Chapitre 2.1 : Incompréhension

Par Sierra

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                 Hiro et Sierra étaient assis sur une corniche étroite, perchée sur l’un des flancs escarpés des Montagnes de Thilia. Serrés l’un contre l’autre, comme deux oisillons apathiques et transis, ils regardaient sans la voir une mer de nuages noirs s’amasser au-dessus de leur tête. Une fois le village et la matière noire disparus, ils avaient fui, de toutes leurs forces. Ils avaient fui l’inconnu, mais aussi le trou béant qui s’était ouvert dans la plaine, aspirant au ralenti les grains de sable à ses bords. L’orifice en question était le témoin-fantôme de l’existence du village. Devant l'incompréhensible phénomène, Hiro avait agrippé le bras de sa sœur et il l’avait entraînée, sans réfléchir, dans l’endroit le moins accueillant d’Anörre.

                Les Nomades n’avaient jamais réussi à trouver leur place dans les Montagnes de Thilia. Celles-ci échappaient étrangement à l’emprise du temps et étaient le théâtre d’anomalies climatiques les plus spectaculaires. La menaçante cordillère nourrissait tout une panoplie de légendes insensées, qui terrorisaient indifféremment petits et grands dès la nuit tombée. Pour l’heure, le frère et la sœur n’éprouvaient aucune peur, chacun étant trop occupé à revivre une scène qui leur apparaissait maintenant comme un cauchemar impossible à placer sur une ligne temporelle.

                Le cœur en pièces, Hiro tenait la main ballante de sa sœur depuis des heures. Il était toujours obsédé tant par la vague de néant qui avait dévoré le village que par le souvenir de la louve. Plus il y réfléchissait, plus il se disait que la Transformation avait un lien avec le trou noir qu’ils avaient laissé derrière eux. Soudain, il se tourna vers sa sœur et ouvrit la bouche, pour la première fois depuis plusieurs jours.

- Que s’est-il passé lorsque tu t’es transformée ?

                Une veine mauve battait à la tempe de Sierra. Hiro eut un pincement au cœur en notant son teint cireux et les cernes sous ses yeux. Lorsqu’elle lui répondit, sans toutefois lever les yeux vers lui, sa voix n’était qu’un murmure rauque.

- Que sont-ils devenus ?

                Hiro tressailli. Sierra avait toujours aimé lui répondre en lui posant d’autres questions. Sa façon à elle de pointer du doigt ce qui lui importait le plus, certainement. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle utilise le procédé dans une telle situation.

- Je ne sais pas, répondit-il, glacial.

                Sierra se sentait nauséeuse, pantelante. Elle apprivoisait à peine la douleur lancinante qui faisait maintenant partie d’elle, et qui guérirait peut-être avec le temps. Dans son champ visuel, elle aperçut une larme rouler sur la joue de son frère. Ils partageaient la même douleur. Les yeux scintillants, elle posa sa tête sur son épaule. Il n’était pas question de le perdre lui non plus. Mettre leur peine de côté semblait être la meilleure solution.

- Ils sont peut-être toujours en vie, Hiro, hasarda-t-elle.

- Tu as raison, dit-il en essuyant rapidement le sillon brillant sur sa joue. Nous devons aller de l’avant, c’est ce qu’ils auraient souhaité. Mais pour cela, tu dois me dire ce que tu as appris et ce qu’implique la Transformation.

                La jeune fille se redressa, inspira brièvement et raconta d’une traite sa rencontre avec le Choix, puis la formidable libération qu’avait été sa transformation. Hiro écoutait en silence, attentif comme jamais. Une flamme nouvelle s’agitait dans ses yeux.

- Tu as un rôle à jouer dans ce monde, mais il semble bien peu défini pour l’instant, conclut-il dans un soupir, alors que Sierra reprenait son souffle.

                Elle acquiesça d’un signe de tête avant de reprendre, fébrile :

- La mise en garde du Choix était claire et sans appel, comme s’il me donnait le rôle d’un juge suprême, capable de déterminer ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Tu n’imagines pas ma surprise lorsque je suis devenue louve. Mais tu imagines encore moins à quel point cette transformation me paraît vide de sens devant la… devinette qui m’a été récitée. Je ne sais pas en quoi je peux être utile à quiconque sous forme humaine, alors qu’espèrent-ils que je fasse une fois transformée ? Que je chasse les souris ?

