Chapitre 2

Par LaureV

Machinalement, 470203213 tendit le bras pour éteindre son réveil et tout aussi machinalement se rendormit. Il ne se réveilla qu’une heure plus tard au son des braillements de 17896210, sursauta, étouffa un juron et dévala l’escalier en pestant pour rejoindre son collègue.

 

“Réveil difficile ? Comme d’hab’ hein ? Sans moi tu aurais encore été à l’amende ! Pérora le gros et gras 1789.

-Ouais, ouais, sans toi, ça fait longtemps qu’ j’aurais plus de salaire ! T’as une clope ?

-Aye Aye ! Mais tu devrais t’abstenir camarade 470, tu sais combien cette mauvaise habitude  nuit à ta santé, plaisanta 1789 en fouillant dans ses poches. Surtout quand on a déjà commencé la journée en sautant le petit déjeuner, la douche et l’exercice matinal ! Tu mets ta santé en danger 470 ! “La santé fait le sous-homme” ! “Jogging tous les matins, santé d’airain” !

-Oh la ferme !”

1789 éclata d’un rire franc en lui tendant une cigarette et en plantant crânement une entre ses lèvres grasses puis attendit qu’il ait fini de se battre avec le briquet et sa flamme minable :  

“T’es au courant pour 5678 ?

-De quoi?

-Il est....”

 

La fin de sa phrase s’évapora dans le dernier souffle de ses lèvres adipeuses. Ses genoux se plièrent sous son poids certain, sa tête retomba mollement vers son torse et la masse flasque de son corps trop lourd chuta toute entière dans la rigole.

 

470 leva les yeux puis, comprenant, les baissa vers le macchabée. Il finit d’allumer sa cigarette, rangea le briquet et jeta un œil au cadavre. 1789 était le sous-homme le plus massif qu’il connaisse. Le Dodu, c’était son surnom. 470 était déjà en retard et aurait dû se presser, mais le corps de son camarade d’enfance était monstrueux et il ne put s’empêcher d’en tapoter du pied la masse inerte. La graisse se mit à danser sous la peau en cercles concentriques jusqu’à mettre en branle tout le corps et l’eau du caniveau dans laquelle il baignait.

 

Le salut éraillé de 1001018 le tira seulement de sa fascination morbide et de son petit amusement malsain.

“Il est mort ?

-Ouais.

-Pourquoi ?

-Il a juste fini.

-ça arrive. 5678 aussi.

-Comme ça ?

-Non, de colère. S’il n’était pas mort, il ne se souviendrait même plus pourquoi il s’est énervé.

-Quel idiot. C’est ce que 1789 allait me raconter, répondit 470.

-Quelle concierge ! »  commenta 100 amusé, faisant naître sur leurs deux visages un sourire tendre, comme en oraison funèbre.  

« T’as une clope ? demanda 100.

-Moi non… » répondit 470 en désignant du menton 1789 dont les lèvres serraient encore l’ultime cigarette que 100 se baissa pour ramasser, gratifiant au passage la joue morte d’une pichenette amicale : « Il va me manquer. ». 470 grogna que lui aussi tout en prenant la route de l’usine : il avait faim et aucune intention de perdre une heure de salaire.

 

470 arriva à l’heure et en fut soulagé : ce soir, il mangerait selon son appétit. Sans vraiment y penser il laissa son corps se mettre à sa tâche. Son esprit vagabondait partout autour de lui sans se soucier de son travail. Les affiches sur les murs proclamaient qu’il se trouvait dans l’usine la plus stratégique de la lutte pour la production propre et renouvelable, une des seules usines de la périphérie à confectionner des panneaux photovoltaïques et la première de sa catégorie en termes de productivité au niveau mondial depuis cinq ans. Mieux, l’atelier de 470 était justement le meilleur de l’usine et le plus essentiel, et sans le travail acharné de lui et ses collègues le cœur du dispositif manquerait, le centre de production ne serait plus bon à rien, les champs ne pourraient plus produire d’électricité, toute l’humanité courrait à la panne de courant, à la famine, à la décrépitude, la ruine, la mort : ils étaient indispensables. Irremplaçables.

 

Pourtant, en face de lui, un jeune garçon filiforme avait déjà pris la place du Dodu.

 

470 avait de la chance. Les humains qui encadraient son usine étaient convenables, ne confisquaient que rarement les salaires, s’adressaient à eux avec gentillesse, se souvenaient parfois de leur matricule, le travail n’était pas trop pénible, on n’y mourrait pas comme ailleurs où les subhumains étaient parfois consommés aussi vite que le carburant, on ne s’y faisait pas cuire, recuire et rider la peau en moins d’une année comme dans les champs. Ici, dans la périphérie de P5, la vie était acceptable et il avait de bonnes chances d’atteindre une quarantaine d’années.

