Chapitre 1.3 : La Transformation

                Une douce ondulation caressait sa peau. N’y tenant plus, Sierra brava un interdit imaginaire et rouvrit les yeux. La fourrure soyeuse qui s’attelait à recouvrir le moindre centimètre carré de sa peau la laissa sans voix. Elle se mit à calculer toutes les possibilités de transformation imaginables alors que le phénomène n’en était encore qu’à son début. Un réflexe purement humain agitait son esprit, celui de passer en revue tout ce qu’elle avait vu de plus impressionnant dans le règne animal tout au long de sa vie. L’image du carnassier des plaines sud s’imposa à elle.

                Quelques années auparavant, l’un de ces énormes animaux s’était attaqué à la tribu pendant un convoi dans les Gorges du Tyram. Tous l’avaient vu, improbable éclair bleu nuit, surprendre et happer l’éclaireur, un homme adulte et robuste posté à une vingtaine de mètres du reste de la tribu. Le nomade, tombé ventre à terre, avait été broyé à l’aide d’une seule patte musculeuse. Avant que d’autres ne connaissent le même sort, une volée de flèches enflammées avait été lâchée. Le monstre avait fait marche arrière, emportant avec lui le corps disloqué du malheureux. L’horreur avait été le premier sentiment que Sierra avait nourri à l’égard du carnassier. Puis, malgré la tristesse d’avoir perdu un homme de la tribu, malgré elle, la fascination avait pris le dessus. La puissance de la bête était brute, titanesque et extrêmement attractive.

                Absorbée par ses réflexions, Sierra perdit soudain pied. La réalité et l’herbe à ses pieds se délitèrent, laissant place au néant, d’une blancheur aveuglante. La jeune fille flottait au sein du vide le plus total. Devant elle, une forme émergea du néant, une nymphe apparut, comme découpée dans la lumière, terriblement majestueuse. Une kyrielle de petits poissons opalins et frétillants ceignait le cou et les poignets de l’apparition humanoïde. Sa silhouette était délicatement vaporeuse, et sa chevelure irisée, presque invisible, entourait un faciès sans âge. Deux yeux magnétiques, vifs-argents, transperçaient Sierra de part en part. Celle-ci comprit enfin. Le Choix, entité immatérielle, s’offrait à elle sous cette forme stoïque, placide. Les lèvres de la chimère restèrent closes lorsqu’une voix explosa dans la tête de Sierra, limpide.

« L’Equilibre est rompu, Il souhaite anéantir l’Homme. Ce qui respecte l’Equilibre ne doit pas être anéanti. Tu as fait ton choix distinctif. Tu seras « Ulfur » - la Louve. »

                Puis l’apparition éthérée s’évanouit, alors que le dernier mot résonnait encore dans l’esprit de la nomade. Elle n’était plus n’importe qui, elle était cette louve.

                Le retour sur Anörre fut brutal et douloureux. Partie humaine, Sierra retomba dans l’herbe sous la forme d’une boule de fourrure confuse. Désorientée, elle choisit avant toute chose de mettre de côté l’énoncé du Choix. L’heure n’était pas aux devinettes et elle constata qu’une légère pression enserrait encore son corps tout entier. Lorsqu’elle se redressa, son poids fut accueilli non pas par deux jambes, mais par quatre pattes massives. Puis elle porta une attention toute particulière à sa colonne vertébrale, interminable, surmontée d’une queue qui lui semblait finalement aussi gênante que sa robe précédente. Celle-ci avait par ailleurs été avalée par une abondante fourrure d’ébène. Sa vision nocturne flambant neuve lui offrait un panel de couleurs chaudes qu’elle n’aurait jamais pu rêver voir sous forme humaine. Son ouïe était devenue si précise qu’elle sentit ses oreilles se redresser au moindre son.

