Chapitre 1 (2 sur 2)

Par LaureV
Notes de l’auteur : Note : La légende de Daynui’si s’inspire d’un récit originel Cherokee.

 

Personne n’applaudit, ne hurla ou ne sauta en l’air, tous persuadés qu’à force de fixer un même point brillant depuis trop longtemps, ils étaient victimes d’un mirage. Mais le mirage bougeait, mais le mirage souriait, mais le mirage était le même pour tous. Dayuni’si ? C’était lui. C’était lui et il le hurla haut, bien fort pour que tous l’entendent, que le ban, l’arrière-ban et la périphérie des vivants l’entendent, jusqu’à Bergur’at. Dayuni’si était revenu des flots. Et Dayuni’si avait un cadeau. Après que la ferveur, la stupeur et l’engouement se furent exprimés, après que le Ciel eut résonné des hurlements incrédules des milliers de vivants et lui-même frémit d’aise, après que Dayuni’si eut jouit d’un triomphe mérité, après que la curiosité eut remplacé la joie dans le cœur des vivants, après que le silence eut retrouvé la pesanteur qui était la sienne depuis des jours entiers, Dayuni’si prit la parole. Sa voix ferme et assurée fit puissamment vibrer l’air autour des vivants, leur communiquant par ses surprenantes ondulations toute sa ferveur et son expérience.

 

Les pattes arrière et la moitié du corps crânement plantés dans l’eau pour démontrer la maîtrise que lui et lui seul avait de cet élément, Dayuni’si commença son récit. Et il leur raconta tout, la sensation de fraîcheur pesante de la Mer, ses mouvements et ses ressacs comme autant de caresses. Il raconta les rayons de soleil nettement dessinés qui la perçaient de part en part vers un horizon inconnu, le froid et le silence qui augmentaient à mesure qu’il avançait plus avant dans ce ventre sombre. Il raconta les heures qu’il lui avait fallu pour trouver la manière de se mouvoir dans cette masse étrange, les jours qu’il avait mis à fouiller avec application la Mer entière, parce qu’il était leur héraut et qu’il se devait de leur rendre un rapport complet. Il assura qu’il n’avait croisé personne, et que la Mer hormis de sa visite était tout à fait vierge. Il leur dit également qu’il n’y avait aucun danger, et qu’au contraire la Mer était enjôleuse, qu’elle l’avait entouré de ses attentions, l’avait porté tout exprès vers ses recoins les plus secrets, ses courants les plus chauds, ses étendues les plus plates, comme si elle n’avait toujours attendu que d’être visitée. Il semblait à Dayuni’si, mais peut-être se trompait-il, que la Mer serait bienheureuse d’accueillir elle aussi les vivants. Les yeux étaient écarquillés. « Moi ! » hurla la crevette qui était seulement une once moins brave que Dayuni’si et se portait volontaire. « Attends. »

 

Un sentiment de fraîcheur la rappela tout à coup à la réalité. L’accouchement était fini et une soigneuse passait de l’eau glacée sur son pubis douloureux. Sur sa droite, une soigneuse se faufilait vers une pièce annexe, le jeune enfant dans ses bras, qui pleurait et tendait vers le plafond ses petits bras replets et couverts de mucus. Elle n’avait pas entendu son premier cri. « Attendez ». La soigneuse s’immobilisa. Elle comprit le regard de la génitrice et tourna vers elle son précieux fardeau en prenant le soin de rester derrière la bande jaune au sol qui matérialisait le mètre de distance réglementaire. « Vous pouvez le débarbouiller ? ». La voix n’était qu’un souffle. La soigneuse obtempéra comme à regret et nettoya à la hâte la minuscule bouille avant de tourner de nouveau l’enfant vers la femme. Elle le regarda un long moment, en silence, comme pour graver ses traits en mémoire ou peut-être le pénétrer d’une part d’elle-même. Elle savait parfaitement qu’il n’était bon pour personne que les génitrices touchent les enfants, cela déréglait les deux. Il lui était arrivé une fois, par l’inadvertance d’une soigneuse débutante, de frôler le petit corps de sa propre chair et elle n’avait pas pu se retenir de pleurer de trois jours, sûrement plus encore, sans savoir pourquoi. Elle n’aurait pas voulu que cela lui arrive de nouveau. Elle réprima un dernier frisson, hocha la tête et ferma les yeux.

