Chapitre 07 : Soif de pouvoir, folie des grandeurs et disgrâce.

[ 1 ]

C'était fou tout ce qu'il pouvait se passer en un an. Gun et Jong-goo avaient essayé de mettre en place les quatre factions, mais la tâche s'était révélée plus ardue que prévu. Sans compter tout le fiasco avec Big Deal, ils avaient également rencontré des problèmes avec Gangbuk au nord et Gangdong à l'est. Pour le moment, il n'y avait que les Travailleurs de Gangnam qui tenaient la route.

— Ça, c'est parce que je suis plus doué que toi, fit Jong-goo avec un sourire moqueur.

— Ou peut-être que tu es juste moins regardant que moi... Tu es sûr que les Travailleurs récoltent tout cet argent légalement ?

— Je ne suis sûr de rien, mais sur le papier, ça a l'air clean. Je fais des inspections surprises de temps en temps. J'ai rien remarqué d'anormal et les comptes sont bons. Puis tu as raison, je suis moins regardant que toi. Tant qu'ils ne se font pas choper, moi ça me va. Par contre, s'ils commencent à attirer l'attention sur eux, là ça va devenir problématique et je vais devoir intervenir.

— Je vois... Enfin, c'est comme ça. Ça va le faire pour l'instant. Seong Yo-han s'occupe de Gangbuk et Wang O-Chun gère Hostel à Gangdong. J'aurais préféré que ce soit Jang Hyun, mais bon... On ne peut pas lui en vouloir d'avoir pris la fuite.

— Il s'est passé quoi exactement avec Jang Hyun ?

— C'est une longue histoire... soupira Gun en allumant une cigarette. T'es sûr que t'as le temps pour ça ?

— Écoute, j'ai rien de prévu ce soir, et ça m'intrigue. Jang Hyun était un des disciples de Lee Do-gyu. Il était déjà là quand je bossais pour lui. On a fait quelques cascades ensemble, si tu vois ce que je veux dire. Il lui manquait une case. Je ne savais jamais trop à quoi m'attendre avec lui. Une vraie bête sauvage. Je te dis pas le nombre de fois où il m'a sauté dessus pour essayer de me tuer. J'ai cru qu'un jour, il allait m'égorger dans mon sommeil. Et il a une drôle de façon de jouer à cache-cache. T'as intérêt à être bien planqué parce que s'il te trouve, il te défonce. J'ai jamais perdu contre lui, mais c'était chaud quand même.

— Eh bien, tu serais étonné si tu le voyais aujourd'hui. Il a bien changé. Ce n'est plus la furie qu'il était quand tu l'as connu. Et tout ça à cause d'une fille...

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L'histoire d'Hostel était aussi complexe que tragique. Ce n'était pas une histoire de gang, car Hostel n'était pas un gang. Du moins, pas au début. C'était une histoire d'amour, d'amitié et de famille.

Au début de cette histoire, il y avait Park Se-rim. C'était une collégienne au caractère bien trempé qui venait de perdre ses parents. Elle avait hérité d'un vieil immeuble désaffecté à Gangdong, dans lequel elle avait emménagé. C'était drôle, au début, de vivre dans ce grand immeuble vide. Il y avait des thermes et un sauna, des magasins avec plein de mannequins abandonnés, un home cinéma, un toit-terrasse. Puis, rapidement, elle s'était sentie seule. Très seule. Sa tante, qui vivait aux États-Unis, lui envoyait de l'argent tous les mois pour payer ses frais de scolarité et subvenir à ses besoins. Pour le reste, elle devait se débrouiller toute seule.

Puis il y avait Chae Won-seok. Un orphelin qui allait au collège public, pas très loin du collègue privé que fréquentait Park Se-rim. Il la croisait souvent sur le chemin de l'école. Elle lui avait tapé dans l'œil et il roulait des mécaniques pour essayer d'attirer son attention. Il était ami avec deux autres orphelins du même établissement : Kang Tae-gu et Jo Eun-goo.

Ensuite, il y avait Wang O-Chun et Kim Hye-eun, deux amis et camarades de classe de Park Se-rim. Eux, ils avaient des parents et ils étaient riches. O-chun était un peu spécial. Il avait une fascination pour la délinquance qu'il associait à la forme la plus pure de liberté. Hye-eun, elle, était l'archétype de la petite fille bien rangée, douce et sage. Elle était la bonté incarnée. Elle était aussi très jolie.