                Elle entendait très distinctement le grattement d’un rongeur contre un fruit à coque, à quelques centimètres de ses pattes avant. Plus énervant, pour celui qui se croit seul, elle entendait la respiration saccadée d’un être humain, loin derrière elle. Accaparée par mille et une merveilles, sa tête tournait, saturée d’informations brutes. Sierra sentait le moindre mouvement sous terre ou autour d’elle. Le moindre changement dans l’atmosphère s’imposait à elle comme une évidence. Une charge électrique plus ou moins intense emplissait l’air tandis que tous les êtres vivants de la plaine prenaient des décisions simultanées. Elle sut que le rongeur abandonnait à regret une noix très convoitée, trop difficile à ouvrir. Elle sut qu’une tisseuse choisissait l’endroit où installer sa toile, deux mètres plus avant. Enfin, elle capta le battement de cœur raté de l’inconnu derrière elle, plus perceptible encore. L’inconnu ne l’était d’ailleurs pas tant, puisqu’elle reconnut en lui les gènes fraternels.

                Consciente d’avoir été changée en louve et non en arbre, Sierra abandonna son immobilité et avança prudemment une patte. Elle bouscula une glaée, petite fleur carmin chargée d’un pollen irritant, et étouffa discrètement un éternuement. Humaine, elle ne se connaissait aucune allergie. L’apprentissage de son nouveau corps serait long.

                Après avoir esquissé quelques pas, elle se mit à courir droit devant elle. Désireuse de réveiller la puissance contenue dans chacun de ses muscles, elle fendit les herbes hautes avec délice. Le vent fouettait son museau et faisait vibrer chaque poil de son corps. Le bref contact de ses coussinets contre le sol l’encourageait à aller aussi vite que possible. Quelques minutes plus tard, au terme de sa course effrénée, elle repéra un amas de pierres sur sa droite. Elle prit une dernière fois son élan et se reçut sans difficulté aucune sur le plus haut rocher. Ainsi perchée, Sierra stoppa net et contempla avec satisfaction le paysage en dessous d’elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante. Le Choix lui avait fait un cadeau d’une beauté rare. Une idée lui vint soudain, en guise de remerciement. C’était un comportement purement animal, qu’elle avait prêté au carnassier de ses souvenirs en tremblant de terreur. Exultant, elle allongea le cou et hurla à la lune. Ce fut là sa propre litanie, vouée à la liberté.

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                Sa sensation de découverte maîtrisée, Sierra se souvint enfin que son frère l’attendait, là où elle l’avait laissé. Elle quitta à regret son point de vue sur la plaine et effectua le chemin inverse. Elle vit Hiro bien avant qu’il ne la voie. Le jeune homme, pétrifié par la vision du carnassier qu’était devenue sa sœur, n’avait pas bougé d’un pouce. Il sursauta quand il l’aperçut enfin. Elle était à quelques mètres de lui, ombre silencieuse composée de nuit. Son intuition lui souffla qu’il s’agissait bel et bien de sa sœur. Il ne parvenait plus à réfléchir lorsqu’il choisit de s’asseoir devant elle. Sierra le surplombait encore d’une vingtaine de centimètres lorsqu’elle s’assit à son tour.

                Ils étaient tout proches l’un de l’autre. Hiro plongea son regard dans celui de la louve et tendit la main vers sa tête. Son souffle brûlant frôlait ses doigts. La tête avança imperceptiblement et les doigts se posèrent contre un museau chaud, presque fiévreux. Subjugué, Hiro ne pouvait plus retenir son excitation.

- C’est comment, tout ça ? demanda-t-il, les yeux brillants.

                Seul le silence lui répondit. Sierra ne pouvait pas communiquer avec lui. Sans même avoir à se concentrer, elle fit la transformation inverse avec aisance. Sa masse fondit brusquement sous les yeux étonnés de son frère. Redevenue humaine, elle s’apprêta à lui répondre, et se figea. Hiro, encore sous le choc, formulait déjà trois questions supplémentaires, les yeux au sol, l’esprit occupé à composer de nouvelles demandes. Puis, devant le manque de réaction de sa sœur, il redressa la tête et scruta son visage. Celui-ci n’était qu’un masque de terreur. Il se retourna lentement, espérant se tromper sur ce qu’il allait découvrir.

                Une chape d’obscurité pure, totalement indépendante de la nuit installée depuis plusieurs heures, s’appliquait à engloutir leur village. Différent de tout ce qu’ils avaient pu voir ou imaginer durant leur vie, ce spectacle était, de loin, le plus angoissant.