[ 1 ]
Jong-goo venait de fêter ses dix-neuf ans. Il venait aussi d'être sacré meilleur plus jeune entrepreneur de l'année. En deux ans, il avait complètement pris le contrôle de Blue Sky Digitals. Avec les fonds gagnés via les Travailleurs et l'investissement de M. Choi, il avait racheté Blue Shark Security. Les deux filiales avaient fusionné pour donner naissance à Blue Sky Security.
Cette nouvelle entreprise alliait la technologie aux services de sécurité et de protection. Ils œuvraient sur les deux fronts. D'un côté, une pratique plus traditionnelle de service aux entreprises ou aux particuliers qui avaient besoin d'un garde du corps lors de certains déplacements, ou bien d'une équipe de sécurité pour sécuriser leurs locaux ou superviser certains événements. De l'autre, en plus de Payback, Jong-goo avait développé une nouvelle application qu'il avait appelée BlueAlert.
Cette application fonctionnait sur le modèle d'Uber, mais son rôle était d'assurer la sécurité de ses utilisateurs via un système collaboratif. Pour commencer, l'application permettait à l'utilisateur de donner sa position à une personne de confiance qui pouvait la localiser sur son propre téléphone en liant leurs comptes. En cas d'agression, il suffisait d'une commande vocale sous forme de code secret pour déclencher l'application. L'enregistrement vocal et vidéo était automatiquement activé. La personne de confiance était prévenue via un SMS d'alerte automatique, et un appel était lancé aux services de police. Et ça, ce n'étaient que les fonctionnalités gratuites qu'offrait l'application.
Pour trente mille wons par mois, les utilisateurs pouvaient bénéficier de l'aide des Sentinelles. À l'instar des livreurs de commandes en ligne ou des chauffeurs de VTC, les Sentinelles étaient des contractuels qui travaillaient pour Blue Sky Security. Leur profil était vérifié par l'agence et ils avaient accès à la version professionnelle de l'application. Leur rôle était d'intervenir dans les plus brefs délais dès qu'une alerte était déclenchée. Ils avaient accès à la position de la victime jusqu'à la fin de la mission. Une fois la situation sous contrôle, la victime confirmait qu'elle était en sécurité en validant le message avec son code secret vocal pour mettre fin à l'alerte.
Les Sentinelles étaient rémunérées à l'intervention, ce qui les obligeait à être actifs et à patrouiller régulièrement dans toute la ville, à toute heure du jour et de la nuit. Ils ne pouvaient pas intervenir dans les lieux privés, à l'exception des bars et boîtes de nuit s'ils s'y trouvaient déjà au moment des faits. Ils opéraient essentiellement dans les lieux publics. Leur présence permettait de lutter contre le harcèlement de rue, le stalking et tout autre type d'agression qui pouvait se produire aussi bien en plein jour que tard la nuit.
Les Sentinelles pouvaient recevoir un pourboire de la part de la victime si elle était satisfaite de leur intervention. Cela les motivait à avoir un comportement irréprochable, à être polis, serviables, et à offrir un service de qualité. Le plus souvent, la Sentinelle qui avait répondu à l'alerte restait avec la victime jusqu'à l'arrivée de la police ou d'un proche. Dans d'autres cas, elle appelait un taxi ou la raccompagnait chez elle.
Les utilisateurs de l'application étaient à quatre-vingts pour cent des femmes, ou alors de jeunes enfants ou personnes âgées. Les Sentinelle, quant à elles, étaient en grande partie des hommes âgés de seize à trente-cinq ans. L'application avait eu un succès retentissant en seulement deux ans. Même le gouvernement avait contacté Jong-goo pour lui proposer de lui racheter son application, mais il avait refusé. S'il avait créé cette application, c'était parce que la police était incapable de faire son travail correctement. Quand ils intervenaient — s'ils intervenaient — ils arrivaient toujours trop tard.
BlueAlert était un service d'utilité publique, certes, mais c'était surtout la plus grosse source de revenus de Blue Sky Security. Jong-goo n'allait pas laisser ces vieux croûtons de l'Assemblée nationale s'approprier son idée de génie. En revanche, il avait obtenu des subventions du gouvernement pour déployer Payback dans toutes les écoles publiques du pays.
