Rouen, Normandie, France.
20 novembre 2143
Je ferme la porte vivement, le cœur aussi serré que les mâchoires.
Comme si elle n’approuvait pas, elle non plus, ce que je fais, ma main peine à se détacher de la poignée. Mes doigts s’attardent le long du métal en une dernière caresse.
Ce sera le seul adieu à ma vie. Le contact éphémère de ma main sur cette poignée de porte.
Les paupières closes, les cils frémissants, j’inspire profondément. Le visage de Stan, encore ensommeillé, nous souhaitant bon voyage, refuse de sortir de ma tête. À chaque battement de cœur, il s'incruste plus profondément, à la manière d'une épine sur laquelle on marche. C'est une douleur qui ne me quittera jamais.
Je tourne le dos à tout ce que je dois dès à présent considérer comme mon passé.
Serrées l’une contre l’autre, les filles m’attendent dans l’allée. À moitié cachée derrière les cheveux sombres de sa grande sœur, ma petite Lila me dévisage d’un air confus. L’azur de ses prunelles est comme masqué par des nuages d’incompréhension. À son côté, la tenant par l’épaule, Rose déploie ses épines à qui mieux mieux. Regard foudroyant, visage grondant, son ciel à elle n’est qu’orage. Je ne m’en formalise pas. Pour une fois que je peux le croiser, ce regard…
Les contempler m'aide à supporter le poids de la culpabilité et me conforte dans ma décision.
Aussi contrastées que le jour et la nuit, et tout aussi indispensables l’une à l’autre. Lila est aussi lumineuse que son père, toute de blondeur et d’azur, tandis que Rose se pare de ses mèches aussi sombres que les miennes comme d’un masque. Ses yeux noirs transpercent les miens un instant puis se détournent, plissés de fureur.
Je peux gérer ça. Qu’elle me déteste si ça l’aide, pourvu qu’elle me suive.
– On y va, les filles ? je lance. Vous n’avez rien oublié ?
Je sais que non, puisque j’ai vérifié moi-même leurs sacs à dos cette nuit. Mais c’est ce que je leur demande toujours quand on va quelque part. Je réalise trop tard qu’elles vont forcément penser à la réplique habituelle de leur père dans ces occasions.
– Maman, demande Lila d’une voix inquiète. Pourquoi Papa il vient pas avec nous ? Et pourquoi on part si tôt ?
Je me passe une main sur le front pour en chasser la sueur et je soupire. Mes aïeux, est-ce normal qu’il fasse encore si chaud à cette époque de l’année ?
Parce que, ma fille. Parce que s'il savait, il ne vous laisserait pas quitter la maison, et vous seriez encore plus en danger. Mais comment pourrai-je dire ça à ma fille de sept ans ?
– Je te l’ai dit, ma puce, je réponds sans regarder Rose. Papa ne peut pas venir en vacances avec nous cette fois-ci, il a trop de travail. Il nous rejoindra plus tard. On lui enverra des holoscènes de la Tour Eiffel.
J'ai raconté un sacré paquet de mensonges dernièrement. Je devrais me sentir effrayée de la facilité avec laquelle ils me viennent. Je trahis absolument tout le monde autour de moi. Stan, mes proches, mais surtout, mes collègues à l'hôpital et les patients qui comptent sur moi.
– Maman ?
– Oui, chérie ?
– Il y aura une piscine, à la maison des vacances ?
– Sûrement, ma chérie.
– Ouais ! T’entends, Roro, y’aura une piscine ! Et on va voir la vraie Tour Eiffel ! Pas comme dans les visites avec l'école, où on peut passer la main à travers !
J’aimerais que tout le monde soit aussi facile à corrompre qu’une enfant de sept ans. La vie serait tellement plus simple.
Ma fille aînée sourit à sa sœur et fait semblant de partager son enthousiasme. Puis elle me regarde, moi, avec ses prunelles dilatées à l'expression toujours un peu plus absente, et je devine toutes les menaces et les mots grossiers qu’elle m’adresse dans sa tête. Mais, à la différence de Lila, elle sait parfaitement pourquoi - à cause de qui - nous sommes forcées de tout quitter.
Je me refais ma check-list mentale pour la énième fois. Ai-je pris assez de vêtements chauds ? Ici, il fait encore très bon pour la saison, mais je n'ai pas vraiment d'infos sur les conditions là-bas. Les filles sont déjà armées de leurs meilleures bottines, j’en ai une autre paire dans les sacs.
J’ai nos papiers physiques dans la poche intérieure de ma parka. Nos nanos vont être désactivées d’ici peu, nous en aurons besoin en cas de contrôle sur la route. Ainsi que des liasses de billets – mes aïeux, il y avait si longtemps que je n’en avais pas eu entre les mains – dissimulées dans des poches cousues dans tous nos habits.
