’est pas trop tard pour ressortir et servir d’exemple à quiconque serait tenter, à l’avenir, de caler sa montre sur la vôtre. Et dépêchez-vous, le programme ne va pas se faire tout seul. »

Claquement de porte.

Retard non tolérés pour les élèves... mais la règle ne s’applique, de toute évidence, pas au professeur.

Excellent exemple. C’est noté.

« Pour commencer sur de bonnes bases, je vous propose une révision du Traité de la Sixième, particulièrement d’actualité vis-à-vis des derniers événements, ainsi que de la formation des quatre duchés. Je partirai du principe, tout au long de cette année, que vous avez déjà certains acquis fondamentaux. Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me les poser. Je pars aussi du principe que la HdM existe pour vous permettre d’approfondir votre connaissance de notre belle histoire isorianne, mais également pour que vous développiez un point de vue critique sur celle-ci.

« Bien. S’il n’y a pas de question... Qui peut me dire ce qu’est le Traité de la Sixième ? »

Il était fort peu commun pour un cours magistral de débuter d’une telle façon. C’est en tout cas ce que Lorenzo pensait tout bas, ayant déjà vu à quoi cela pouvait ressembler. Un CM n’était généralement pas interactif mais, de toute évidence, le professeur n’était pas au courant.

« Personne ? Personne ne peut me dire ce que c’est ? Allons, l’un de vous va bien avoir le courage de lever la main ? N’ayez pas peur de vous tromper, il n’y a pas de honte. Tout le monde devrait savoir de quoi il s’agit, mais il n’y a pas de honte. Allez, allez…

— Euh, monsieur, s’il vous plaît. »

Marc, assis dans le fond de l’amphithéâtre avec les trois camarades qu’il avait rencontrés un peu plus tôt, venait de trouver le courage de lever sa main et de participer. Il n’aimait pas cela mais il se sentait tellement gêné par le silence malaisant qui s’imposait progressivement qu’il se sentait obligé de faire quelque chose.

« Oui, jeune homme. Levez-vous, levez-vous. Présentez-vous brièvement. Nom, prénom, puis dites-nous donc ce qu’est ce fameux traité. »

Soudainement nerveux, sentant les regards de tous les autres Initiés peser sur lui, Marc s’exécuta.

« Je m’appelle Marc. Marc Snolime. Si je me rappelle bien, le Traité de la Sixième a été signé par les quatre duchés…

— Les quatre duchés, monsieur Snolime ? Ce n’est pas tout à fait exact.

— Euh… Oui ! Je veux dire, les quatre royaumes, professeur. Le traité fut signé par les quatre royaumes. C’est à l’issue de cette signature qu’ils sont devenus des duchés et qu’Alexandre de Thornys est devenu Alexandre Ier, celui que l’on a surnommé le Premier Roi, du fait qu’aucun seigneur n’avait jamais régné sur la totalité du Grand Continent avant lui.

— Effectivement, mais cela ne nous explique pas en quoi ce traité était nécessaire, ni pourquoi les quatre rois ont décidé de s’unir et de le signer. À sa place, auriez-vous accepter de renoncer à votre titre de roi pour devenir un vulgaire duc, sans raison ?

— Ce traité a mis fin à des décennies de conflits incessants entre les royaumes, professeur.

— Mais encore ? Ce que vous dites est n’est pas faux mais, encore une fois, j’aimerais que vous soyez plus précis. À quels conflits faites-vous allusion, notamment ?

— Disons, professeur que la période des Grandes Découvertes n’est pas seulement un âge d’or.

— Bien au contraire, en réalité, M. Snolime. Bien au contraire. Mais je vous en prie, développez.

— Eh bien… Quelques années après la découverte du Grand Continent... Je crois que c’était en 266 les premiers Normys naquirent.

— C’était en 265, vous n’étiez pas loin. Ensuite ?

— Ensuite, des prophètes commencèrent à annoncer la fin de la magie. On peut imaginer les conséquences socio-politiques que de telles annonces ont dû entraîné. Au fil des décennies, notre peuple venu des Îles Colorées a progressivement avancé sur ce Grand Continent, fondant les cités que nous connaissons aujourd’hui : d’abord Témérys et Sofys, puis Nordys, Thornys et Océanys.

« Du fait que c’est finalement très humain de la part de notre peuple, des différends ont émergé entre les cités principales. Les colons voulaient de plus en plus de pouvoirs politiques. Surtout les Normys puisqu’ils ne pouvaient pas compenser leur soif de pouvoir avec leur magie.