                Sierra s’était levée, tremblante de colère, et la diatribe prit fin brusquement. Hiro ignora le ton blasphématoire de sa sœur. Après la malédiction tombée sur leur village et leurs parents, il hésitait encore à révérer quelque entité que ce fut. Il se leva à son tour et attrapa la main de la jeune fille. Une main tendue par la frustration.

- Es-tu sûre que cette déesse… le Choix, ne t’a rien indiqué de plus ?

- Elle m’a nommée Ulfur, chuchota-t-elle.

                Hiro réprima un frisson, inspiré par le nom que Sierra venait de prononcer. La sonorité lui paraissait à la fois dure et suave, terriblement attirante, chargée d’une puissance presque palpable. Il revit la flamme crépitant au fond du regard de la louve. Une fois qu’elle eut prononcé le mot, pour la première fois, la jeune fille se figea. Un souvenir se frayait un chemin jusqu’à sa conscience. Leur mère leur avait conté un soir qu’à l’âge de la Lune et des Etoiles, au commencement d’Anörre, les dieux communiquaient entre eux à l’aide d’une langue douce et harmonieuse, aujourd’hui oubliée. Le Choix lui avait-il offert l’uns des trésors de cette langue perdue ? Ce mot ancien, suranné et pourtant si attrayant à leurs oreilles, pouvait-il être un indice sur sa mystérieuse quête ? Soudain, Sierra sut par où il fallait commencer. Les palais calcinés, bien plus au Sud des Montagnes de Thilia, abritaient leur lot de spécialistes de l’ancien monde. Forte de cette idée, elle s’en ouvrit à son frère.

- Les palais calcinés… commença-t-il, rêveur. Ils sont au moins à vingt jours de marche, mais ils ont l’avantage de nous éloigner de notre village. Tu crois que l’un de ces savants accepterait de nous aider ?

- Je pense que nous ne perdons rien à essayer. Ces montagnes ne nous offrirons aucune réponse, il faut que nous les quittions, que nous retrouvions un semblant de civilisation.

                La pluie, devenue plus drue, détrempait leurs vêtements avec application, comme pour appuyer les dires de la jeune fille.

- Nous questionnerons tous ceux qui croiseront notre chemin, dans l’espoir d’obtenir des explications sur ce qui a englouti notre tribu, poursuivit-elle, plus pour elle-même que pour Hiro.

                Gênée, elle s’ébroua et promena un regard autour de leur corniche. Dans leur torpeur, ils l’avaient escaladée mais n’en gardaient aucun souvenir. Sur la gauche, un sentier effacé par la roche se dessinait sur un dénivelé rude. L’infime chemin grimpait franchement sur de longs mètres, et aboutissait à une plateforme fouettée par le vent. Après un accord tacite, Sierra se mit en marche, talonnée par son frère. Les éboulis et les roches glissantes étaient nombreux, aussi les évita-t-elle souplement, ouvrant une voie parfaite à qui la suivait. Lorsqu’ils débouchèrent sur la terrasse rocailleuse, une vue imprenable s’offrit à eux.

                Le désert s’étalait au pied de la montagne, à perte de vue. Alors que le ciel au-dessus de Thilia était celui d’un orage en formation, l’étendue sablonneuse se voyait coiffée d’une voûte aux couleurs pâles. Le soleil se levait. Le tapis de sable était parsemé çà et là d’oasis plus ou moins importantes et de gravas éclatés, de taille imposante. Des points d’ombre et d’eau accompagneraient les deux nomades le long de leur route vers le Sud, cela les encouragea à choisir l’itinéraire pour le moins inhospitalier. À leur gauche, du coin de l’œil, ils apercevaient un point noir. Le spectre de leur village tourbillonnait toujours, mais tous deux l’ignorèrent. Sa présence seule galvanisa leur énergie, et acheva de les pousser à descendre de leur perchoir. D’un même mouvement, Sierra et Hiro se lancèrent à l’assaut de la roche tranchante, dans une désescalade folle.

                Une heure plus tard, les doigts en sang et le cœur battant à tout rompre, ils posaient un pied à terre et se figeaient à l’unisson. Un frisson, glissant le long de la nuque, venait de leur indiquer qu’ils étaient épiés.