 

Il avait conscience de cette chance et comptait bien y faire honneur ; il ne commettait pas le moindre écart, la moindre faute qui aurait pu le faire chasser de son centre de production et évitait tous les sujets de discorde, même les plus insignifiants, pour ne pas risquer de finir comme le pauvre 5678. Quant au type d’infortune qui venait de frapper le pauvre Le Dodu, las ! il n’y pouvait rien. Chaque circonstance, parfois vexatoire, de sa vie de sous-homme le trouvait dans les mêmes dispositions d’esprit, calme, taiseux, l’œil et la voix douce, le geste apaisant. On disait de lui qu’il irait loin et savait mener sa barque sans vraiment savoir pourquoi. C’était peut-être dû à sa présence sereine, à sa force paisible qui lui donnait l’air d’un talisman qu’il aurait suffi de caresser des yeux pour que tout aille bien. Et effectivement, pour lui, tout allait toujours bien.

 

Il avait toujours été le premier. De sa promotion et de sa classe, il avait été le premier à réaliser une heure de travail productif complet, il n’avait même pas six ans et fut loué pour cela, promené par les maîtresses subhumaines dans tout la classe, dans la cour de récréation et dans les ateliers des grands comme s’il avait été un cochon à trois têtes. Un cochon à trois têtes aurait été bien plus rigolo qu’un petit fayot qui ne semblait même pas perturbé que toute la classe le jalouse et le prenne en grippe. Quelques années plus tard, c’est encore le premier qu’il fut jugé apte à rejoindre les centres de productions des adultes et donc le premier à percevoir un salaire complet, le premier à le dépenser en bonbons et le premier à se faire tirer les oreilles par ses parents pour lui apprendre les priorités de la vie. Du reste, ce fut plutôt la faim qui lui tenailla l’estomac toute la journée du lendemain qui lui fit retenir la leçon.

 

Sans aucun doute, 470 avait de la chance, et la mort qui avait frappé son ami le plus ancien en le laissant une nouvelle fois indemne en était un autre témoignage. Le Dodu allait lui manquer. Cette pensée était inutile, il la repoussa. Il fallait continuer à vivre de son mieux entre sa mère, ses camarades et 80037018, son officielle. Il n’aurait pas su dire s’il l’aimait. Elle était venue le voir un soir où l’ennui l’avait poussé dans un bar, s’était assise sur ses genoux et l’avait embrassé, simplement. 470 avait dénoué ses longs cheveux roux, plongé ses mains dans leur masse soyeuse et sa tête entre ses seins.

 

Cela faisait deux ans maintenant. Il l’avait vue régulièrement depuis, pas tant qu’il en soit enamourraché mais plutôt pour le confort qu’elle lui procurait. La voir lui évitait de devoir s’en chercher une autre. Et puis, elle n’était pas vraiment laide, petite, boiteuse, mais bien faite, d’une proportion harmonieuse dominée par ses grands yeux verts. Oui, il irait la voir ce soir. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui, de voir sa mère revenir du travail et péniblement se coucher. Il était déjà fatigué de la veiller impuissamment. Il lui restait pourtant de longues années encore à ne pouvoir rien faire que la regarder souffrir et la voir partir.

 

Sa mère avait l’ornement, une saleté qui grêlait la peau lentement par poussées d’eczéma purulent et tuait en cinq ans. C’était une maladie cynique qui ne laissait pas l’apparition des boutons au hasard, mais les faisait éclore selon un dessin précis qui se révélait au fur et à mesure des poussées. C’était comme si l’ornement avait eu sa volonté propre ; ses malades avaient des thèmes différents, des arbres, des visages, des animaux, des gribouillis, parfois des pleins de couleur qui devaient être terriblement douloureux. Sans doute qu’un observateur insensible à la douleur aurait pu les trouver beaux.

 

Sa mère 7516 était malade depuis une bonne année et encore assez peu ornée, juste atteinte à la lisière de ses cheveux et de ses yeux qui s’étaient habillés d’une fine toile d’araignée aux tournures végétales, ombrant son visage d’une subtile nostalgie.

 

La peau immaculée de 800, il n’y avait que cette vision pour chasser l’image des cicatrices en formation sur la peau de sa mère. Définitivement, il irait la voir.

 

 

 

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sifriane
Posté le 08/02/2021
Coucou Laure

Chapitre radicalement différent. La froideur du type face au cadavre de son ami dit tout de ce monde hostile. Les descriptions sont bonnes et on ressent bien l'ambiance, très réaliste.

L'idée du matricule est bonne et ajoute de l'austérité. Avec seulement quelques personnages ça fonctionne bien et on s'y retrouve, mais je ne suis pas sure que ce soit le cas avec plus de personnages.

Petite coquille : "sans le travail acharné de lui et de ses collègues", ce n'est pas très heureux.

J'attend la suite!!
LaureV
Posté le 08/02/2021
merci Sifriane ! Noté pour la faute, je vais corriger ça ;) Bonne journée à toi
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