CHAPITRE 1 - 2ème partie

Elle rallia la porte d'entrée du corps de logis qui abritait la partie qu'elle habitait avec sa mère, et la referma d'un geste sec derrière elle. Dans le vestibule, la demoiselle se composa une façade et reprit son souffle en se flagellant d'avoir été si peu maître d'elle-même, fait que pourrait user Mercure contre elle. En se ragaillardant, Marguerite marcha vers la cuisine et y trouva Jeanne, la démarche boiteuse, le tablier maculé de graisse ou de sang, en train de hacher du persil tandis que la petite Ika, chienne au poil frisé, gourmande et brave, tournait dans ses pattes pour avoir un peu du bon pâté qui était posé sur la table centrale.

En descendant la marche en tomette ocre rouge bordé d'un liseré de bois, Marguerite vint lui demander où était Henriette : sa mère. Sans lever la tête de sa besogne, Jeanne lui répondit que la dame de céans était dans le champ en jachère pour faire un essai avec la nouvelle charrue du relais. Comme nombre de relais de poste aux chevaux, les maîtres ou les maîtresses de poste valorisaient leur terrain en des cultures agraires : blé, millet, orge, seigle. Marguerite remercia Jeanne et sortit par la porte arrière, passa devant la basse-cour où piaillaient la volaille, contourna une grange et prit un sentier en bordure de champ.

En montant, elle nota que le vent d'autan s'était levé, il faisait danser les herbes hautes et dorées du sentier. Elle réajusta son bonnet et s'arma à monter la côte terreuse. Au loin, elle aperçut la silhouette de sa mère et celle du premier garçon de ferme ainsi que le laboureur qui souhaitait vendre sa charrue. Un cheval de poste en retraite était attelé et démontrait à tous, les éclats ou les échecs de l'outil agricole en le tirant. Arrivée à la hauteur de la petite assemblée, Marguerite sollicita une brève entrevue avec sa mère, celle-ci demanda quelques minutes aux messieurs et vint vers sa fille qui s'était écartée de cinq pas sur le côté.

— Un carrosse est parti, comme Mercure a lambiné en chemin, j'ai envoyé Sylvestre, seulement, il faudrait veiller à ce qu'il ne parte pas de nuit si des voyageurs arrivent.

— Bien,  c'est noté.

— Mère, tu devrais redresser Mercure, son comportement est une insulte à la qualité de notre service. Le baron du carrosse a menacé de prendre le coche du Canal... dit-elle en serrant les dents.

Henriette Vidal sourit et acquiesça sans quoi sa fille réitérerait avec force et ce pauvre Mercure pourrait souffrir plus que de raison d'une remontrance trop sévère par sa fille, mais l'avertissement de Marguerite n'était pas sans fondement et le postillon un brin fainéant se verrait remettre les pendules à l'heure, quand elle rentrerait.

— Marguerite, s'il te plaît, rend-toi au village avertir le maréchal-ferrant que j'aurais besoin de ses services dans les plus brefs délais. Un cheval a perdu un fer. Il faudra également veiller pendant le souper à laisser une fenêtre ouverte, le courrier doit arriver.

— Entendu.

Marguerite allait redescendre lorsque sa mère lui demanda :

— Qu'en est-il de nos voyageurs arrivés en litière hier ?

— Ce sont des gens de qualité qui veulent voir du pays en préférant le confort à la rapidité.

— Titrés ? demanda Henriette d'un ton faussement détaché.

— Effectivement. Monsieur est vicomte et voyage avec son épouse, qui est pour ma part... sa maîtresse... répondit Marguerite d'une voix dure, marquant qu'elle en était scandalisée.

Henriette passa outre et s'enquit du délai qu'ils avaient établi pour reprendre la route.