[ 2 ]
Vasco et le gang des Poings Brûlés s'étaient empressés d'installer l'application et d'envoyer leur candidature dès qu'ils en avaient entendu parler. Le type qui avait inventé BlueAlert devait être un saint. Un saint et un génie. Vasco, qui ne se tenait pas très au fait des actualités et ne s'intéressait pas au monde du business, était loin de se douter qu'il s'agissait de Kim Jong-goo, le garçon qui avait fait une intervention dans son école quelques années plus tôt. Ce garçon violent et brutal qu'il considérait comme un méchant qui méritait une bonne raclée.
Vasco avait croisé la route de beaucoup de méchants depuis qu'il était entré au lycée. Parfois il gagnait contre eux, parfois il perdait, mais à chaque fois, il se relevait et devenait plus fort. Il n'était pas le seul à partager cette passion pour la justice et le châtiment. Il avait des amis qui étaient prêts à se battre pour honorer leurs convictions et protéger les plus faibles. Park Hyung-seok, Lee Jin-sung, Hong Jae-yeol, pour ne citer qu'eux. J High School était devenu le berceau d'une nouvelle génération de combattants redoutables qui étaient prêts à tout pour protéger les êtres qui leur étaient chers.
Jongno, le centre historique de Séoul, avait échappé au contrôle de Gun pour une raison simple. C'était le centre administratif et judiciaire de la capitale. C'était là que se trouvaient le ministère de la Justice et le QG de la police nationale. Lancer une opération juste sous leur nez était trop risqué. De plus, il y avait assez peu d'écoles dans le coin et presque aucun gang sérieux. Cela dit, depuis que le gang des Poings Brûlés avait attiré son attention, Gun était devenu curieux. Il voulait voir de quoi ces jeunes étaient capables et jusqu'où ils pouvaient aller.
Il commençait à se faire vieux. Il aurait bientôt vingt ans, il fallait qu'il songe sérieusement à sa retraite, mais il n'avait toujours pas trouvé de successeur digne de le remplacer. Jong-goo avait de la chance. Il n'avait pas à se soucier de ça. Il ne voulait pas de successeur et il avait déjà sa propre affaire qui l'avait propulsé sur le devant de la scène. Gun, lui, opérait toujours dans l'ombre.
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Les trois factions dont Gun avait la charge avaient tenu presque trois ans avant de se casser complètement la gueule. Sans compter Big Deal qui était hors course depuis un moment déjà, Gangdong et Gangbuk n'avaient pas fait long feu. Gun avait demandé à Seong Yo-han de prendre le contrôle du centre de Séoul et il avait échoué lamentablement. Il s'était cassé les dents sur le gang des Poings Brûlés et leurs acolytes. Son propre gang l'avait trahi. Il avait été disqualifié.
Si Lee Jin-sung n'était pas intervenu pour protéger son ami d'enfance, Gun lui aurait fait subir le même sort que Kim Gi-myeong un an plus tôt. Ce mec-là aussi était intéressant. Finalement, Gun avait jugé que l'humiliation publique que Seong Yo-han avait subie était une punition suffisante. Il avait eu pitié de lui. Ce n'était encore qu'un gamin pleurnichard qui se démenait pour payer les frais médicaux de sa mère. Il était encore trop faible, mais il avait du potentiel. Avec le temps, s'il entraînait son corps et se forgeait un mental d'acier, il pourrait devenir un adversaire redoutable.
Yo-han avait décrété qu'il n'avait pas besoin de gang. God Dog n'avait besoin que d'un seul homme : lui. Personne d'autre. God Dog était Yo-han et Yo-han était God Dog. Après cette déconfiture, il avait la ferme intention de se venger de ceux qui avaient douté de lui. Il avait poursuivi sa quête, accompagné de ses deux plus fidèles amis canins, Eden et Miro. Il avait besoin d'argent pour payer l'opération de sa mère qui risquait de perdre la vue si rien n'était fait. Elle avait besoin d'une greffe de cornée, mais c'était une procédure très coûteuse. De plus, la liste d'attente était très longue.
Ce n'était pas tout. À cause de son handicap qui la rendait vulnérable, la mère de Yo-han était tombée aux mains d'une secte, fondée par le prêtre de l'Église évangéliste qu'ils avaient l'habitude de fréquenter. Cette secte s'appelait la Nouvelle Église de Pungsan et ses membres vénéraient le Dieu Chien, Inugami. Ils étaient entièrement sous le contrôle du prêtre qui utilisait une drogue étrange aux propriétés hallucinogènes pour les manipuler. Elle était brûlée sous forme d'encens et elle avait un très fort pouvoir addictif. Elle entraînait aussi des comportements violents et dangereux.
