La lumière rasante de l’automne embrase les flaques d’eau et m’éblouit tandis que je me mets en route, les filles à ma suite.
– Rappelle-moi pourquoi on prend pas la voiture ? grommelle Rose au bout de quelques mètres.
Sans même me retourner, je réplique :
– D'une, parce que Papa en a besoin. De deux, parce qu'un peu de marche nous fera le plus grand bien, surtout à toi.
– Pffff, mais tu comprends rien, je fais que ça, marcher, faire du sport...
Pour le coup, je m'arrête net et je me tourne vers elle, interloquée.
– Attends, attends, j'ai un doute d'un coup. Avant ce matin, depuis combien de temps tu n'étais pas sortie de la maison ?
– Mais j'ai pas besoin ! E-me sort tout le temps au collège, sur le campus, je fais plein de sport !
– Non, chérie. Ton avatar en fait plein. Toi, par contre, ça fait trop longtemps que tu n'as pas vu le vrai soleil. Tu te rappelles, la boule de feu dans le ciel, celle qui nous éclaire ?
– Ça va, c'est bon, je suis pas idiote, crache-t-elle en tournant la tête.
Et bien, je me pose légèrement la question quand même. Comment peut-on mettre sa vie en danger à ce point, ça me dépasse.
Vu la tête que tire Rose, elle a très bien perçu la teneur de mes pensées. Mais je n’ai pas le temps de rattraper le coup, Lila intervient :
– Ben non Rosie, t'es trop intelligente ! Tu sais combien ça fait dix fois dix, t'es super forte ! clame Lila avec un enthousiasme débordant.
Elle vient de découvrir les joies des mathématiques, des opérations et des nombres infinis, et elle épuise toute la famille avec.
Rose ne répond même pas à sa sœur, ce qui en dit long sur son irritation. Elle secoue la tête brusquement pour activer sa nano, et son regard se fait vague. Aux expressions diverses qui défilent sur son visage, je devine qu'elle intègre des vidéos sur Hollife, le dernier social spot à la mode. Même si je sais que la nano lui indique le moindre obstacle, je tends la main vers elle, en prenant soin de ne pas la toucher, pour la rattraper si besoin.
Il n'y a pas si longtemps encore, elle aurait partagé ce qu'elle voit avec moi. Elle aurait enclenché une diffusion externe pour que sa sœur puisse participer aussi.
Je n'aurais jamais pensé que ça arriverait si vite. Je pensais avoir encore du temps, tant de temps ! Je plaignais les amies qui vivaient ça avec leurs ados, en me disant in petto que moi, ma fille ne ferait pas ça. Comme j'avais tort ! Comme j'étais naïve ! Ma Rose n'est plus l'enfant que j'ai vue grandir, que j'ai choyée, aimée de tout mon être. Mais tout ce que nous avons vécu, partagé, tout ça n'a sûrement pas disparu complètement.
Non ?
Nous parvenons à la gare sans croiser d'autre Radié. Sans croiser personne, d'ailleurs. Ni hommes, ni femmes, ni enfants. Certes, il est encore tôt, mais je sais d'expérience que les rues ne seront pas plus animées dans deux heures. Il n'y a plus que les mauvaises herbes, dehors. Aux premiers temps de la révolution numérique, les animaux s'en sont donnés à cœur joie, reprenant possession des espaces délaissés par les hommes. Mais eux aussi sont atteints par le mal des écrans, et ils ont dû être chassés, pour notre bien autant que pour le leur. Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus pour notre périple, croiser un Radié ou un animal. L'un comme l'autre peuvent signer notre perte, voire pire.
Une fois entrées, nous reprenons pied dans l'essence même de la civilisation actuelle. Les holoécrans géants m'agressent les pupilles, leurs lueurs bleues suffisent à éclairer l'immense hall dans lequel nous nous trouvons. Sur la dizaine que je compte, deux seulement affichent les horaires des trains hypervitesse. Je lève les yeux au ciel tandis que les visages de mes filles s'illuminent. Ma Lila n'est pas habituée à ce genre d'environnement. Parmi mes amies, je fais figure d'extraterrestre quand je raconte que j'interdis à ma fille de sept ans d'avoir une nano. Ou même un holoécran pour elle seule. De toute façon, les nanos ne peuvent être posées qu'à partir de dix ans et avec l'autorisation des deux parents. Même si Stan n’y voit pas d’inconvénient, pour moi c’est niet. Mais beaucoup des amies de Lila en ont déjà une. Inutile de préciser que je ne fréquente plus les mères des gamines en question.
Le virtuel fait déjà assez de mal à nos enfants, hors de question que je lui cède la moindre seconde de réalité.