— Croyez-vous vraiment que l’apparition de plus en plus de Normys ait été la raison pour laquelle les royaumes se battirent pratiquement en continu à cette époque ?

— Je crois que cela a eu un rôle professeur. Il est vrai que les Maîtres étaient parfois violents entre eux mais, si l’on regarde bien notre chronologie, on peut observer que tous les conflits majeurs qui ponctuent notre histoire ont une cause commune : la magie. C’est l’affaiblissement de la magie qui a scindé en deux les Maîtres et les Mages ; c’est ensuite sa disparition progressive qui a séparé les Mages et les Normys.

— Je constate que si l’on vous pousse un peu, vous êtes capable d’exprimer une opinion plus fine sur notre histoire. C’est bien. Nous tâcherons de la faire évoluer mais je vous en félicite. Tout le monde est-il en accord avec M. Snolime ? Est-ce la magie qui a causé tous les maux du Grand Continent ? »

Un nouveau silence s’empara de cette gigantesque salle de cours mais il ne dura pas autant que la fois précédente. Suivant l’exemple du premier courageux à avoir daigné participé, plusieurs mains se levèrent.

« Mademoiselle, dans le fond. Je vous en prie, partagez votre avis avec nous. Nom et prénom, s’il vous plaît.

— Je m’appelle Marine Ocaeny, professeur. Je voulais dire que je ne suis pas entièrement d’accord avec Marc. La magie a toujours été un facteur de jalousie et de conflit, mais ce serait réducteur de dire que c’était seulement un problème de magie. De tous temps, des hommes ambitieux ont marqué notre chronologie.

— Remarque fort à-propos. Digne d’une Disciple Supérieur. Poursuivez. »

Aucun Initié ne s’offusqua de l’ironie du Dr. King. Seule Marine rougit en réaction au compliment du professeur. En fait, aucun ne sembla vraiment noter l’insinuation qu’il venait de se permettre contre le pouvoir en place. Le compliment avait pris toute la place, effaçant naturellement la première partie de sa répartie. Il n’est pas si rare qu’un professeur ait des opinions politiques et qu’il les partage avec ses élèves, d’une façon plus ou moins subtile. Si lesdites opinions transparaissent parfois par son habillement ou son comportement plus ou moins loufoque, quelques audacieux expriment aussi occasionnellement carrément tout haut ce qu’ils pensent. Josèphe King faisait partie de ces rares audacieux…

— Les conflits n’ont pas débuté immédiatement après la découverte de ce nouveau territoire non plus, il faut le souligner. Au départ, seules quelques expéditions marginales ont établis des colonies aux alentours de Témérys et il a fallu plusieurs années pour que des curieux s’aventurent plus au nord et construisent des villes plus durables. Pour vous donner un exemple, la construction de Sofys ne s’est faite qu’en 327, ce qui fait un écart de soixante-deux ans entre la Grande Découverte et la première construction en dur. Lorsque Sofys fut suffisamment peuplé, des murmures circulèrent soufflant à qui voulait l’entendre que c’était la capitale des Territoires de Sophie. On suppose d’ailleurs que c’est cette initiative qui a provoqué la vague de migration de 331. Beaucoup d’hommes et de femmes des îles, souvent en quête d’aventure, parfois de richesse, mais surtout de sens, ont tout quitté pour faire partie des premiers élues qui bénéficieraient d’une vie meilleure sur cette terre encore en grande partie inconnue. Beaucoup étaient persuadés qu’ils y retrouveraient la Sophie de l’ancien temps. Ce n’étaient malheureusement que des murmures mensongers destinés à attirer des migrants, Sofys aillant désespérément besoin de main d’œuvre.

— Je partage votre analyse, mademoiselle, mais veuillez en arriver aux faits. Maintenant que vous avez amplement contextualisé, expliquez-nous comment les nouveaux citoyens en sont arrivés à prendre les armes.

— Oh mais il a encore fallu de nombreuses années, professeurs. Si je devais récapituler les raisons de la montée de la violence, je dirais qu’il y en avait deux : l’ambition et l’indépendance. Les IVème et Vème siècles sont marquées par des migrations massives et la construction des grandes cités. Une fois que les grandes cités ont été bâties, leurs dirigeants se sont nommés rois et ont proclamés l’indépendance de leurs territoires respectifs, définissant des frontières naturelles assez aléatoires. À partir de l’an 417, les guerres ont fait rage entre les royaumes qui se battaient généralement l’un contre l’autre sans qu’il n’y ait vraiment de vainqueur décisif. Ce n’est qu’en l’an 501 que les guerres ont cessé définitivement.