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Yo-han s'était jeté dans la gueule du loup, aidé de Jin-sung et Mi-ra. Les trois amis, alors âgés de quinze ans, avaient risqué leur vie pour infiltrer la secte et sauver la mère du jeune adolescent. Ils avaient eu la chance de tomber sur un journaliste sous couverture qui menait une investigation secrète sur place. C'est lui qui les avait aidés à échapper au prêtre meurtrier et à sa meute de chiens enragés.
Cet incident avait profondément marqué Yo-han. Lui et ses amis n'étaient pas sortis indemnes de ce séjour en enfer. Séparés des adultes dès leur arrivée dans ce qui semblait être un simple camp de vacances religieux, ils avaient découvert le secret effroyable de cet endroit. Ils avaient dû se battre pour échapper à ce qui ressemblait à un horrible cauchemar éveillé. Mi-ra avait échappé de peu à une tentative de viol de la part du prêtre qui avait réussi à isoler des deux garçons. Jin-sung l'avait retrouvée juste à temps pour la sauver, et il avait été grièvement blessé en essayant de s'opposer à son agresseur. Yo-han, lui, avait été totalement impuissant.
C'était lui qui les avait embarqués dans cette histoire, et il n'avait rien pu faire pour les aider. Il était si faible et pathétique. Ce jour-là, motivé par une profonde haine de soi, il s'était juré qu'il ne mettrait plus jamais personne en danger. Il ne dépendrait plus de personne d'autre que lui-même, pour que personne ne soit blessé à cause de lui. C'est ainsi qu'il avait tourné le dos à ses deux amis d'enfance. Yo-han n'avait recroisé le chemin de Lee Jin-sung que bien plus tard, sur un ring de boxe. Il l'avait battu à plate couture, ce qui avait poussé Jin-sung à abandonner la boxe. Plus tard, lorsque Yo-han avait pris le contrôle de K-House, il avait rebaptisé le gang God Dog, en souvenir de ce triste événement qui avait changé sa vie à jamais.
Après cet incident, la mère de Yo-han n'était plus la même, elle non plus. Elle souffrait de délires psychotiques et ne reconnaissait plus son fils. Quand elle sentait sa présence, elle se mettait dans un état de rage noire. Elle hurlait à pleins poumons, comme possédée par un démon, et essayait de se mutiler par tous les moyens. Une fois, elle était même allée jusqu'à essayer de s'arracher les doigts avec les dents. Les infirmières avaient fini par interdire les visites à Yo-han. Il avait fallu de longs mois de soins en centre de toxicomanie et une tout aussi longue thérapie pour qu'elle recouvre sa santé mentale.
Seong Yo-han avait rejoint les quatre factions pour gagner cet argent dont il avait désespérément besoin, mais il espérait surtout bénéficier de l'influence de M. Choi pour faire avancer la position de sa mère dans la liste d'attente. Malheureusement pour lui, les choses ne s'étaient pas déroulées comme prévu. Gun lui avait simplement dit que s'il voulait avoir le pouvoir de sauver les yeux de sa mère, il fallait qu'il devienne plus fort. Bien plus fort. Suffisamment fort pour devenir son successeur.
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Peu de temps après, Hostel A de Wang O-chun s'était fait descendre par les mêmes gamins intrépides, aidés de Seong Yo-han qui était en bon chemin pour devenir l'un des chefs de faction les plus forts.
De son côté, Gun avait réussi à retrouver la trace de Jang Hyun. Il n'en croyait pas ses oreilles quand il avait appris que ce lâche se cachait à J High School. Il s'était inscrit dans le département Beauté de l'école. Après avoir pris une année sabbatique pour s'occuper de sa fille, il avait repris les cours pour obtenir son diplôme en coiffure. En parallèle, il travaillait comme coiffeur pour subvenir aux besoins de la petite Yenna qui avait bien grandi. Il était redoutable avec une paire de ciseaux dans les mains.