Enfin, il y avait Jang Hyun. Plus qu'un orphelin, c'était un animal errant. Victime d'abus depuis son plus jeune âge, il avait été victime de violence domestique, d'abord par sa propre mère biologique, puis par sa belle-mère. Après la mort de son père, il avait été jeté à la rue par sa marâtre qui le traitait comme un vulgaire cafard. Il avait été recueilli par Lee Do-gyu qui avait essayé de le réformer avant de le former. Jang Hyun était fort, mais il n'était pas civilisé, et il n'avait pas été facile à mater.

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Un jour, peu de temps après le départ de Jong-goo, Jang Hyun avait quitté Lee Do-gyu. Il avait fugué, plus exactement, puisque le tigre blanc était devenu son père adoptif. Il avait trouvé refuge dans l'immeuble de Se-rim, qu'il pensait abandonné. C'est comme ça qu'ils s'étaient rencontrés pour la première fois.

De fil en aiguille, de bagarres en bastons, tout ce beau monde s'était uni pour former une espèce de famille un peu bancale. Won-seok était amoureux de Se-rim, Se-rim était amoureuse de Hyun, Hyun était amoureux de Hye-eun et c'était réciproque. Quant à O-chun, il se sentait mis à l'écart. Il se sentait trop différent. Il n'était pas orphelin. Il n'était pas pauvre. Ce n'était pas une fille comme Hye-eun et Se-rim. Il voulait juste un peu d'attention et il enviait Jang Hyun. Ils avaient des aspirations totalement opposées. C'était un sacré merdier.

Hyun rêvait d'une vie normale. Aller à l'école, rentrer faire ses devoirs, sortir avec ses amis, tomber amoureux. O-chun rêvait d'une vie de vagabond et de délinquant. Il ne comprenait pas Jang Hyun. Ce qu'il leur avait raconté sur sa vie passée le fascinait. Il savait tellement de choses sur la survie dans la rue. Comment forcer la vitre fenêtre d'une voiture, comment entrer par effraction dans un appartement, comment simuler un accident de voiture pour toucher des dommages et intérêts.

Back Door, le gang qui bossait pour Gun à l'époque, avait fait l'erreur de s'en prendre aux amis de Jang Hyun. Ce dernier les avait massacrés jusqu'au dernier. Gun s'était alors présenté devant l'immeuble de Park Se-rim, accompagné de Kwon Ji-tae, le numéro deux de Big Deal. Il savait que Hostel ne rejoindrait pas les quatre factions aussi facilement. Jang Hyun n'était pas le seul à être monstrueusement puissant. Chae Won-seok, Kang Tae-gu et Jo Eun-goo étaient de sacrés combattants, eux aussi.

Bien entendu, ils avaient perdu face à Gun. C'était inévitable. Jang Hyun avait fini par céder. Wang O-chun était aux anges. Enfin, il allait pouvoir avoir la vie dont il rêvait. Une vie de gangster. C'était Gun qui avait supervisé la formation de Hyun et de O-chun. Il les avait entraînés pour en faire de véritables monstres au combat. O-chun ne ressentait pas la douleur, mais c'était une épée à double tranchant. Cela dit, il apprenait vite et il n'avait pas froid aux yeux, malgré son petit gabarit et son air frêle.

Pourtant, Gun préférait Jang Hyun. De tous les mecs qu'ils connaissaient, c'était celui qui avait le plus de potentiel. S'il devait choisir un successeur parmi tous les candidats qui lui faisaient de l'œil, c'est lui qu'il voulait. Il était plus hargneux et plus vicieux que Seo Seong-eun envers ses ennemis, mais plus dévoué et loyal que Kim Gi-myeong envers sa famille. Il était peut-être même plus fort que Seong Yo-han et, un jour, il pourrait surpasser Gun et Jong-goo ou, du moins, les égaler.

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Les choses avaient mal tourné à cause de la mère de Hye-eun. Divorcée depuis plusieurs années, c'était une procureure talentueuse, mais intransigeante et extrêmement acariâtre. Elle avait horreur de la délinquance juvénile. Elle haïssait les délinquants plus que tout au monde.