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Rachael
Posté le 25/09/2013
Hello Sierra,
Si je comprends bien, c’est le début du second chapitre en fait, qui va courir sur les trois prochains ?
J’aime beaucoup ton écriture, très sobre et en même temps émaillée de jolies images, suggestives juste comme il faut… Tes images sont très sensuelles et souvent très belles (c’est beau comme du Marc Levy) (Non, je rigole ! MDR).
Tu maintiens bien l’intérêt, malgré le « découragement » des héros. On ressent très bien leur détresse et leur désarroi. Et leur résolution de continuer malgré tout.
Qques détails ou suggestions :
« tout une panoplie de légendes insensées » : toute une panoplie
et qui guérirait peut-être avec le temps. : si elle est si abattue, elle peut difficilement penser que cela va guérir avec le temps. C’est une pensée qui me semble trop optimiste dans ce contexte.
il hésitait encore à révérer quelque entité que ce fut. : le « encore » me parait superflu dans le contexte. ou alors "encore plus"
Le Choix lui avait-il offert l’uns des trésors de cette langue perdue : l’un
Ces montagnes ne nous offrirons « : offriront
Après un accord tacite : cette tournure me chiffonne, car un accord tacite n’étant pas exprimé, la notion de avant ou après est bizarre (j’suis pas claire, là, si ?). Pourquoi pas "d'un commun accord, ils..."  par exemple ?
de gravas éclatés : gravats (c’est curieux ce terme, il sous-entend qu’il y a des débris de démolition dans le désert ? )
Un frisson, glissant le long de la nuque, venait de leur indiquer qu’ils étaient épiés. : de leur nuque ? c’est un peu bizarre qu’ils aient tous les deux le même « signal ». Enfin, je trouve…
Sierra
Posté le 25/09/2013
Bonsoir Rachael,
Je suis sincèrement désolée d'avoir mis autant de temps à venir te remercier pour tes commentaires. En relisant celui-ci, Marc Lévy m'a fait marrer une nouvelle fois :) Je ne vais pas reprendre point par point les remarques que tu me fais, mais saches que je les étudie avec autant d'attention que toutes celles qui m'ont été faites depuis le début. Je suis en train de réfléchir à une façon de mieux ordonner les choses, de mieux expliquer ce qui me semble évident dans ce roman.
Pour les quelques explications que je peux te donner maintenant :
Quand je dis que la tristesse de Sierra s'apaisera avec le temps, je crois que c'est parce que je me suis toujours dit ça, dans les moments les plus difficiles.
Pour les gravats éclatés, je ne pensais pas que ça avait son importance, mais oui, la montagne a explosé par endroits et a parsemé le désert de débris plus ou moins importants. C'est aussi naturel qu'apocalyptique, en tous cas dans la représentation que je voulais donner du désert.
Sati
Posté le 01/08/2013
AAAAAAAAAAHHHHHHHH mais c'est TROP BIEN !
J'ai adoré la tension et l'angoisse palpables dégagées par ce chapitre. Tu prends ton temps, et en même temps ça ne traîne pas =)
Savoir ce que pensaient le frère et sa soeur alternativement était une bonne façon d'expliquer où ils en étaient sant trop s'embrouiller. Des explications claires, des descriptions évocatrices, et une fin qui ordonne de lire la suite... oui j'aime beaucoup ! Et toujours ce climat et cet endroit atypique, cette ambiance nomade, aride, inconnue. Quelle originalité ! Bravo =)
Spilou
Sierra
Posté le 01/08/2013
AAAAAAAAHHHHHHHH MERCI ! :D
Je te souhaite une très bonne lecture de la suite, en espérant qu'elle te plaise autant ! 
Slyth
Posté le 04/08/2013
Il fallait un événement pour que la quête de Sierra prenne vie et cela a été la disparition de son village. Tout comme Hiro, je pense que la Transformation a un lien avec cette étrange matière noire qui a englouti les êtres qui leur étaient chers. D'ailleurs, cela me fait penser au Néant de L'histoire sans fin qui engloutit des régions entières dans l'oubli.
Mais bref, c'est une autre histoire. En tout cas, l'espoir semble permis quant à la survie du village et j'y crois moi aussi. En tout cas, c'est cet espoir ainsi que le fait de mettre leur peine de côté qui semble faire tenir Hiro et Sierra, en plus de leur donner le courage de se lancer dans une quête dont ils ignorent pratiquement tout. 
Les voici donc lancés sur la seule piste à leur disposition. La fin n'annonce rien de bon, vu le contexte et ce qui vient de se passer mais, sait-on jamais, on pourrait être surpris. Quoi qu'il en soit, c'est trop tentant, je fonce sur la suite ! 