Le problème était que K-House, le gang que Jang Jin-hyuk avait repris à Gangbuk après la défaite de Seong Yo-han, s'était attiré les foudres de Hyun. Ces imbéciles avaient touché à la seule chose qu'il ne fallait surtout pas toucher. Sa fille Yenna. Gun avait saisi cette opportunité. Wang O-chun était hors de contrôle. Il avait rassemblé un groupe d'orphelins, des gamins qui n'avaient même pas dix ans, et il essayait de leur laver le cerveau pour en faire des clones de Jang Hyun. Des enfants soldats qu'il pouvait envoyer au casse-pipe. Jang Hyun était le seul qui pouvait l'arrêter. O-chun se faisait appeler "Monsieur le Charpentier", il se prenait pour un Lee Do-gyu nouvelle génération, mais ce malade n'avait rien d'un tigre, ce n'était qu'un vil serpent.
Gun avait dû secouer Jang Hyun pour qu'il arrête de jouer à cache-cache avec la réalité. Il lui avait promis de veiller sur Yenna pendant qu'il s'occupait de Wang O-chun. Il avait conscience que sa gamine était une cible facile, surtout depuis que les ennemis de Jang Hyun avaient appris son existence. Kidnapper des gosses de deux ans, ce n'était pas cool du tout. Gun n'avait jamais fait de baby-sitting, mais ça ne pouvait pas être bien compliqué. Jang Hyun lui avait remis une liste de consignes et de recommandations longue comme le bras avant de se mettre en route pour Gangdong.
Hyun se sentait responsable de Wang O-chun et de ce qu'il était devenu. Il se sentait également responsable de ces enfants qu'il avait entraînés dans sa folie. Yenna n'était pas le seul être auquel Jang Hyun avait donné vie. Ces gamins qui avaient été façonnés pour lui ressembler relevaient aussi de sa responsabilité. Il avait aussi le sentiment qu'O-chun avait perdu son chemin et qu'il avait besoin de quelqu'un pour lui remettre les idées en place.
Jang Hyun était le Big Daddy de Hostel B. Son rôle était de protéger sa famille, aussi grande soit-elle. Il portait fièrement le H majuscule tatoué sur son front pour dissimuler une vilaine cicatrice. Le symbole du véritable Hostel. Le Hostel d'origine formé à partir des noms de ses membres qui s'étaient tous fait tatouer le même symbole sur une partie de leur corps : H pour Hyun et Hye-eun. O pour Won-seok et O-chun. S pour Se-rim. T pour Tae-gu. E pour Eun-goo. L pour Lyon, le petit chat noir et blanc qu'ils avaient adopté.
Résultat des courses : Wang O-chun était mort. Après avoir affronté Jang Hyun dans un combat intense et riche en émotions, il s'était jeté du toit de l'immeuble de Park Se-rim, là où tout ce bordel avait commencé. Il n'en avait plus pour longtemps de toute façon. Son analgésie congénitale l'aurait tué tôt ou tard. Ne pas ressentir la douleur était extrêmement dangereux. Il se bourrait constamment de médicaments pour éviter les infections, mais son corps avait atteint ses limites.
Gun ne s'expliquait pas ce geste. Peut-être qu'il regrettait vraiment ce qu'il s'était passé avec Kim Hye-eun. Peut-être qu'il se sentait coupable. Ou peut-être qu'il était juste devenu complètement maboul. Cette nouvelle tragédie avait eu au moins un aspect positif. Jang Hyun était retourné vivre avec Park Se-rim et Chae Won-seok et il avait repris le contrôle de Gangdong.
Gun pouvait dire adieu à ses cent millions de wons. Hostel n'avait aucune intention de travailler pour lui. Et Gun n'avait aucune envie de les affronter. D'autant plus que s'en prendre à Jang Hyun, c'était aussi se mettre Lee Do-gyu à dos. Ce vieillard était complètement gaga de son adorable petite-fille, même si son fils adoptif ne voyait pas d'un très bon œil l'implication du tigre blanc dans sa vie de famille.
Gun commençait à en avoir marre de toute cette histoire. Il avait rejoint ce projet pour se mesurer à des adversaires dignes de lui, pas pour gérer un tel merdier. Il avait besoin de changer d'air. M. Choi lui avait confié une nouvelle mission. Désormais, il serait le garde du corps de Soo-jung. Il devait aussi garder un oeil sur Park Hyung-seok et sur les étoiles montantes de J High School.