Wang O-chun lui, voyait d'un mauvais œil la relation amoureuse entre Hyun et Hye-eun. Depuis qu'ils avaient commencé à sortir ensemble, Hyun était devenu ennuyeux et inintéressant. Il écoutait tout ce que disait Hye-eun et buvait ses paroles comme du petit lait. Elle essayait d'en faire quelqu'un de bien, un garçon bon et honnête. À ses côtés, Hyun se sentait plus humain. Surtout, il se sentait aimé et désiré. Il était heureux. Un sentiment nouveau pour lui. Un sentiment terriblement grisant et addictif.

O-chun trouvait cela insupportable. Ce n'était pas le destin de Jang Hyun. Il était destiné à devenir l'homme le plus redouté de Gangdong et, un jour, il prendrait la place de Gun et régnerait sur tout Séoul avec O-chun à ses côtés.

O-Chun avait balancé Hostel à la mère de Hye-eun. Il avait fait un signalement anonyme pour dénoncer leurs activités illégales, activités dont il n'y avait aucune preuve, puisqu'ils ne faisaient rien d'illégal. En revanche, en faisant une descente dans l'immeuble de Gangdong, la procureure avait pris sa fille sur le fait. Elle s'était empressée de la séparer de ce garçon aux origines douteuses qui ne lui apporterait que des ennuis.

O-chun n'en était pas resté là. Il avait semé la discorde et le doute dans le cœur de Jang Hyun. Ce dernier avait cédé face aux menaces de la mère de Hye-eun et il avait lui-même mis fin à sa relation avec Hye-eun. Il l'avait larguée en lui disant qu'ils vivaient dans des mondes trop différents. Elle ne pourrait jamais le comprendre. Un orphelin comme lui n'était pas fait pour une fille de bonne famille comme elle. Après sa rupture, il avait quitté Hostel pour se consacrer à sa formation avec Gun. Une fois débarrassé de Hye-eun, O-chun avait tout fait pour que Hyun ne puisse plus la contacter. Pendant plusieurs mois, il l'avait complètement isolé. Jusqu'au jour où Park Se-rim l'avait retrouvé pour lui annoncer une terrible nouvelle.

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Hye-eun était tombée enceinte de Jang Hyun. Personne ne le savait, pas même elle, car la jeune fille, tout juste âgée de seize ans, avait fait un déni de grossesse. Les médecins ne l'avaient découvert que lorsqu'elle avait été évacuée en urgence à l'hôpital suite à de violentes coliques. Ce n'était pas tout. Hye-eun était décédée peu de temps après l'accouchement. L'enfant, lui, était en bonne santé. C'était une petite fille.

Jang Hyun n'avait même pas réfléchi. Il s'était précipité à l'hôpital, mais la mère de Hye-eun ne voulait même pas le laisser voir la fille qu'il avait abandonnée lâchement parce qu'il avait cru aux mensonges de Wang O-Chun. Elle avait même menacé de le faire inculper pour viol sur sa fille et de le jeter en prison s'il osait se montrer devant elle.

Un peu plus tard, il avait appris que Hye-eun avait essayé de le contacter quand elle avait compris qu'elle était enceinte et qu'elle était sur le point d'accoucher. Elle n'avait pas de moyen de le contacter alors qu'elle était passée par O-Chun, qui avait pris grand soin de garder cette information pour lui. Sans Park Se-rim, il n'aurait jamais su ce qui lui était arrivé. Fou de rage, il avait tabassé Wang O-chun à mort. Gun avait essayé de l'arrêter, mais il connaissait bien ce regard. Le regard d'un homme qui avait le cœur brisé et qui perdait complètement les pédales. S'il se battait contre lui maintenant, il risquait bien d'y laisser sa peau.

Après plusieurs longues semaines d'agonie, Jang Hyun avait pris son courage à deux mains. Il avait fait face à la mère de Hye-eun. Il s'était mis à genoux pour implorer son pardon. Il voulait seulement deux choses : pouvoir se recueillir sur la tombe de Hye-eun et élever lui-même leur fille. Il avait abandonné Hye-eun, il lui avait fait croire qu'il ne l'aimait plus, qu'il n'avait fait que se servir d'elle. Il l'avait trahie de la plus horrible des façons et il s'en voudrait jusqu'à la fin de ses jours. Tout ce qu'il lui restait, c'était cette enfant.