— Dans deux jours. Ils veulent visiter une partie de la forêt de Saint-Rome et Villenouvelle. Leur arrivée a fait sensation, messieurs les consuls se sont pressés de leur porter leur hommage et les inviter à souper ce soir. Le sieur Cantalauze(1) a dit que ce serait un « souper à l'envolé » mais je penche plutôt pour un souper somptueux.

— Notre premier consul aime se faire flatter, répondit Henriette en esquissant un sourire moqueur. Maintenant part à au bourg, sinon tu vas rentrer trop tard. Je ne vais pas tarder à redescendre au relais.

— Est-il vraiment sage d'y aller ce jourd'hui ? La pluie de la veille a trempé les chemins, j'ai crains toute la journée qu'une voiture verse !

— Ce matin, l'alouette est montée droite dans le ciel, le beau temps perdurera, clôtura Henriette en revenant auprès des messieurs qui s'étaient mis à causer volubilement. OH, Marguerite ! cria sa mère alors que la jeune femme redescendait le sentier.

— Maman ?

— Prend Mercure avec toi ! Je ne te veux point seule sur les chemins !

— Mère ! Je ne suis plus une enfant !

— Justement ! Ne discute pas !

Marguerite dévala la pente en maugréant contre la décision de sa mère mais n'avait point le cœur à lui désobéir. Durant sa descente, elle survola du regard le relais de poste : l'ensemble se disposait en un U autour du corps de logis, une aile était dévolue à l'hostellerie, l'autre à l'écurie et grange. Lorsqu'elle retrouva Jeanne dans la cuisine, le jupon toujours secoué par la truffe ou la patte d'Ika, Marguerite lui délivra l'ordre de sa mère de prendre pour escorte Mercure et refit la moue. Jeanne ne se gêna point de lui dire sa pensée primesautière.

— Bah Mercure est pas mauvais bougre ! Un peu mal dégrossi de la verve, mais pas poltron ! Prend-le avec toi ! Moi aussi, j'me sentirai mieux avec !

Marguerite abandonna un combat où elle perdait d'avance et partit dans le couloir, attrapa dans un tiroir d'un buffet une aumônière et sortit dehors. Un palefrenier faisait boire un cheval fourbu à la fontaine dans l'angle de la cour et attendait pour le brosser avec de la paille. Marguerite continua son chemin, entra dans l'écurie et avisa à sa gauche une longue et fine échelle qui permettait d'accéder aux combles. D'une voix forte, elle héla Mercure. À son appel, aucune réponse. Elle réitéra son action, le silence qu'elle reçut de nouveau l'insulta trop fortement, et bafouée dans son autorité, elle fondit, le diable au corps, vers un mur.

Dessus était accroché des instruments divers allant de la fourche jusqu'à l'étrille et s'empara d'un cor de chasse. « Ah ! Il ne veut point descendre, je vais le faire choir l'oiseau, moi ! Et plutôt deux fois qu'une ! » Marguerite revint vers l'échelle, remonta ses jupes qu'elle tint d'une main et grimpa. Quand sa tête était à hauteur du sol plein de poussière, elle vit le chafouin un sourire aux lèvres, un brin d'herbe dorée à la bouche, allongé sur sa paillasse ! Cette vision l'enflamma de plus belle. « Ainsi, il se moquait bien de moi ! Il m'a entendu ! Le cuistre ! » Elle monta d'un barreau, cala ses coudes par terre, prit une grande inspiration et souffla de toutes ses forces dans le cor de chasse. Sous le bruit tonitruant, Mercure cria, bondit comme un chat et regarda spontanément dans la direction de l'intrusion auditive. Découvrant le minois fier de Marguerite, un petit sourire vengeur à la commissure des lèvres, il la maudit pour ce traitement, lui qui pensait qu'elle avait abandonné l'idée de faire appel à lui après qu'il l'avait royalement ignoré.

Triomphante, la jeune femme lui lança : « En bas, tout de suite ! » avant de descendre et d'aller ranger le cor à sa place.