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De son côté, après avoir aidé Park Beom-jae, le second du gang des Poings Brûlés, et Hostel B à mettre fin au délire malsain de Wang O-chun, Seong Yo-han avait réussi à récolter une belle somme d'argent. Il avait décidé de demander une audience à M. Choi. Il voulait lui offrir cet argent en échange de son aide. Il s'était rendu au QG de son entreprise, mais il avait été refoulé par Jong-goo et ses hommes. C'était Blue Sky Security qui gérait la sécurité du bâtiment. Une équipe accompagnait le PDG de HNH lors de ses déplacements, sous les ordres directs de Jong-goo qui assurait personnellement la protection de M. Choi, malgré son propre statut de PDG.
M. Choi lui avait demandé de se débarrasser de Seong Yo-han. Il avait sous-entendu que c'étaient les conséquences de ses actions irréfléchies. C'était à lui de nettoyer ce merdier. Jong-goo ne voyait pas en quoi c'était sa responsabilité. C'était Gun qui avait recruté ces abrutis qui ne tenaient pas la route deux secondes. Et maintenant, ces mêmes abrutis venaient l'emmerder sur son lieu de travail.
Seong Yo-han avait déjà affronté Gun, mais il ne savait rien de Jong-goo, si ce n'est qu'il avait une sacrée réputation. Et pas seulement parce qu'il était incroyablement riche et influent pour son âge. Parmi les quatre factions, il était surtout connu pour être un monstre de violence aussi chaotique qu'impitoyable. C'est lui qui récoltait l'argent noir pour le groupe HNH. Yo-han le sentait. Son instinct lui dictait de ne pas donner une seule seconde à ce démon. S'il perdait l'avantage, il perdait le combat.
— T'es sûr que tu veux te battre contre m-
Yo-han était sûr. Il bondit sur lui. Avant que Jong-goo ne puisse réagir, il plaqua sa main contre son visage et, emporté par son élan, il le fit basculer en arrière. Il lui éclata le crâne contre le sol, puis enchaîna avec un coup de poing au visage. Jong-goo avait tout juste eu le temps de retirer ses lunettes. Il en avait marre de les bousiller à chaque fois. Il bloqua son second coup de poing.
— Ah, ouais ? T'es comme ça, toi ? répliqua-t-il avec un sourire ensanglanté. Pas de retour en arrière, alors. Mais tu sais que c'est considéré comme une tentative de meurtre si tu frappes quelqu'un qui porte des lunettes ? T'as de la chance que j'ai de sacrés réflexes, sinon t'étais bon pour la tôle. Est-ce que tu es vraiment... le Seong Yo-han que je connais ?
Jong-goo avait contre-attaqué. Il ne devait pas prendre ce gamin à la légère. Yo-han avait changé. Il avait évolué. Il fallait qu'il fasse de son mieux, lui aussi. Jong-goo s'en prenait plein la gueule. Il laissait toujours ses adversaires s'épuiser. Son point fort, c'était sa capacité à encaisser. Il leur donnait l'illusion qu'ils gagnaient, puis il sortait le grand jeu quand leur garde était au plus bas.
Dans le cas de Yo-han, cette attitude passive était doublement utile. Ce gamin avait un don extraordinaire. Il était capable de copier n'importe quel style de combat et de le reproduire la seconde d'après. Il évoluait au fil du combat en s'appropriant les techniques de son adversaire. Jong-goo ne voulait pas donner cette chance à ce satané copycat.
Il reconnaissait plus d'un combattant en lui : le muay-thaï de Vasco, le MMA de Kim Gi-myeon et même... Cette posture. Le karaté Kyokushin de Gun ? Ça devenait un peu dangereux. Jong-goo commençait à se poser de sérieuses questions sur l'issue de cet affrontement, lorsque le poing de Yo-han s'était écrasé avec violence contre le mur, à quelques centimètres de son visage. Le carreau de céramique avait volé en éclat.
— Attends... est-ce que tu viens de me ménager ?! s'étonna Jong-goo, les yeux ronds comme des soucoupes.
Ce n'était pas ça. Yo-han avait l'air désorienté. Jong-goo avait profité de ce moment de faiblesse pour prendre ses distances.
— Je vois... fit-il avec un sourire sardonique. Je me disais bien. Tu n'es pas le genre à ménager tes adversaires. Surtout si ton adversaire, c'est moi. Ce n'est pas que tu ne voulais pas me frapper, c'est que tu ne pouvais pas. C'est dommage... Mon cœur me dit que j'ai envie de faire de toi mon ami secret, mais ma raison me dit que ce n'est pas encore le bon moment. Pour l'instant, tu n'es encore qu'un petit garçon à sa maman. Tu ne feras pas l'affaire.