Il avait supplié la procureure tous les jours devant son bureau pendant presque un mois, jusqu'à ce qu'elle cède, mais elle avait été claire avec lui. S'il partait avec sa fille, il devrait en assumer l'entière responsabilité seul. Elle ne l'aiderait pas. Elle ne lui verserait pas un seul won. Et si le fardeau était trop lourd à porter pour lui, s'il n'avait pas les épaules assez solides pour l'élever tout seul, alors elle lui retirerait la garde de sa fille et il ne la reverrait plus jamais. Jang Hyun avait accepté de relever le défi. Il avait fait une reconnaissance de paternité, puis il avait disparu avec sa fille, alors âgée de trois mois.

Hostel était en deuil. Tout s'était barré en cacahuète à Gangdong. Une fois de plus, Gun s'était retrouvé sans gang pour gérer ses affaires et sans candidat sérieux. Finalement, il avait laissé Wang O-Chun gérer le district. Il avait monté son propre Hostel qu'il avait surnommé Hostel A avec un h minuscule comme symbole du gang. Wang O-Chun était assez compétent pour gagner de l'argent, mais il était assez peu fiable quand il s'agissait de faire les choses légalement. Il n'avait plus toute sa tête depuis le départ de Jang Hyun. Il allait devoir le surveiller de près.

[ 6 ]

— Tu vois, Gun, c'est pour ça que les préservatifs c'est super important ! déclara Jong-goo après ce long récit.

— C'est ça, ta conclusion ? C'est tout ce que t'as retenu de cette histoire ?

— C'est moche ce qui leur est arrivé, mais on n'y peut rien. Ils n'ont pas eu de chance. C'est tout. Et Jang Hyun a fait le bon choix. Tu aurais préféré qu'il abandonne sa gamine ?

— Il aurait pu la confier à la mère de Hye-eun. Des gamins élevés par leurs grands-parents, y en a pleins. T'en connais beaucoup toi, des gamins de seize ans capables d'élever un bébé tout seuls ?

— Non. Jang Hyun est une première pour moi. Mais je suis sûr qu'il va s'en sortir. Abandonner sa gamine n'aurait pas été très responsable de sa part. Il lui a donné naissance, faut qu'il assume maintenant.

— Tu veux dire que tu aurais fait la même chose à sa place ?

— Probablement. Enfin, non. Parce que je n'aurais pas merdé comme lui et que je n'aurais jamais laissé la femme que j'aime mourir aussi misérablement.

— Hm. Et sinon toi, comment ça se passe chez les Travailleurs ?

— Bien. On tient nos objectifs, pour le moment. Il va falloir que je parte en voyage d'affaires bientôt. On a besoin de quelqu'un pour gérer la 2e et la 3e filiale, mais Yoo-jin veut que je recrute à l'étranger. Comme ça, s'ils ne font pas l'affaire, ce sera plus facile de s'en débarrasser. On aura juste à les renvoyer chez eux.

— Où ça ?

— Au Japon et en Chine. Yoo-jin a quelques noms en tête, mais il va falloir les convaincre de venir bosser pour nous en Corée. D'ailleurs, si tu as du temps libre, ça te dit une petite virée au Japon tous les deux ? Tu me feras visiter.

— On verra... N'oublie pas qu'on doit aussi faire un séjour à la campagne. Faut qu'on teste les gangs de province autour de Séoul. Surtout ceux qui étaient alliés à Kim Gap-ryeong par le passé. C'est là que se trouvent les mecs les plus forts de la première génération.

— Pourquoi tu te soucies des gangs de province ?

— Parce que les quatre factions vont finir par attirer l'attention et susciter la convoitise de nos voisins de la campagne. Certains vont vouloir monter à Séoul pour se mesurer à nous et essayer d'avoir une part du gâteau. Ça va encore compliquer les choses. Ce serait bien de leur donner un petit avant-goût de ce qui les attend s'ils prennent un peu trop la confiance.

— OK. Ben si tu viens avec moi au Japon, je veux bien aller chez les bouseux avec toi.

[ 7 ]

Gun n'était pas au bout de ses peines. Seo Seong-eun était venu le voir. Il voulait une deuxième chance. Une chance de lui prouver qu'il était à la hauteur de ses attentes. Il voulait obtenir son approbation.

— Je ne suis pas du genre à donner une deuxième chance. Et dans ton cas, Seong-eun, je pense que je t'en ai déjà donné plus d'une.