Sierra
Posté le 04/08/2013
Bonjour Slyth !
Merci pour ton commentaire, tu fais bien de pointer du doigt la ressemblance avec L'histoire sans fin ! J'ai surtout regardé le dessin animé et les films mais je t'avoue que j'avais totalement oublié ledis Néant... Le but ultime de celui-ci semble être différent du mien mais la ressemblance est bien là. 
Seja Administratrice
Posté le 14/08/2013
Hello !
Je reviens jeter quelques yeux du côté de ton histoire :)
Ainsi donc nous voici aorès la catastrophe du méchant nuage noir bouffeur de villageois. Il est tout doux, ce chapitre, tout lent. On sent que tes deux héros sont au bout du rouleau, qu'ils ne croient plus en rien et qu'ils n'arrivent même plus à trouver de reconfort dans la présence l'un de l'autre.
Mais rester à se lamenter sur son sort, c'est usant. Donc nous v'là dans une petite quête pour trouver la vérité. Oh yeah. Allez, on va voir les palais cramés et on espère y trouver des réponses o/ 
Sierra
Posté le 14/08/2013
Haha, Sej, merci de suivre Ulfur avec le même enthousiasme qu'au début !
Neila
Posté le 31/07/2013
Voilà donc le frère et la sœur partis pour leur quête !
Le bouleversement qu'à provoqué la perte de leur tribu était bien retranscris. J'ai trouvé particulièrement juste que Sierra perde un peu foi en son « statut » lorsqu'elle se met à blasphémer, et le fait qu'Hiro également n'ai plus très envie de vénérer une quelconque entité. On les comprend bien, après une telle catastrophe ! Ça semble être une réaction logique. Le fait qu'ils s'embrouillent un peu aussi. Ça paraît logique de penser que ce qui est arrivé au village ait été déclenché par la Transformation, et dans ces cas là ce serait normal qu'Hiro nourrisse un peu de rancœur.
Bref. Tout ça pour dire que j'ai trouvé tes personnages très juste dans leurs sentiments. ^^'
Après je ne m'attendais pas à une telle ellipse entre ce chapitre et le précédent. J'avoue que j'ai été un peu surprise de retrouver Sierra et Hiro après la catastrophe, moi qui m'attendais à voir la fameuse catastrophe en direct. Mais finalement tu l'as suffisamment bien décrite ensuite pour qu'on comprenne ce qui est arrivé à la tribu, donc why not. Ça marche aussi comme ça.
Ben j'ai hâte de voir ce qu'ils vont découvrir ! J'espère quand même que leur tribu n'est pas morte et qu'ils finiront par retrouver leurs parents. è.é Ce serait triste sinon.
Ah et sans oublier la chute du chapitre, avec cette personne qui les espionne... Tu as un don pour glisser toujours un petit détail intrigant à la fin de tes chapitres ! Me semble que jusque là y en avait toujours un en tout cas. Aller, je vais faire une hypothèse peut-être idiote mais je me demande si celui qui les espionne n'est pas Isao ? Il aurait très bien pu échapper à la catastrophe en suivant Sierra, comme l'a fait Hiro ? A voir...
Bon chapitre en tout cas !
Sierra
Posté le 31/07/2013
Bonjour Neila :)
Ce passage a été plutôt difficile à écrire. Je dois avouer que j'ignore ce qu'on peut ressentir dans ces moments-là. J'avais peur que ce soit d'une froideur extrême alors je suis plutôt contente de ton retour à propos des sentiments des deux personnages !
Quant à l'ellispe, je ne l'avais pas du tout vue sous cet angle xD Elle est là depuis le début, mais si elle t'a choquée, c'est qu'il doit manquer quelque chose quelque part ;)
Ton hypothèse sur l'espion est intéressante, j'y ai pensé aussi :P Je ne peux rien dire sans te spoiler alors... RDV dans le dernier chapitre posté pour la réponse !
Une fois encore, merci beaucoup pour tes compliments :)
À bientôt !
Jupsy
Posté le 19/08/2013
La Transformation laisse place à l'horreur pour le frère et la sœur. Je trouve le contre-coup brutal surtout qu'une scène de joie était en train de se produire au village. Il est logique de se demander si la disparition et la transformation ont un lien. Je me m'interroge sur les conséquences de cette possibilité car Hiro pourrait éprouver de la rancœur envers sa sœur suite à cela. Dans tous les cas, leurs réactions sont crédibles face au drame qui vient de les frapper. Je voudrais croire que leurs parents sont toujours en vie, mais le nuage noir n'était vraiment pas rassurant sur ce point. J'espère qu'ils vont trouver ce qu'ils cherchent, que les palais cramés leur apporteront les réponses dont ils ont besoin...
Et je te dis bravo pour ce nouveau chapitre.:)
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