Jong-goo jeta un coup d'œil autour de lui. Il y avait une serpillère qui traînait dans un seau. C'était mieux que rien. Kang-cheol serait fier de lui. Il faisait enfin le ménage dans les règles de l'art. Face à Jong-goo avec une arme, même aussi médiocre, Yo-han n'avait pas fait long feu. Pourtant, son adversaire avait salué sa performance. Un jour, ce gamin pourrait bien gagner contre Gun.
— Tu n'es pas encore prêt, lui dit Jong-goo, mais j'ai un bon instinct quand il s'agit de juger le potentiel des gens. Et contrairement à Gun, je sais accorder une deuxième chance, voire une troisième, quand ça semble mérité. Un jour, toi et moi, on pourra être amis. Ce jour-là, je t'aiderai à obtenir ce que tu veux. Mais avant cela, il faut que tu deviennes plus fort que Gun. Si tu es capable de le battre, je m'occuperai moi-même de l'opération de ta mère. Il n'y a pas que M. Choi qui ait ce genre de pouvoir. Tu sais que je suis l'héritier de Blue Sky Inc., n'est-ce pas ?
Yo-han leva des yeux larmoyants vers lui. Ce gamin était toujours aussi pleurnichard. Cette fois, Jong-goo pouvait le voir clairement. Le léger voile sur son œil droit qui était devenu terne l'espace d'un instant quand son poing avait raté sa cible. La maladie de sa mère devait être génétique. Yo-han aussi commençait à perdre la vue. Et sans sa vue, son talent de mimétisme était inutile. Ce serait dommage de gâcher un tel don. Jong-goo espérait qu'il se montrerait à la hauteur de ses attentes. S'il en valait la peine, il payerait son opération et celle de sa mère.
[ 7 ]
Jong-goo avait la haine. Ce connard de Gun la lui avait mise à l'envers. Il voulait qu'il collecte la dette des quatre factions à sa place et qu'il lui trouve un successeur.
— Mec, pourquoi je devrais faire ton boulot à ta place ? Tu ne crois pas que j'ai assez de taffe comme ça ?
— Tu as laissé les Travailleurs à Yoo-jin et tu as toute une équipe qui bosse pour toi et qui gère ton entreprise à ta place. Tout ce que tu as à faire, c'est te pointer une fois de temps en temps au bureau pour montrer ta tête.
— Tu oublies que je fais régulièrement des inspections chez les Travailleurs et que je suis aussi le garde du corps personnel de M. Choi. Puis tu crois vraiment que je ne branle rien au travail ? J'ai plein de choses à faire. Et je ne te parle pas de tous les dîners d'affaires, vernissages et autres galas auxquels je dois assister. Et toutes les mains moites que je dois serrer. Je vide un flacon de gel hydroalcoolique à chaque fois.
— Ouais, ouais. Tu vas me faire pleurer. Tu t'empiffres de petits fours en sirotant du champagne. Tu parles d'une charge mentale.
— Pourquoi est-ce que M. Choi t'a demandé de surveiller Soo-jung, tout à coup ?
— Je n'en sais rien... Il a peut-être peur qu'elle fourre son nez dans ses affaires. Après tout, elle ne sait rien des quatre factions et de tout ce qu'on a fait pour financer l'entreprise de son père. Et connaissant son caractère, mieux vaut qu'elle n'en sache rien. Son père lui a confié la gestion de Paprika TV, un site de streaming en ligne. Je l'accompagne juste aux réunions et à ses rendez-vous arrangés. Tu ne devineras jamais le nombre de mecs qui bavent sur elle depuis que c'est devenu une bombe.
— T'es pas un peu dègue ? C'est grâce à toi qu'elle a perdu tout ce poids et qu'elle est devenue aussi bien foutue. Enfin, pas que moi elle m'intéresse... D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi elle a besoin de toi pour assurer sa protection. Tu lui as donné des cours de self-defense et elle s'en sort très bien toute seule.
— Je ne suis pas comme toi. Moi non plus, Soo-jung ne m'intéresse pas. Ceux qui m'intéressent, ce sont les mecs de J High School. Et Soo-jung a l'air d'en connaître quelques-uns, donc si je traîne avec elle, j'en apprendrai plus sur eux.