— S'il te plaît ! Cette fois-ci, je ne te décevrai pas.

Gun était hésitant. D'un côté, Seong-eun était émotionnellement instable et imprévisible. De l'autre, il était incroyablement ambitieux et très intelligent. Tout reposait sur un équilibre précaire. Si la balance penchait du bon côté, alors c'était gagné. Il espérait que Seong-eun abandonnerait son côté froid et cruel pour devenir un peu plus comme Kim Gi-myeong. Cette fois-ci, il faudrait qu'il lui prouve qu'il était capable de gagner l'admiration et la loyauté de ses hommes. Régner par la terreur et la violence avait ses limites. Ça pouvait marcher sur ses ennemis, mais pas sur ses subordonnés. À moins qu'il veuille s'en faire des ennemis. Pour convaincre Gun, il fallait qu'il fasse preuve de leadership.

— Tu es à la tête de l'Alliance de Gangseo, tu as du potentiel, mais je ne suis pas encore convaincu. Fais-toi d'abord un nom dans le milieu. Si j'entends parler de toi en bien, je te confierai une des quatre factions.

Quelques mois plus tard, après son retour de vacances en province, Seo Seong-eun l'avait appelé. Il voulait lui montrer quelque chose. Quand Gun était arrivé sur les lieux, il avait découvert un véritable massacre. Seong-eun se tenait au milieu de ce carnage, torse nu, ses poings américains dégoulinants de sang.

— C'est toi qui as fait tout ça... à tes propres hommes ?

— Oh ! Gun ! Tu es là ! fit Seong-eun en se retournant, un large sourire aux lèvres. Ces tire-au-flanc ne faisaient pas leur part du boulot, alors j'ai décidé de faire un peu de nettoyage de printemps. J'ai éliminé tous les poids morts, pour ne garder que les meilleurs. Il n'y a que comme ça qu'on deviendra les leaders de Séoul. Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu fais cette tête ?

— Tu n'as toujours pas compris...

Gun jeta sa cigarette par terre. C'était de sa faute. Il retira sa veste et déboutonna sa chemise. Il n'aurait pas dû lui faire confiance. Il fit craquer ses phalanges. C'était lui qui avait créé ce monstre. Il se massa la nuque. C'était à lui de le mater.

— J'aurais dû faire ça depuis le début, déclara Gun en prenant un air sombre. Tu n'es pas digne d'être mon successeur. Tu n'es même pas digne d'être un chef de faction. Tu es juste un putain de psychopathe.

Seo Seong-eun était tombé sous les coups du yakuza en moins de cinq minutes. Gun n'avait pas cherché à faire durer le combat. Il l'avait purement et simplement écrasé.

[ 8 ]

Au bout de deux ans, les Travailleurs étaient officiellement la faction la plus stable et la plus rentable des quatre factions. Elle était divisée en quatre filiales qui étaient presque des factions à part entière. Tout cela grâce à Yoo-jin et Jong-goo. Les Travailleurs se distinguaient des autres factions de deux façons. Tout d'abord, ce n'était pas un gang, mais une corporation. Ensuite, ils employaient des adultes pour gérer leur business.

Jong-goo avait repris le concept des badges de Yerin pour que les Travailleurs puissent se distinguer des autres factions. Chaque filiale était dirigée par un président qui portait un badge en or blanc frappé du symbole des Travailleurs. Trois idéogrammes qui signifiaient "l'Union des Cent Milliards." Les directeurs exécutifs qui épaulaient le président portaient un badge similaire en or jaune. Les contractuels qu'ils engageaient pour les aider dans leurs affaires et qui connaissaient l'existence des Travailleurs, le plus souvent des adultes, portaient un badge en bronze vierge.

Jong-goo avait créé un quatrième badge. Un badge noir destiné aux VVIP. Autrement dit, ceux qui régnaient en maître sur les quatre factions. Il y avait actuellement cinq badges en circulation. Jong-goo et Gun en avaient chacun un. DG en avait un autre. M. Choi en possédait également un. Le dernier était entre les mains de Lee Ji-woon. Ces badges n'étaient pas de simples insignes. C'était un petit bijou de technologie. Ils leur donnaient accès aux locaux des Travailleurs et à tous les coffres-forts. Ils servaient aussi de moyen de paiement sans plafond.