— Pourquoi un tel tapage ? lui demanda-t-il quand il foula les pavés de la cour.

— Mère veut que j'aille au bourg chez le maréchal-ferrant.

— Et ? releva-t-il de mauvaise fois.

— Elle souhaite que tu m'accompagnes.

— Je suis pas nourrice !

— C'est ce que je lui ai dit, mais elle n'a pas changé son idée.

Mercure ne réagit point sous la pique et comprit qu'il n'échapperait pas à cette corvée, autant la finir au plus vite.

— Pourquoi ne pas prendre quelqu'un d'autre !

— Vois ça comme une punition pour ton retard.

Le jeune homme ne put penser que le fait d'escorter Mademoiselle et subir la rigidité de son caractère seraient une double punition. D'un pas peu franc, Mercure partit seller deux chevaux et appela Marguerite quand il eut terminé.

Sur les chemins champêtres qui conduisaient à Villenouvelle, la jeune femme ne desserra guère les lèvres et regardait le paysage, pensant à l'heure qui tournait, à ses travaux qui lui restaient au relais et à d'autres choses... secrètes. Mercure s'ennuyait ferme et lui jetait parfois des œillades qu'elle fit mine de ne pas voir. Il ne désirait pas spécialement converser avec elle, mais elle pouvait être plus cordiale, nom de nom ! Il la connaissait depuis l'enfance ; or depuis qu'il s'était fait postillon et qu'il vivait à une proximité trop marquée pour échapper à ses regards froids et à ses remarques sévères, il l'observait. Il l'observait et avait vu Marguerite tourner en une demoiselle aigrie avec les années, ce que peu aurait pensé au vu de la joie qui accompagnait son tempérament des plus agréables et accorts... avant. Toutefois, sans que personne n'y comprît goutte, Marguerite avait grandi et si sa beauté avait éclot, sa joie avait péri quand était venu ses seize ans.

Lorsqu'ils passèrent au pas l'enceinte de la ville par la porte de Baziège, ils saluèrent les gardes et se dirigèrent vers le bâtiment du maréchal-ferrant qui se reconnaissait par les bruits de sa forge. Devant son échoppe, Marguerite descendit de selle, attacha le licol de son cheval à un anneau dans le mur et entra pour y trouver Gérard. Elle lui fit la commission de sa mère, s'entretint de la bonne santé de sa famille et le remercia pour le déplacement qu'il ferait le lendemain. Quand Marguerite sortit, qu'elle ne fut point son déplaisir lorsqu'elle ne vit point de Mercure dans les parages. Elle lui avait pourtant défendu de s'éloigner !

En son for intérieur, elle implorait le Ciel pour ne pas le réduire en bouilli quand elle trouverait le déserteur ! La jeune femme enfourcha son cheval et se dirigea vers la taverne du village. Elle le chercha dedans : il n'y était pas. Soudainement, embarrassée, Marguerite prit son courage et alla demander à une connaissance féminine si le satyre n'était pas dans le bordel. « Non pas ! » répondit, Virginie, une catin. Soulagée, mais embêtée par la disparition du jeune homme, elle erra dans la ville, gagnant l'église Notre-Dame des Anges, visitant d'un coup d'œil les alentours du four banal, et alla plus haut, vers le lavoir. Alors qu'elle jetait son bonnet par-dessus les moulins, elle entendit des gloussements étouffés vers les berges du ruisseau de Merdéric et fit emprunter à sa monture le passage à gué. Là, adossé contre un chêne, Mercure embrassait à pleine bouche une jeune femme aux joues bien colorées.

— Hum hum, fit Marguerite en se raclant la gorge.

Les deux tourtereaux sursautèrent et se retournèrent dans un même mouvement, la mine honteuse pour la demoiselle, l'expression outrecuidante pour le postillon. La belle prit la poudre d'escampette tandis que le damoiseau, voyant son plaisir d'amourette détruit par la Vertu aux yeux lançant des éclairs sur un percheron trop imposant pour elle, partit à son cheval, l'enfourcha et s'approcha d'elle.