— Je vois. Eh bien, amuse-toi bien. Moi, ils ne m'intéressent absolument pas.
[ 8 ]
Kim Jong-goo se demandait si la nouvelle de son succès avait franchi l'océan Pacifique. Est-ce que Yerin avait entendu parler de ses exploits ? Pour le moment, il continuait à faire comme si elle ne reviendrait jamais. Il était encore trop tôt pour confronter M. Kim. Les chiffres étaient bons, il avait atteint son objectif, il possédait désormais la filiale la plus rentable de Blue Sky Security. Et pas que. C'était aussi la filiale la plus fiable et la plus populaire auprès du public. Grâce à la popularité de BlueAlert, les gens s'étaient intéressés de près aux autres services et produits proposés par le groupe. Jong-goo avait tiré toutes les filiales vers le haut et Blue Sky Inc. affichait un chiffre d'affaires historique, tous domaines confondus. Des centaines de milliards de wons.
Jong-goo aurait pu en profiter pour jouer cartes sur table. Il avait assez de pouvoir pour faire pression sur M. Kim, mais il lui manquait juste une chose. Un pouvoir administratif. Il lui fallait plus de parts dans la société. Il était déjà actionnaire majoritaire de sa propre entreprise, mais il ne pesait pas encore assez lourd dans la balance. Il devait se mettre les membres du conseil d'administration dans la poche et il devait devenir suffisamment puissant pour menacer la position de M. Kim en tant que PDG du groupe. Il se donnait encore trois ans pour consolider son emprise sur le groupe. Il devait contraindre M. Kim à faire de lui son successeur et à officialiser son statut au sein de la société.
Au début de l'année, vers le mois de février, il avait également déménagé après s'être acheté un bel appartement à Gangnam. Yoyo était aux anges. Il avait deux fois plus de place que dans son ancien logement et il n'y avait plus de Gun pour lui faire la misère. Jong-goo aussi appréciait ce changement d'environnement. Il se battait trop souvent avec Gun. Il ne comptait plus le nombre de fois où ils avaient dû remplacer une porte ou racheter une table de salon.
[ 9 ]
Pendant ce temps, il continuait à suivre les aventures de Yerin de loin. Elle avait récemment fêté ses dix-neuf ans, elle aussi. Encore quelques mois et elle aurait fini le lycée. Elle continuait ses vidéos TikTok. Elle en sortait environ une par mois. Et à en croire ses posts sur Instagram, elle avait fait de gros progrès en Krav Maga. C'était une bonne chose qu'elle ait pu apprendre un art de self-defense. Parce qu'États-Unis obligent, elle continuait aussi à prendre des cours de tirs.
En Corée, les armes à feu étaient très strictement régulées. Même les policiers ne pouvaient pas en porter une librement. Ils pouvaient en réquisitionner une dans des cas de forces majeures et tout usage d'une arme à feu sur un suspect faisait l'objet d'une enquête minutieuse. Le port d'armes et leur utilisation étaient sévèrement punis par la loi. Jong-goo supposait que là-bas, savoir utiliser une arme pouvait faire la différence dans une situation de vie ou de mort.
Yerin avait l'air heureuse. Elle avait quelques amis. Certains américains, d'autres des Coréens expatriés comme elle. Quelques mois plus tard, pendant les vacances d'été. Min-jun et Min-ji étaient partis ensemble pour lui rendre visite. Ils étaient restés en contact via les réseaux sociaux après son départ. Min-ji avait travaillé toute l'année pour économiser pour le voyage.
Jong-goo ne parlait plus vraiment à Min-ji, mais il était encore en relation avec Min-jun. Il avait géré Payback pour lui jusqu'à ce que l'application soit étendue au niveau national et qu'une équipe spécialement créée pour cela soit mise en place. Ils avaient continué à se voir de temps en temps même après cela. Ils sortaient parfois en boîte, le plus souvent au Club Vivi. Jong-goo lui avait offert une place dans son entreprise après son diplôme, mais Min-jun avait refusé. Il avait d'autres projets. Il voulait devenir policier. Il comptait préparer l'examen d'entrée à l'académie de police à son retour de Boston.
Entre Min-jin qui voulait être flic et Min-ji qui envisageait de devenir professeur de littérature coréenne à l'université, Jong-goo se disait que l'ambition prenait des formes bien différentes selon les individus. Il respectait leurs choix de carrière, mais ils vivaient dans des mondes très – trop – différents.