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La première filiale était une clinique de chirurgie esthétique qui offrait des chirurgies sponsorisées à des influenceuses et influenceurs pour faire la promotion de leurs interventions. La deuxième filiale était un casino géré par Soma Mitsuki, surnommée Neko Hime. Sa famille gérait une maison de jeux au Japon, mais leur affaire avait frôlé la faillite à cause de son père et ses mains baladeuses. C'était sa fille qui avait redressé les affaires familiales au prix de lourds sacrifices. Mitsuki avait accepté l'offre de Yoo-jin. Elle l'avait aidé à recruter d'autres talents pour l'aider avec son affaire, puis tout ce beau monde avait pris un aller simple pour la Corée. Mitsuki reversait une partie des bénéfices aux Travailleurs et réinvestissait le reste dans son affaire au Japon.

La troisième filiale était une boîte de nuit surplombée d'un hôtel de luxe. Ils étaient tous deux gérés par Vivi, la fille d'un milliardaire chinois à la tête du groupe Tian, un des conglomérats les plus puissants du pays. C'était aussi un partenaire commercial de Blue Sky Inc. et un ami de Kim Byeong-cheol. Sa fille avait un petit problème. Elle était toxicomane. Elle se défonçait régulièrement au LSD. L'usage de drogue était passible de la peine de mort en Chine. Les Coréens ne rigolaient pas avec la drogue non plus, mais les peines étaient moins lourdes, et la police des stups ne brillait pas par son efficacité. La jeune héritière chinoise était venue avec une flopée de gardes du corps plus redoutables les uns que les autres. Si Jong-goo était un tigre, ces mecs-là étaient des dragons.

Il avait été clair avec Vivi. Elle pouvait s'envoyer en l'air avec sa merde autant qu'elle voulait, mais elle n'avait pas intérêt à se lancer dans le trafic de drogue. S'il apprenait qu'elle avait vendu de la drogue à un tiers, il lui montrerait qui du tigre ou du dragon avait les crocs les plus acérés. Une équipe de nettoyage avait été mise en place juste pour faire le ménage après ses soirées de délires psychédéliques et effacer toute trace de consommation de substances illicites.

Puis il y avait la quatrième filiale. La plus récente. La plus inattendue. La plus improbable. Quelques mois après s'être fait botter le cul par Gun, Seo Seong-eun avait contacté Jong-goo. Son pote Hwang Jae-won, le petit gros qui le suivait partout et qui, miraculeusement, avait réussi à échapper au courroux de son ami psychotique, avait mis la main sur une grosse somme d'argent. Son grand-père était décédé récemment et il lui avait légué des bitcoins. Beaucoup de bitcoins. Le vieillard n'avait probablement aucune idée de leurs valeurs. Ils pensaient que c'était une espèce d'argent virtuel pour un jeu. Il y en avait pour cinq milliards de wons.

Ils avaient mis toute leur fortune sur la table. Ils voulaient fonder leur propre filiale au sein des Travailleurs. Ils avaient un concept. Ils allaient créer une entreprise de communication et de marketing pour les influenceurs et influenceuses en herbe. Ils proposeraient leurs services à de jeunes streamers qui avaient du potentiel. Ils leur loueraient des locaux pour tourner leurs vidéos, ils superviseraient les streams, ils leur donneraient des conseils pour améliorer leur visibilité et augmenter le nombre de followers, ils les mettraient en relation avec des sponsors, tout cela en échange d'une partie de leurs bénéfices.

[ 10 ]

Ce soir-là, Gun et Jong-goo s'étaient retrouvés à l'appartement. C'était soirée bière et poulet frit. Poulet frit commandé chez Min-ji, bien entendu. Ce n'était pas souvent qu'ils pouvaient profiter d'une soirée libre comme ça. Ils se voyaient de moins en moins ces derniers temps. Ils étaient trop occupés avec leurs affaires respectives.

— Tu es sûr de vouloir confier une des filiales à Seo Seong-eun ? demanda Gun en repoussant doucement mais fermement Yoyo qui se frottait contre sa jambe dans l'espoir d'avoir un bout de poulet. 'Tain, ce chat... il essaye de me crever les yeux dès que je croise son regard, mais il est prêt à vendre son âme pour un morceau de viande. Quel crevard... Je hais vraiment ces boules de poils !