 

C’était fini, elle ne reverrait plus l’enfant ou le reverrait sans savoir qu’il était d’elle. Elle garda les yeux fermés un long moment, les mains serrées sur son ventre et le visage digne, laissant les soigneuses et leurs assistantes nettoyer les marques les plus évidentes de ce qui c’était déroulé là.

 

Dayuni’si sourit plus largement encore. Ce n’était pas tout. Il avait un cadeau. Une surprise, qui justifiait ses pattes arrière gardées sous l’eau. Lentement, précautionneusement, avec le sens du spectacle et des milliers de paires d’yeux qu’il voulait tenir en haleine, Dayuni’si contorsionna doucement le bas de son corps de manière à le tirer hors de l’eau et, entre ses deux dernières pattes, toute petite, mais évidente, tous les vivants purent voir une boule grise et sombre d’une telle sorte que personne n’en avait jamais vu.

 

Et Dayuni’si raconta la fin de ce qu’il avait vu. Au fond de l’eau, tout au fond de l’eau, se trouvait, comme la Mer qui était la limite du Ciel, la limite de la Mer qui était la Terre. Dayuni’si ne savait pas où il avait appris ce nom, mais il n’avait pas de doute. Peut-être était-ce la Mer qui le lui avait susurré, peut-être la Terre elle-même qui se trouvait injustement recluse au fond des eaux, à des milliers de lieux du premier vivant. Dayuni’si ne savait pas, mais ce dont il était sûr, c’est que la Terre non plus n’était pas habitée, et qu’elle était aussi longue sous la Mer que la Mer était longue sous le Ciel. Et que la Terre ne pouvait pas être pénétrée. Il avait tenté de toutes ses forces, avait creusé, gratté, foncé, mais il n’y avait rien eu à faire. Il jurerait d’ailleurs avoir entendu la Terre ou la Mer, peut-être même les deux, se moquer doucement de ses tentatives.

 

Cela lui importait peu. Il avait compris qu’on ne pouvait se mouvoir dans la Terre comme on se mouvait dans la Mer ou le Ciel, mais qu’en revanche on pouvait s’y reposer. Les vivants ne comprirent pas. Dayuni’si, patiemment, calmement, leur expliqua ce que cela faisait de se poser, d’avoir un sol sous ses pattes, cette sensation curieuse qu’il avait découverte au fond de l’eau et qui n’était pas désagréable. Les vivants étaient perplexes. Mais Dayuni’si était si enthousiaste que beaucoup et rapidement passèrent de perplexes à curieux, voir intéressés. Dayuni’si souriait plus encore. Il avait un dernier secret, certainement soufflé par la Terre ou la Mer. Il avait entendu que l’on pouvait déplacer cette Terre immense, petit à petit, bout à bout, morceau par morceau et, centimètre par centimètre, petit fardeau par petit fardeau, la ramener à la surface. Car la Terre avait envie d’être vivante. Elle avait envie de porter les vivants, de les soutenir, d’être le berceau fertile de leurs rêves, de leurs espoirs et de leurs désillusions, elle avait envie de sentir leurs pattes la frôler, leurs pieds la marteler, leurs ailes l’envoler, leurs racines la fouiller. La Terre rêvait de vie et de soleil, elle était lasse de n’être qu’un territoire caché, une étendue inepte. La Terre voulait jouer un rôle et se proposait à tous les vivants. Si tant est qu’ils veuillent bien d’elle, si tant est qu’ils aient le courage petit à petit, morceau par morceau, de la charrier jusqu’au Ciel.

 

Le Ciel ne put rien y faire. Il n’y avait pas à lutter. Malgré tout le soin qu’il leur avait porté, malgré tout l’amour qu’il leur avait donné, malgré la vie éternelle et sans souci dont il les avait dotés, il ne pouvait pas rivaliser avec la nouveauté et le désir de la Terre et de la Mer que Dayuni’si exprimait si bien.

 

Il ne put que ressentir douloureusement la fuite subite de tous ses vivants qui d’une seule traite se jetèrent dans les eaux en une fête inouïe, qui pour prêter allégeance à la Mer, qui pour aller aider la Terre. Et pendant des mois et des années dans ce temps qui n’en était pas un les cohortes des vivants charrièrent petit à petit la Terre jusqu’au Ciel. La besogne fut longue.

 

Mais le Ciel était vide, et le Ciel était seul, et son cœur lourd se rassembla en nuages noirs et effrayants d’une colère ramassée.

 

Sa souffrance était intenable. C’était une trahison que ces êtres qu’il avait façonnés, qu’il avait choyés, qu’il avait nourris et qui dès la première occasion lui tournaient le dos sans un regret.