— Sois pas jalouse petite fleur, je peux te donner quelques restes si tu veux, dit-il provocant.

Marguerite ne répondit guère, elle se contenta de l'examiner de pied en cap en silence, les lèvres plissées.

— Je suis certain que tu serais charmée du détour, j'ai tant d'expérience que ta bouche vierge de tendresse recueillerait la somme de mes aventures pour ton seul plaisir, reprit-il ironique.

— Le plaisir dont tu parles entraîne la ruine de l'âme et de l'Être, déclara-t-elle froidement avant d'éperonner son cheval.

Mercure resta abasourdi par la sécheresse de son ton. Si elle n'aimait guère les démonstrations d'amour, elle pouvait tout au moins goûter l'humour ! En voilà une qu'il ne se serait jamais tenté d'embrasser ! Marguerite était trop... Marguerite !

Quelle mouche avait piqué la jeune femme pour que le soleil de ses rires ne fussent plus que silence et brouillard à présent ?

GLOSSAIRE : 

(1)Il y avait bien une famille Cantalauze à Villenouvelle, dont des hommes étaient souvent premier consul au cours des XVI-XVIIème siècle.

 

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MélanieH
Posté le 03/08/2025
Salut ! ^^

Ton chapitre est un petit bijou d’ambiance historique et de style littéraire ! J’ai été emportée dès les premières lignes dans ce quotidien si finement dépeint, où chaque geste, chaque odeur, chaque parole semble sortir d’un tableau vivant. La langue, riche et soignée, évoque à merveille les saveurs du terroir, les tensions feutrées du relais, et la personnalité bien trempée de Marguerite.

Les dialogues sonnent juste, la dynamique entre les personnages est savoureuse et pleine de sous-entendus, d’ironie. Le décor est planté avec finesse, sans lourdeur, et chaque détail contribue à rendre ce monde palpable, crédible, presque tangible ! :-)
adelys1778
Posté le 03/08/2025
Coucou 😊

Je te remercie infiniment pour ton message qui me va droit au cœur 💓 Je suis touchée que tu te sois sentie plongée dans ce "tableau" régionale car telle était ma volonté en l'écrivant et le lire en retour me ravit énormément : j'ai réussi !

Si d'aventure tu poursuis ta route, hâte de lire ton retour ✨
Maëlys
Posté le 31/07/2025
Coucou !
Me revoilà pour la deuxième partie du premier chapitre. J'ai encore plus accroché que le précédent, les dialogues marchent très bien je trouve.
J'aime beaucoup la dynamique entre Mercure et Marguerite, très amusante et je ne peux m'empêcher de m'imaginer des choses pour la suite... Mais bon, je verrai bien !
Quant à la perte de joie de Marguerite, je me demande si elle cache un secret, quelque chose qui lui serait arrivé ? hâte de découvrir ça !

"Quand Marguerite sortit, qu'elle ne fut point son déplaisir lorsqu'elle ne vit point de Mercure dans les parages. " : quel et répétition de "point"

Décidément, Mercure est Marguerite sont en tous points opposés ! il est très à l'aise lui alors qu'elle est assez austère, je me demande si ça va évoluer (j'imagine)

"Quelle mouche avait piqué la jeune femme pour que le soleil de ses rires ne fussent plus que silence et brouillard à présent ?" : j'aime beaucoup !

A très vite !
adelys1778
Posté le 31/07/2025
Coucou Maëlys,

Ravie de te revoir dans les commentaires :) Contente que tu aies apprécié la chapitre :) et que tu aimes la dynamique entre Mercure et Marguerite car ils sont pas prêts de ne s'éloigner l'un de l'autre dans l'avenir ahaha
Je te laisse découvrir la suite et ne te dis rien de plus XD Motus et bouche cousue !
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