— Arrête d'insulter Yoyo ! Il a un instinct de survie, c'est tout. T'avais qu'à pas l'emmerder. Les chats ne sont pas comme les chiens. Ils ne se laissent pas marcher sur les pieds et ils peuvent être sacrément rancuniers.

— Je vois ça... Perso, je préfère les chiens. Ils sont loyaux et obéissants.

— Ils sont chiants. Chiants et prévisibles.

L'ordre et le chaos. C'était Gun et Jong-goo.

— Tu n'as pas répondu à ma question. Seo Seong-eun, tu lui fais confiance ?

— Bien sûr que non ! Mais je suis curieux... Tout le monde l'a lâché. Il est au fond du trou. Il ne peut que remonter. Il est désespéré. Il a juste besoin que quelqu'un lui tende la main et lui fasse des pat pat dans le dos. Si je lui donne ce qu'il veut, il me donnera ce que je veux.

— Tu te sers juste de lui... Tu n'as pas peur que ça se retourne contre toi ? Ce mec est une bombe à retardement. Il va finir par te péter à la gueule, un jour.

— Si ça arrive, je ferai comme toi. Je ferai le ménage. Yoo-jin gère les finances, mais les Travailleurs sont toujours sous ma juridiction. Si je dois en liquider une pour faute grave, je le ferai. Moi aussi je peux débarquer sur la scène du crime en lâchant un "vous êtes disqualifiés" puis défoncer tout le monde.

— Tu crois que tu peux t'opposer aux Travailleurs ? Tu sais que tu as créé un monstre avec cette organisation ? Ils sont sacrément puissants, que ce soit en termes de pouvoir financier, d'influence politique ou de force brute. Et ils sont tous plus ou moins indépendants et agissent dans leurs propres intérêts. Ils ne seront pas faciles à contrôler. Et encore moins à éliminer.

— C'est vrai, mais c'est pour ça qu'ils tiennent la route et qu'ils sont aussi efficaces. Contrairement à tes gangs de merde qui se cassent la gueule tous les six mois. Ce n'est plus vraiment mon problème de toute façon. Je vais bientôt quitter les Travailleurs. Je continuerai à garder un œil sur eux, de loin, mais je dois me concentrer sur ma propre affaire. J'aimerais ne pas mettre dix ans à lancer mon business. Il est temps que je me bouge le cul.

Gun resta silencieux un moment avant de poser la question qui fâche.

— T'as des nouvelles de Yerin ?

— Pourquoi tu me parles d'elle ?

— Comme ça. Tu ne parles jamais d'elle. Tu nous fais une Jang Hyun ? Tu crois qu'elle t'a lâché alors tu comptes l'abandonner aussi ?

— C'est toi qui m'as dit qu'elle me détestait.

— Et tu m'as cru ?

— Non... Je ne parle pas d'elle parce qu'il n'y a rien à dire. Elle vit sa vie aux États-Unis et je vis la mienne ici.

— Et tu n'as pas peur de faire tout ça pour rien ? Imagine que tu réussisses à gagner les faveurs de son père et qu'elle ne veuille plus de toi ?

Jong-goo haussa les épaules.

— Si c'est comme ça, j'accepterai son choix. Elle ne m'a jamais rien promis. Elle a le droit de ne plus m'aimer. Tant pis pour l'amour, il me restera toujours la gloire et l'argent. Si c'était ça qui me faisait peur, je ne me serais jamais lancé là-dedans.

Jong-goo n'avait pas oublié Yerin. Pas une seule seconde. Elle était toujours là. Une ombre qui le hantait en permanence. Il avait fait des choses dont elle ne serait pas fière. Des choses qu'il devait garder secrètes. Des choses qu'elle ne devait jamais découvrir. De Big Deal aux Travailleurs, il avait écrasé ses adversaires et exploité ses alliés sans aucune pitié. Il les avait soumis par la force ou avait utilisé leurs faiblesses à son avantage.

Il s'était fait des ennemis dangereux et s'était entouré d'alliés plus dangereux encore, mais ça ne lui faisait pas peur. Peu importe le nombre de personnes qu'il laissait sur le carreau, peu importe les dommages collatéraux et les tragédies qu'il causait, son unique but était de battre M. Kim. Il n'avait aucun regret. Il était prêt à tout pour faire revenir Yerin.

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