 

Le Ciel aurait dû savoir que ce n’étaient que des enfants. Que l’attrait de la nouveauté leur était irrésistible. Qu’ils ne pensaient pas à mal. Qu’ils n’avaient même pas conscience de le peiner et que dans leurs esprits simples il ne s’agissait que d’une aventure qui égayerait peut-être leur existence, mais n’en changerait pas une miette.

 

Mais le Ciel était trop blessé. Le Ciel avait trop mal. Le Ciel était trop seul. Et après des années de solitude, des années de patience à attendre que ses enfants lui reviennent, quand il vit doucement, mais sans erreur possible la surface de la Terre approcher celle de la Mer, le Ciel ne put se contenir et tous, tous, ses enfants chéris, ses créatures aimées, dans un orage de colère terrible il les maudit.

 

Désormais ils mourraient. Le Ciel s’était senti trahi, abandonné. Il n’avait pas su pardonner.

 

Mais la Mer et la Terre entendirent la colère céleste et sa malédiction, et dans leur nouvel amour pour leurs nouveaux habitants, ils trafiquèrent ensemble un moyen de ne pas les perdre.

 

Puisqu’ils ne vivraient plus éternellement, ils leur inventèrent les moyens de se reproduire. Ce fut une fête splendide. Les vivants joyeux de tant de nouveautés ne comprenaient pas la douleur du Ciel qu’ils n’avaient jamais ressentie et qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Ils ne comprenaient pas la mort et ne pouvaient pas la craindre. Ils étaient vivants et heureux. Ils fondaient un monde nouveau et plein de promesses. Alors quand la Mer et la Terre leur firent cadeau d’une nouvelle fonction aussi cocasse, ce fut un bien grand amusement. Tous allaient chacun leur tour au fond de l’eau, à sa lisière avec la Terre. Ceux qui se ressemblaient y allaient ensemble et ensemble prenaient la décision de la manière dont ils devaient créer des nouveaux êtres qui leur ressembleraient eux aussi. Il y en eut pour tous les goûts, division cellulaire, gestation, éclosion, spores, coït, pondaison, on se retrouvait paré de couleurs éclatantes, d’organes curieux, de ramures majestueuses. Parfois on était séparés en deux groupes et les uns devenaient des mâles et les autres des femelles. On s’amusait à se poursuivre l’un l’autre et à se vautrer dans cette jouissance nouvelle. On changeait parfois de sexe puisque rien n’était fixé, on tentait des combinaisons audacieuses, on voulait être les deux, on ne voulait être aucun. Certains ne comprirent rien à toute cette affaire et n’en firent qu’à leur tête. On ne put faire démordre les licornes de devenir toutes femelles, ni les minotaures de choisir chacun un mode de reproduction différent. Les dragons, centaures, sphinx et chevaux ailés, par goût du grandiose et besoin de se démarquer exigèrent des organes et procédures de reproduction spectaculaires qu’ils ne purent jamais mener à bien. Les sirènes et les poissons-chèvres refusèrent tout net le moindre organe de reproduction, incapables de comprendre ce qu’était la mort et ce qui leur pendait au nez. Le cyclope qui était seul ne put jamais se reproduire. Il y eut d’autres choix tout aussi hasardeux sans heureusement être fatals et on se donna à cœur joie de moquer les escargots qui avaient décidé d’être les deux à la fois – ils n’en avaient cure : c’est deux fois plus de plaisir, et tant pis pour les jaloux.

 

Au milieu de ce joyeux remue-ménage, la Terre atteignait tranquillement son objectif et n’était plus séparée du Ciel que par une fine pellicule d’eau. Certains d’entre les vivants, les plus indolents, cessèrent tout travail et s’amusèrent à la parcourir dans tous les sens et à s’y construire une existence nonchalante.

 

Alors le Ciel respira de nouveau. Ses enfants lui étaient revenus. Bien sûr ils n’étaient plus à lui seul, mais ayant leurs appuis sur la Terre, ils n’en avaient pas moins une bonne partie du corps en lui. Et désolé de sa colère qu’il ne savait comment défaire, heureux de ses enfants qu’il sentait de nouveau, il se mit en quatre pour leur être agréable. Il inventa le vent, il inventa la pluie légère et fertile, alliance de la Mer et de lui qui fertilisait la Terre. Un équilibre nouveau était sur le point d’être trouvé, jusqu’à ce que le Ciel apprenne à ses dépens ce qu’il en coûte de maudire.