J’ai installé sur leurs tablettes VR le logiciel qui simulera la présence des filles à leurs métaclasses respectives. Ainsi, notre absence ne sera pas décelée tout de suite. De plus, j'ai caché ma lettre à Stan, il ne la trouvera que dans quelques jours, ce qui nous laisse un peu de temps.
Je relève la tête et contemple l’environnement familier. Le martèlement de mon cœur heurte mes côtes, ma respiration s’accélère. Mes aïeux, je donnerais tout pour ne pas avoir à subir tout ceci. Pour ne pas avoir à faire ce pas. Mais je le fais. Je franchis le point de non-retour, et mes poings se serrent dans les poches de ma veste.
< Taux de cortisol et d'adrénaline en augmentation. Réaction de colère imminente>
"Sans déconner", ai-je envie de brailler tout haut à ma nano.
<Rends-toi utile plutôt, montre-moi les mises à jour des dossiers de mes patients>
<Dernière mise à jour hier à 18h50>
Autrement dit, au moment de mon départ. L'équipe de garde n'a peut-être pas eu le temps d'en faire d'autres. Mais ça veut dire que la nuit a été chargée, dans ce cas.
J'amorce un geste pour appeler au bureau, discuter avec la responsable de l'équipe de nuit, savoir ce qui s'est passé... avant de me rappeler que je ne peux pas. Je ne peux plus. Je suis en congé forcé, et je n'y retournerai pas de sitôt.
Mon ventre se tord. Vais-je vraiment faire ça ? Tout abandonner, séparer les filles de leur père, détourner le cours de nos vies à tous les quatre, tarir celles des gens qui comptent sur nous, sur moi ?
Suis-je vraiment aussi cruelle ?
Je voudrais m’effondrer, laisser mes doutes l’emporter et revenir me vautrer dans la facilité confortable de ma vie.
– Maman ?
La voix effrayée de ma petite fille me tire de ma stupeur. J'expire lentement par ne nez et je suis le regard de Lila.
Mon cœur manque un battement et j’amorce un geste de recul. D’instinct, je protège les filles de mes bras.
Protection bien dérisoire face à un Radié, je le sais. Mais si je panique, les filles aussi. Et si elles paniquent, elles rentreront tout droit à la maison, et tout sera fichu.
C’est un homme de taille moyenne, au visage cruellement déformé. Un filet de bave coule de son menton et ses yeux sont vagues. Il est encore trop loin pour que je distingue ses pupilles, mais je parierais qu’elles sont si élargies qu’elles mangent presque tout l’iris. Si c’est le cas, alors ses hémisphères cérébraux sont gravement atteints, et nous sommes probablement en danger.
Il s’approche de nous à pas lents et chancelants. Ses chaussures défoncées raclent le sol. Ses prunelles sont entièrement noires. J’étouffe une exclamation horrifiée. Il n’a pas l’air de nous avoir repérées, alors qu’il n’est plus qu’à cinq mètres de nous.
Dans mon dos, les filles ont cessé de respirer.
Je prie les aïeux pour qu’il passe son chemin sans nous voir. Avec un peu de chance – pour nous, pas pour lui – l’état de ses nerfs oculaires l’empêche réellement de nous distinguer.
Il fait encore un pas, puis un autre. Très, très doucement, je pousse les filles en arrière. La main droite de Rose glisse sur la ceinture de mon pantalon et saisit la matraque télescopique qui m’accompagne jour et nuit. Avec des gestes aussi lents que les miens, elle l’amène à ma portée.
De l’autre, je force Lila à se cacher derrière moi. Je refuse qu’elle voie ça.
Deux mètres. L’odeur de crasse qui se dégage de son corps émacié est suffocante. Ses vêtements déchirés révèlent çà et là des traces de coups et de morsures.
Mes aïeux, que lui est-il arrivé ? Pourquoi n’est-il pas à l’hôpital ? Je suis bien placée pour savoir que le centre d’accueil pour Radiés de la ville est plein jusqu’à la gueule, mais tout de même…
L'homme - peut-on vraiment encore l'appeler ainsi ? - passe devant nous sans même tourner la tête.
J’attends quelques minutes encore pour me détendre. Rose et Lila tremblent de concert, et mes propres jambes flageolent.
Comme bien souvent ces derniers temps, j’enrage contre tous ceux qui ne font rien pour aider les gens. Contre ceux qui laissent le problème des Radiés de côté, qui s’en lavent les mains et qui surtout ne se poseront jamais la question qui fâche.
Sauf que moi, comme tous les habitants de ce foutu pays, je sais d’où viennent les Radiés. Ils ne l’admettront jamais, bien sûr. Quand tous les êtres vivants autour d’une de leurs nouvelles antennes électromagnétiques tombent malades, deviennent fous et finissent par errer comme ce pauvre type, ils disent que c’est une coïncidence.
