An 213 du calendrier impérial.
La pâleur de la lune se déversait des hautes fenêtres, illuminant le parquet en chêne du petit dortoir. Ses doigts joueurs révélèrent les lattes usées du plancher, foulé au fil des ans par d’innombrables allées et venues. Elle dardait ses rayons argentés sur les quatre lits qui occupaient toute la pièce, baignant le visage des novices endormies d’une lueur spectrale.
Dehors, on entendait le hululement des chouettes de montagne ainsi que le croassement proche d’une grenouille. Un concert de bruissement d’herbes sous la bise et de planches grinçantes, perçant à travers les fenêtres ouvertes, fut sans doute ce qui éveilla l’une des rêveuses. Ou peut-être était-ce la chaleur moite de cette fin d’été qui, malgré les hauteurs sur lesquelles était perché le Sanctuaire, ne semblait pas encore vouloir laisser place à l’automne. A moins que ce ne fût l’écho lointain d’un rapace, porté par le vent.
La jeune femme ouvrit des yeux écarquillés et se redressa brusquement, son visage perlé de sueur exprimant une foule d’émotions vives. Son geste fut si soudain qu’elle se cogna la tête contre le bois du lit situé au-dessus du sien, et elle se massa le crâne avec une grimace. Heureusement, sa camarade ne se réveilla pas ; à peine poussa-t-elle un léger grognement, puis un bruissement de draps indiqua qu’elle se retournait dans son sommeil.
Arkane repoussa ses couvertures humides et posa ses pieds nus sur le sol. La fraîcheur du parquet lui fit du bien, atténuant un peu la chaleur qui l’étouffait. Les rayons argentés jouaient avec la ligne volontaire de son menton et soulignaient la pâleur de son teint. La masse sombre de ses cheveux était plaquée sur son dos moite, et la caresse de la lune s’attarda un instant sur la mèche rebelle qui tombait devant ses yeux. Elle la chassa d’un geste, agacée.
La jeune femme réprima un frisson en se remémorant des bribes de son rêve. Son cœur battit plus vite et son souffle devint plus court tandis que ses entrailles se tordaient sous l’étreinte glacée de la peur.
Elle se leva dans un froissement d’étoffe et se dirigea sur la pointe des pieds vers la porte, saisissant ses vieilles bottes au passage. Voilà des mois qu’elle devait passer chez le tanneur pour qu’il lui confectionne une nouvelle paire, mais ses maigres économies avaient à peine de quoi faire repriser sa robe.
La porte du dortoir s’ouvrit sans bruit grâce à l’huile dont elle était soigneusement enduite au quotidien. Un souffle froid s’engouffra dans la pièce et Arkane jeta un regard par-dessus son épaule pour s’assurer qu’elle n’avait réveillé personne. Rassurée, elle sortit et referma le battant derrière elle. Elle s’y adossa un instant, attentive au moindre bruit qui annoncerait l’arrivée de la doyenne, puis enfila ses bottes. Elle ne comptait pas sortir longtemps. Elle avait juste besoin d’un peu d’air.
L’Initiation approchait, c’était sans doute la raison de ses mauvais rêves. Elle était prête à parier que peu d’apprenties parvenaient à trouver le sommeil, ces derniers temps – enfin, à l’exception de Galathée, qui dormirait à poings fermés même si le ciel lui tombait soudain sur la tête.
La jeune femme longea en silence le mur du petit cloître, savourant la quiétude des lieux. Elle s’arrêta à l’orée de la cour intérieure, hésitant à franchir la frontière intangible entre l’ombre et la lumière. Elle finit par s’avancer d’une démarche souple, sans bruit sur les dalles de pierre, et s’approcha du grand chêne. Vénérable silhouette aux branches déployées vers le ciel tel un appel silencieux, l’arbre plusieurs fois centenaire protégeait le Sanctuaire depuis des temps immémoriaux. Arkane se saisit d’une branche basse et se hissa en hauteur avec la force de l’habitude.
Elle leva la tête, savourant la fraîcheur de la brise. Le Sanctuaire était bâti sur un plateau rocheux, serré entre deux montagnes si hautes que leur sommet se perdaient dans les nuages. De nuit, elles étaient comme un couple de sentinelles silencieuses et imposantes se découpant sur le manteau noir du ciel. Quelques étoiles lointaines scintillaient comme des pattes de mouches sur une toile obscure, surplombant le monde de leur veille éternelle.
Un pressentiment diffus coulait dans ses veines. La jeune femme, qui allait bientôt célébrer son dix-huitième été, trépignait d’impatience à l’idée de passer les rites de l’Initiation. Pour elle qui n’avait jamais mis les pieds hors des limites du Sanctuaire, la perspective de pouvoir bientôt quitter ce lieu l’enchantait. Bientôt, le monde extérieur lui deviendrait enfin accessible.
C’est avec cet espoir au cœur que la jeune apprentie, perchée sur une branche épaisse de l’arbre, s’assoupit jusqu’au matin.
Un chapitre plus calme que le précédent, qui nous pose et expose le contexte et le personnage de l'œuvre. On ne peut oublier ce qui fut raconté lors du prologue, et l'on se demande s'il s'agissait d'un songe ou de l'avenir. Le vocabulaire est toujours maîtrisé, bravo. Le deuxième paragraphe, en particulier, nous fait tourner la tête à plusieurs reprises, tout en douceur et poésie, très appréciable.
Je pense, mais ce n'est que mon avis, que tes descriptions (pas toutes) gagneraient en intensité avec des phrases plus longues. La succession abrupte fonctionnait bien sur le chapitre précédent, or ici, on a plutôt envie de se poser et de contempler plus longuement les environs de ce Sanctuaire.
Mention spéciale à la phrase suivante, très belle :
"La masse sombre de ses cheveux était plaquée sur son dos moite, et la caresse de la lune s’attarda un instant sur la mèche rebelle qui tombait devant ses yeux."
Merci à toi pour ton travail !
Merci à toi pour avoir pris le temps de lire ce chapitre, plus doux et poétique que le prologue il est vrai. Cela dit, la douceur ne dure qu'un temps...
Si tu cherches des indices temporels, je t'invite à prêter attention aux petites phrases en italique au début du prologue et de ce chapitre :)
Je n'y aurais pas recours tout le temps, mais à certains moments clés pour permettre de mieux se repérer.
Je prends en note ta réflexion sur les descriptions! C'est vrai que j'essaye de ne pas faire de phrases trop longues sinon le lecteur peut vite s'ennuyer, mais il y a un équilibre à trouver et tu fais bien de pointer ça, merci.
Au plaisir de voir si la suite te parlera autant !