 

Sous lui, au creux de lui, une de ses petites créatures qu’il aimait de tout son cœur et qui jouait innocemment tomba tout à coup, morte. Le Ciel s’arrêta de respirer. Personne n’avait rien remarqué. Les vivants les plus proches s’approchèrent du petit lézard allongé à Terre pour le secouer : ce n’était plus drôle, le jeu était fini, qu’il se lève ! Il ne se leva pas. Allez à la fin, on avait compris, qu’il vienne donc ! Il ne vint pas. Un attroupement se forma lentement autour du corps du petit lézard. Personne ne comprenait, personne n’avait idée de ce qu’il se passait, et le Ciel avait terriblement honte. Il ne remuait plus, ne ventait plus, ne bougeait plus, espérant que puisqu’il le souhaitait ardemment, sa malédiction voudrait bien s’en aller. Mais les malédictions ne se reprennent pas et le petit corps refusa de bouger, même après plusieurs heures. Et le Ciel qui l’entourait de toutes parts sentit bientôt pour la première fois le souffle fétide de la décomposition. Il était inutile de se taire plus longtemps. Il leur devait des explications. Il fallait qu’il assume son inconséquence et sa faiblesse. Le Ciel avait fauté, il le savait. Mais il avait fauté parce qu’il était malheureux, et il espérait qu’ils le comprennent. Et qu’ils comprennent également qu’il était tout aussi puni puisque pour l’éternité à venir il serait privé à répétition des êtres qu’il avait créés et qu’il aimait. Oui, mais le Ciel, lui, ne mourrait jamais. Réfléchissant à toute berzingue dans sa grande culpabilité, le Ciel inventa le temps. Il ne pouvait pas empêcher la mort, mais il voulait leur permettre d’au moins quantifier leur vie. D’avoir une idée, même statistique, de ce qui leur restait à vivre. Cela ne rattrapait rien pour personne.

 

Les vivants apprirent tout à trac le deuil, la peur, l’incertitude de l’avenir et tout un tas d’autres choses qu’ils n’identifièrent pas tout à fait. Ils se demandèrent ce qu’il y avait après la mort et si comme la mer on pouvait l’explorer. Le Ciel pleurait de sa sottise, la Mer n’avait rien à dire, la Terre proposa de recueillir le corps qu’elle jura de rendre aux vivants sous une autre forme. Les vivants tinrent un grand conciliabule. À l’issue de ces jours de palabres, trois clans se formèrent : les effrayés par la puissance du Ciel qui décidèrent qu’il valait mieux le rejoindre et ne se rendre sur la Terre que lorsqu’ils y seraient forcés, les miséricordieux qui pardonnèrent au Ciel et continuèrent à le fréquenter en vivant sur la Terre et les rancuniers qui filèrent s’enfouir dans les profondeurs de la Mer pour ne plus jamais avoir à frayer avec le grand mesquin.

 

Quand elle ouvrit les yeux, elle vit la vasque remplie de boules de prénoms que quelqu’un avait posée à ses côtés. Les assistantes avaient rangé et quitté la salle, la laissant seule prendre le temps dont elle avait besoin. Elle était lasse, le corps engourdi et douloureux, lourd. Les boules de prénom étaient d’un vert très doux et tirant sur le jaune, l’enfant était donc une fille. La femme considéra la vasque un long temps avant de prendre sa décision, comme si elle hésitait à créer tout nouveau lien entre l’enfant et elle. Elle n’arrivait plus à se souvenir dans quel livre elle avait pioché cette vieille légende. Une assistante entra silencieusement pour passer une serpillière fleurant bon le lotus. Le frottement sur le sol lui fit du bien, étrangement, comme si à elle aussi on lavait le cœur.

 

Lorsqu’elle se sentit prête, la femme se leva et quitta la pièce, refusant catégoriquement le brancard qu’on lui proposa. Elle avait laissé sur le lit d’accouchement la boule qu’elle avait tirée. Le jour s’était levé.

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sifriane
Posté le 01/02/2021
Coucou,
Quelle tristesse que la mère et l'enfant soit séparés, et l'histoire de la création du monde est belle.
Tes mots sont justes et sobres, ils vont droit au but, sans fioriture, ça apporte de la puissance au texte je trouve.
Normalement, j'aime qu'il y ai beaucoup de dialogues dans mes lectures, mais là ça passe tout seul.
J'attends la suite avec impatience
LaureV
Posté le 03/02/2021
Merci beaucoup Sifriane de m'avoir lue et pour ton gentil commentaire :) Je te souhaite une belle journée !
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