Je trouve ton personnage très vivant, on est avec lui, dans sa tête, ça marche :)
Ce qui est un peu moins réussi est le monde autour, c'est à dire que de temps en temps, j'étais "trop" dans sa tête et donc un peu comme dans un moment de réflexion ontense je ne savais pas trop ce qui se passait autour. Typiquement, le radié est-il juste en bas de chez eux? J'ai cette impression mais je n'en suis pas sûr.
Pour ce qui est des antennes, ça fait penser aux antennes 5G. Je ne sais pas si c'etait voulu mais si ça ne l'était pas ça le semble important de te le signaler.
Dernier point, pour l'anticipation, je suis peut être naïf mais je pense que dans le futur l'argent liquide aura disparu, donc j'opterai soit pour de la monnaie alternative type crypto, soit pour du bon vieil or.
Merci pour le partage!
Je note aussi pour le côté un peu figé, Nanouchka m'avait aussi fait la même remarque.
Merci à toi pour ton passage !
C'est une chouette entrée en matière : c'est clair, efficace, les enjeux sont posés, les personnages présentés.
J'ai trouvé que "aïeux" était un chouïa trop répété (ça m'aurait moins gênée à deux ou trois occurrences de moins, par exemple).
Et je me suis demandé si le chapitre ne serait pas plus fluide en mouvement. Commencer au moment de fermer la porte et puis marcher une dernière fois dans leur quartier pour entamer la fuite. Que les pensées fassent ricochet sur ce qui est vu autour. Je me dis que ça peut enlever un côté exposition en ayant déjà la machine de la fuite en marche, en quelque sorte.
Intriguée, en tout cas, je continuerai ma lecture prochainement !
Qu'est-ce que tu veux dire exactement par "en mouvement" ?
Merci de ton passage, je file répondre à ton autre commentaire <3
En mouvement, je veux dire : qu'on ait des perceptions peut-être plus corporelles, plus ancrées de où elles sont, où elles marchent, ce qu'elles voient entendent reniflent. En l'état, je n'étais pas trop sûre de ce qu'elles faisaient ; comme on alternait entre les pensées de la mère et des dialogues avec les filles, j'avais une sensation un peu statique, comme si elles étaient juste devant chez elles à discuter. J'imagine que de fait elles sont en train de bouger mais je ne le ressens pas comme ça, tu vois ce que je veux dire ?
Le prologue lançait les premières pistes et maintenant nous commençons à déceler les raisons de ce départ forcé. J'ai hâte de poursuivre la lecture!
Juste une petite remarque sur l'expression "mes aieux"... Elle parait un peu dépassée (surtout par rapport au contexte temporel) mais, après tout, il y a peut-être une raison à son retour à la mode en 2143. Ce qui me gène plus c'est son utilisation répétée (4 ou 5 fois)... Mais là encore, tu as peut-être une justification.
Merci vraiment de ton commentaire :)
Ce début pose bien les enjeux dès le départ, j'aime bien: les jeunes deviennent fous avec les ondes, en quelque sorte, . Personne ne croit l'héroïne mais peu importe, elle veut sauver ses filles. Ca place les choses sans tergiverser.
Le titre aussi, je le trouve très accrocheur!
J'espère que la suite te plaira tout autant !
J'ai pris plaisir à la lecture de ce texte, c'est un début accrocheur et bien rythmée. J'apprécie particulièrement un usage habile des métaphores, ainsi que la manière dont est décrit le comportement des deux filles, leurs différences, le fait que l'ainée soit lucide sur la situation et la pression que ça fait peser sur Flora.
Tu sembles à l'aise avec la 1ère personne présent, ce qui n'est pas du tout mon cas, en évitant de tomber dans la simple succession d'action et en tirant au maximum parti de la focalisation interne par toutes les questions que se pose la narratrice, ce qui contribue à l'immersion.
Je trouve, par contre, que la tension n'est pas suffisamment palpable lorsqu'apparaît le Radié, la rupture n'est pas assez franche entre le moment où elle est dans ses pensées et le moment où elles est brusquement ramenée à la réalité par l'apparition du radié.
J'ai relevé quelques rares répétitions : "aussi" x3 dans le même paragraphe ; "j'amorce un geste" x2 en quelques lignes ; et je trouve qu'elle répète trop souvent "mes aïeuls", mais c'est subjectif.
C'est la première fois que j'utilise la narration à la 1ère personne du présent, donc je suis contente de ta remarque :) c'est vraiment intéressant en effet pour la focalisation interne.
Je note ta remarque au sujet de la transition au moment de l l'apparition du Radié, je corrigerai ça ! C'est un premier jet donc je ne suis pas étonnée qu'il y ait quelques répétitions, merci de mes les avoir indiquées.
Encore merci de ton commentaire !