— Vous avez fini ?

— Oui, professeur.

— Ce fut une brillante analyse. Absolument brillante. Nous tenons peut-être déjà notre major de promotion. Il manque pourtant quelque chose. Quelqu’un d’autre ? »

Aucun volontaire.

« Je vois que nos deux heures de cours sont déjà presque écoulées, je vais donc vous donner la solution. Vous voyez, chers Initiés, il existe une ancienne pratique. Une pratique si ancienne qu’elle remonte à la nuit des temps. On l’appelle la Bénédiction des Sentinelles. »

Le docteur marqua une pause.

Effet dramatique.

Murmures indiscrets.

Josèphe King sourit. Les élèves avaient peur d’évoquer les rituels sophians. Si prévisible dans une société qui a honte de son passé.

« Dans la religion sophianne, la Bénédiction est un choix de Sophie. Il a lieu la première année de chaque siècle. En 501, une femme répondant au nom de Déis a entendu une voix alors qu’elle se promenait dans la forêt. On raconte que cette voix lui a chuchoté qu’elle serait la Sixième et qu’elle deviendrait l’instrument d’une paix durable entre les royaumes. L’histoire dit que, peu après, elle aurait rencontré une certaine Rose. Alors escortée personnellement par la Sentinelle Originelle, elle aurait exigé des audiences auprès des différents rois. Nul ne sait comment elle les a convaincus. Cela fait encore partie du folklore de notre monde. Le résultat, en revanche, nous le connaissons tous. L’élection d’un souverain unique, la construction de Temporys… Même si l’on pourrait dire que la prise du Carré fut loin d’être pacifique, – mais cela fera l’objet d’un autre CM – on peut en conclure que s’en est ensuivi la période de paix la plus longue qui soit.

« Comme je vous l’ai annoncé au début de ce CM, mon objectif principal est de développer votre esprit critique sur des faits historiques. Je ne vous demande pas seulement de réciter vos connaissances, je veux aussi votre avis, notamment sur les petites anecdotes qui ont eu les plus grandes répercussions.

« Je n’ai pas innocemment choisi ce sujet pour aujourd’hui, comme certains d’entre vous s’en douteront déjà. Vous avez le privilège de vivre une époque troublée foisonnant d’événements qui nourriront les livres pour les décennies à venir. Vos enfants étudieront notre époque, probablement avec un regard affligé lorsqu’ils apprendront le crime commis par nos gouvernants contre ce symbole qui a créé une atmosphère de paix durable pendant plus d’un millénaire… »

En entendant cette dernière phrase, qualifiant de crime une action d’état, certains élèves s’étaient levés, outrés, d’autres avaient mis une main sur la bouche, choqués… et d’autres écoutaient avec attention.

« Plus que tous vos autres professeurs, j’exigerai de vous cette année de regarder au-delà des polémiques, des coups politiques… Si vous souhaitez réellement étudier la HdM, il vous faudra devenir des observateurs attentifs et, surtout, ne pas céder à la passion. La passion aveugle le jugement. Face aux horreurs des temps anciens et récents, gardez toujours un œil neutre et ne jugez pas hâtivement des actes dont vous n’avez pas connu l’époque.

« Bien. Je vois que le tri sélectif s’est opéré et que les moins bons nous ont déjà quitté. Si leur mentalité ne change pas, je peux vous dire dès à présent qu’il vaut mieux qu’ils changent de cursus. Pour ceux d’entre vous qui seraient encore intéressés, vous pouvez venir me voir avant de quitter l’amphithéâtre pour des recommandations littéraires qui alimenteront votre réflexion d’ici à notre prochain CM. Rassurez-vous, je ne tenterai pas de vous vendre mes écrits, j’ai un éditeur très compétent pour ce genre de besogne.

« Allez, je vous laisse partir. Bonne matinée à tous et bonne rentrée. »

Ceux qui n’étaient pas encore partis, c’est à dire à peu près la moitié des effectifs, les heureux élus, quittèrent leurs sièges, encore ébranlés par cette leçon interactive tranchée par le ton franche du Dr. King. Tandis que les derniers Initiés passaient le pas de la porte, les mêmes chuchotements étaient sur toutes les lèvres.

Aaron II avait-il vraiment bafoué un symbole de paix ? Était-ce vrai que des Sentinelles avaient été aperçues ? Et les deux phénix qui avaient combattu un Zeaurageux, n’était-ce qu’une rumeur propagée par un déséquilibré mental ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez