CHAPITRE 1 - 1ère partie

Notes de l’auteur : Le chapitre est coupé en deux parties pour que la lecture soit plus agréable sur écran :)

Le 13 juin 1683, Villenouvelle dans le Lauragais

Dans une campagne foisonnante, endormie dans sa monotonie coutumière, un claquement de fouet réveilla les environs dans toute la force de son cri. Celui-ci fut suivi d'un autre, puis de plusieurs s'égrenant dans l'air avec vivacité. La forêt de Saint-Rome trembla, le sol vibra sous l'assaut violent d'un carrosse lancé au galop qui courrait la poste.

Sur la route de Narbonne mal empierrée, un laboureur se hâta de faire traverser une petite passerelle aux planches instables à ses bœufs et sitôt fait, le paysan se pressa sur le bas-côté. Tout juste le pauvre bougre avait-il eu le temps de réussir son entreprise que le carrosse roulant à tombeau ouvert passa devant lui et éclaboussa de boue les roues de sa charrette. Le laboureur releva son couvre-chef en sifflant de colère et reconnut au son du fouet que le fol agitait dans l'air qu'il était postillon, et ce postillon-là, il le connaissait a bisto de nas. Le mauvais gaillard s'en venait dans ce coin du Midi quand il était employé à le faire et le pauvre paysan ne se priva point de l'envoyer au diable lorsqu'il entendit le rire insolent du pendard résonner à mesure qu'il s'effaçait dans l'horizon boisé.

Le postillon se moquait bien de s'ouïr injurier par ce gueux à la gueule crasse et donna plutôt son attention aux remparts et aux fortifications d'une ville de briques rouges qui se dessinait au loin, en des contours de plus en plus provinciaux. L'homme releva son fouet au-dessus de sa tête et avec habileté prévint par ses claquements distinctifs, messieurs les gardes de la porte de Narbonne de la ville de Villenouvelle. Ceux-ci, montés sur le chemin de ronde pour voir qui s'en venait par chez eux, redescendirent à la hâte et s'empressèrent de faire jeter le petit ponceau par-dessus le fossé. Le carrosse entra dans la ville précédé par son postillon qui conduisait la voiture et le gaillard salua de la tête en passant, un grand sourire faussement candide sur le visage, ces messieurs du corps de garde.

Il mena la voiture à travers Villenouvelle, serpentant dans les rues étroites, pavées ou de terre, criait : « garde ! » aux habitants qui avaient le malheur de se trouver sur la chaussée et faillit renverser, sans même en sentir une pointe de tristesse, une vieille femme et une fillette qui sortaient de l'église Notre-Dame des Anges. Cela arracha un cri au vicaire qui craignit un funeste accident et se retint de jurer sur le parvis. Le postillon fit tout aussi fi des lamentations de ses passagers secoués qui, donnant des coups de canne contre le plafond du carrosse, ne cessaient d'appeler leur guide à plus de sagesse dans son escorte.

La voiture s'échappa par la porte de Baziège, deuxième porte transversale de Villenouvelle, et salua d'une même façon friponne les gens du corps de garde quand ceux-ci lui descendirent le ponceau. Le turbulent postillon maintint son allure folle jusqu'à un carrefour, où une croix sur un piédestal en pierre marquait plusieurs directions. Sans hésiter, le diable d'homme alla tout droit et s'arrêta devant la première bâtisse d'importance, où un grand porche arqué ouvrait sur une cour pavée. Le postillon descendit du bricolier et massa sa nuque endolorie avant d'appeler un garçon d'écurie en beuglant.

— Bouge-toi ! cria-t-il au premier qu'il vit surgir de l'arrière des écuries. Ces gens sont pressés ! L'relayage doit pas excéder quinze minutes !

— Ouais, chais ! rétorqua le garçon en allant chercher des chevaux frais.

Les voyageurs de qualité s'extirpèrent en vitesse de l'habitacle et poussèrent des hauts cris de soulagement et de rage ! L'homme, un baron, alla tempêter auprès du postillon qui n'affichait aucune résipiscence à savoir qu'il avait malmené ses passagers et le seigneur percevant avec horreur que ni son fiel ni ses menaces ne se glissaient sous la carcasse du fol, fit volte-face ! Drapé dans son orgueil bafoué, il jeta à terre comme à un bourreau son ordre d'officier, les sous qu'il lui devait avec la promesse de n'en rester point à cet outrage !

Il rejoignit son épouse qui s'étirait les jambes et prenait le grand air en guise de remède à ses émotions pour calmer son pouls malmené. Le baron envoya sa femme dans l'hostellerie du relais afin de s'y désaltérer le temps que le relayage se termine. Quant à lui, il fit quérir par le garçon d'écurie, le maître de poste afin de se faire louer un postillon plus sage et docile ! Un voyage était suffisamment pénible pour qu'il ne se risquât encore à endurer le frisson de la mort dès que le moindre virage apparaissait à l'horizon !

Le baron décida de patienter de sa propre initiative dans la cour du relais et vit en passant le grand porche arqué, son ancien postillon enfourcher son cheval pour rentrer à son relais haut-le-pied, les rênes des chevaux ayant tiré le carrosse dans la main. Le baron ne s'empêcha point le plaisir de le menacer une nouvelle fois pour l'inconséquence de sa conduite ! L'homme en selle haussa les épaules et rit de l'imprécation comme d'une boutade, avant de s'éloigner par la route même sur laquelle il s'en était venu.

Le baron jura encore dans son jabot de dentelle mais son attention fut détournée par le raffut de la cour du relais. Il y régnait un désordre coutumier, pourtant fort ordonné pour les habitants des lieux ; or qui demeurait fort chaotique dans l'œil d'un voyageur harassé par les secousses de son périple. Le baron voulut prendre retraite en l'hostellerie et marcha vers elle en marmonnant.

Sur le chemin, il évita un tas de fumier tombé d'une brouette chargée jusqu'à la gueule et avisant cette dégoûtante et malodorante chose, le seigneur se dépêcha de joindre l'auvent du bâtiment de briques rouges. Il toqua avec le pommeau de sa canne contre un carreau et héla quelqu'un, il devait partir sous peu si le temps de relayage était respecté ! Les chevaux frais étaient presque attelés, il ne manquait plus qu'un nouveau postillon pour reprendre le voyage. Deux minutes plus tard, une jeune personne que la nature avait bellement doté en beauté, tant dans le visage que dans les manières, s'approcha et vint le saluer.

— Mon seigneur ?

— Trois chevaux et un postillon docile ! Un qui ne manque pas de vous faire verser à chaque dénivellement de route ! De toute façon, j'aurais été plus avisé d'écouter feu mon ami Riquet(5) et de prendre sur son Canal un coche d'eau que de m'avilir sur les chemins de terre !

La jeune femme acquiesça avec un sourire crispé et le pria de l'accompagner vers son carrosse. La baronne fut immédiatement appelée à les rejoindre et tous trois regagnèrent la voiture, où les chevaux frais piaffaient en réajustant leur mord. Voyant les bêtes prêtes, elle ordonna à Léo, le garçon d'écurie, qui était revenu s'enquérir si tout était en ordre, d'aller chercher Sylvestre dans les combles de l'écurie : résidence où étaient alignées toutes les couchettes des postillons du relais de Villenouvelle. Léo fondit vers le lieu de sa destination et l'on entendit gronder ses alarmes par de-là le mur d'enceinte du relais de poste, dont le porche arqué, tel un fronton superbe et rustique, était surmonté de l'enseigne laconique : Poste aux chevaux.

Après le grabuge de Léo, un jeune homme mal fagoté arriva en baillant à s'en décrocher la mâchoire. La jeune femme : Marguerite Vidal, fille de la maîtresse de poste, fulmina sur le champ ! L'attitude irrespectueuse du postillon faisait déprécier la qualité du relais familial aux voyageurs, et le voyageur posté à son côté haussa un sourcil dubitatif d'une telle manière devant le candidat choisi, qu'il manifestait sans mot sa désapprobation. Marguerite serra les dents et enjoignit à Sylvestre de partir accompagner monsieur le baron et son épouse jusqu'au prochain relais et ce, avec une sollicitude exemplaire quant à la qualité de leur naissance ! Point de conduite hasardeuse ! Prudence et tempérance !

Ensuite, elle fit régler au seigneur le prix des chevaux et pressa Sylvestre de se mettre en selle. Lorsque le carrosse du baron s'effaça dans un nuage de poussière et de bruit, Marguerite, encore rouge de contrariété aux joues pour la mauvaise allure du postillon, priait pour que celui-ci ne malmenât point les chevaux quand il rentrerait haut-le-pied, sans quoi, il lui en cuirait !

— Toujours aussi guindée, petite fleur ! dit une voix essoufflée derrière elle.

Marguerite se retourna et vit un personnage qu'elle connaissait fort bien...

— Mercure ! répondit-elle en s'écartant du jeune homme qui marchait vers elle. Te voilà revenu ! Tu as dix minutes de retard, renchérit-elle en regardant le cadran solaire peint sur un mur dans la cour du relais.

Mercure ricana et tapa dans un caillou avec son énorme botte(6) qui lui mangeait la silhouette jusqu'au genoux, en levant les yeux au ciel d'un air mutin. Il emboîta le pas de la demoiselle quand elle partit en direction du corps de logis et la nargua, un brin insolent.

— J'ai rencontré le postillon de Villefranche, on a un peu causé en ch'min avant qu'il ne lance un de ces regards à la Loulou qui passait, c'est tout.

Mercure savait que clôturer son argument par : « c'est tout » était l'aveu qu'il était pleinement coupable de son retard, et ce « c'est tout » allait de nouveau faire monter le rouge aux joues à Marguerite. Laquelle avait déjà arrêté son pas, signe qu'elle allait lui jeter sa mercuriale sur un ton qui ne lui plairait pas. Pourtant, la faire sortir de ses gonds avait toujours amusé Mercure.

— Ces dix minutes, dont manifestement tu te moques ouvertement, ne sont à tes yeux que dix pauvres choses sur un cadran. Seulement, ces dix pauvres choses peuvent mettre en péril le bon fonctionnement du relais. Si Sylvestre n'avait pas été disponible, ce baron aurait fait du grabuge ! Et quel grabuge !

— Le seul grabuge, c'est toi qui le fait ! répliqua-t-il en époussetant la poussière sur la manche de sa chemise en chanvre. Et penses pas à ce qui n'aura jamais lieu. Sylvestre était là, n'en parlons plus.

— Mercure ! vitupéra Marguerite dont les yeux d'un joli marron aux nuances dorées rappelant le cœur de cette même fleur se voilaient d'une ombre inquiétante. Mercure ! Ta légèreté est un parjure pour le relais !

— Et ton sérieux un tombeau !

— Mercure ! Il a menacé de prendre le coche d'eau du Canal et bon Dieu depuis qu'il est construit ce Canal qu'il nous fait des misères ! Il nous vole des passagers et de l'argent !

— Marguerite... Arrête de te prendre pour ce que tu n'es pas. C'est ta mère qui tient le relais, pas toi.

Le jeune homme allait se pencher vers elle pour planter son regard d'un bleu de ciel dans le sien et la déstabiliser comme il adorait le faire avec les autres jeunes femmes de Villenouvelle, et fut arrêté net dans son élan quand Marguerite pâlit brutalement. Elle recula d'instinct, la colère n'habitait plus ses yeux courroucés, il y régnait une émotion plus intense : la peur. Mercure en fut choqué. Il était notoire de savoir qu'il était un truculent gaillard, farceur à n'en plus finir, mais jamais il n'avait traîné la presse d'être un mauvais garçon qui inspirait la peur.

Marguerite rentra en elle aussitôt et le somma de se laver le visage, il était plus poussiéreux qu'un ramoneur, avant de le planter dans la cour. 

GLOSSAIRE: 

(1)Courir la poste : courir sur des chevaux de poste ou en chaise avec des chevaux de poste.

(2) À vue de nez en Occitan.

(3) Cheval sur lequel voyage le postillon.

(4) Se dit d'un postillon qui revient au pas à son relais d'origine.

(5) Pierre-Paul Riquet, (1609-1680), ingénieur et constructeur du Canal du Midi.

(6)  Les bottes pesaient trois kilos et étaient fixées à la selle du cheval que montait le postillon. Hautes et rembourrées, elles permettaient de protéger les jambes du postillon en cas d'accident.

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Maëlys
Posté le 29/07/2025
Un nouveau chapitre intéressant et très amusant par moment ! Tu as un style d'écriture différent de ce que je lis d'habitude mais j'aime bien, ça change ! En plus tu as de t'être bien documentée, donc on apprend sur l'époque par la même occasion.

Petites remarques :

"L'relayage doit pas excédé quinze minutes !" : excéder

"Il y régnait un désordre coutumier, pourtant fort ordonné pour les habitants des lieux ; or qui demeurait fort chaotique dans l'œil d'un voyageur harassé par les secousses de son périple" : j'enlèverai le "or" ou le remplacer

"bellement doté en beauté" = répétition

A très vite !
adelys1778
Posté le 29/07/2025
Re coucou !

Merci pour retour et heureuse de te voir poursuivre l'aventure au petit relais de poste ! Ah pour sûr, j'en ai passé du temps à reconstituer la vie d'un relais mais ce n'était que du bonheur !

Je corrige effectivement "excéder" !

Bonne continuation sous le soleil du Midi !
Rouky
Posté le 14/07/2025
Salut ! ^^

Le titre original m'a interpellé, alors me voici ! Ton texte est vraiment vivant et très évocateur, avec cette atmosphère champêtre et ce relais de poste qui fourmille de détails pittoresques. On sent bien la tension entre la noblesse et le personnel du relais, sans oublier le caractère un peu espiègle de Mercure et la rigueur de Marguerite. Merci pour le petit glossaire, ça aide beaucoup ! ;-)
adelys1778
Posté le 14/07/2025
Salut !

Merci beaucoup de ton retour :) il me touche beaucoup <3
Je suis contente que tu es pu t'immerger dans l'ambiance champêtre du petit monde du relais de poste :)
Ahaha oui, Mercure est l'opposé de Marguerite niveau caractère ! et merci pour le titre (j'avoue que je l'aime trop !)
Vous lisez