Je plisse les yeux pour distinguer notre numéro de voie à travers les holopubs intempestives. A grands coups de couleurs criardes et de lettrages clignotants, toutes celles dont je suis proche me montrent les dernières nouveautés en audiolivres et les plus récents logiciels de rééducation de la lecture. Je pousse un long soupir, tout en tentant de voir le bon côté des choses. J'ai été assez discrète dans mes préparatifs pour que les spybots continuent à ignorer mes projets. Ainsi, quand Stan donnera l'alerte, ce sera plus difficile de nous retrouver puisque rien, dans mon activité en ligne, n'indiquera où je me rends et comment.
Mon estomac se contracte, la culpabilité m'écrase quand je pense à Stan et à son sourire bienveillant, ce matin. Mais je me force à me rappeler qu'il a sa part de responsabilité dans tout ça. S’il avait accepté de m’écouter, de faire des compromis, on n’en serait pas là.
J'agite les doigts et je ferme le poing pour chasser les pubs de mon champ de vision. Du coin de l'oeil, je vois Rose faire de même, mais son regard reste vague. Trop vague.
Profitant de son absence momentanée, je scrute ses pupilles. Rien n'a changé, heureusement, depuis la dernière fois que j'ai vérifié, avant notre départ. Mais la largeur de ses pupilles, alors qu'avec cette luminosité, elles devraient être bien plus petites, suffit à me tordre le ventre Et ce n’est que le dernier symptôme en date de ce que je redoute le plus au monde.
Forte d'une détermination renouvelée, je me dirige vers l'holoécran principal, les filles dans mon sillage. Je ne lâche pas une seule seconde la main de Lila, et j'active le traceur de la nano de Rose pour avoir constamment l'oeil sur elle.
Je l'entends grommeler dans mon dos. J'ai dû oublier de configurer sa puce en "non-hostile", car normalement, elle n'est pas censée savoir quand je repère sa position. Ou alors, elle l'a reconfigurée elle-même. Les compétences technologiques de cette gamine m'épateront toujours.
Mais de toute façon, elle ne peut pas désactiver le traceur toute seule.
À mon grand soulagement, elle me suit sans faire d'histoires. Elle attrape même l'autre main de Lila et nous nous dirigeons toutes les trois vers notre train. Agréablement surprise, je lui adresse un sourire. Elle me renvoie un regard noir de rancoeur en se rongeant un ongle.
Je tapote ma main gauche de mes doigts. Dans mon champ de vision, une bulle apparaît, et je rédige un message texte pour Rose.
< Ça va ? Tu as l'air bizarre. Qu'est-ce qui se passe>
Trois petits points clignotent en surbrillance devant mes yeux. En réponse, Rose me renvoie une holoscène datant de quelques secondes seulement. Je suis projetée dans le champ de vision de ma fille, comme si j'étais dans sa tête. Une holopub apparaît soudain devant mes yeux. Elle vante l'accueil reçu par les Radiés dans le centre d'accueil de Rouen et met en avant les effets positifs de la dernière version de la Rololine, un anti-épileptique préconisé dans la prise en charge des désordres post-irradiations aux ondes électro-magnétiques.
Une fureur sans nom m'embrase.
< Rose...>
<Pourquoi je peux pas essayer ??? T'as pas le droit de détruire ma vie comme ça !>
<Ça ne marchera pas, je te l'ai déjà dit.>
<Qu'est-ce que t'en sais ? T'es orthophoniste, pas Wikipédia!>
Pour toute réponse, je lui envoie des holoscènes de mes propres souvenirs. Des moments que j'ai voulu garder dans un coin de ma mémoire pour toujours. Pour me rappeler pourquoi je fais ce que je fais.
Le décor et les personnes changent à chaque fois, mais la situation est la même. Un homme ou une femme, gisant dans un lit d'hôpital, les poignets attachés aux barreaux du lit par des serre-flex si serrés que le sang perle déjà. De temps en temps, des convulsions agitent le patient. Des secousses d'une violence inouïe. D'autres personnes, toutes vêtues de blouses blanches, de masques, de gants et de charlottes. Nous avons même des lunettes de protection.
Nous savons que la maladie n'est pas transmissible entre individus, mais en revanche, nous ne savons pas ce qu'a pu ramasser le patient dans son errance, avant qu'on ne le récupère. Si ce n'était que le SIDA ou une quelconque hépatite, ça irait, mais personne ne connaît exactement la gravité des virus qui circulent dans les zones les plus sinistrées de la ville, là où quatre-vingt-dix pour cent de la population est radiée, là où le chaos règne en maître.
Les Radiés ne sont pas contagieux, mais leurs fonctions cérébrales sont si gravement altérées qu'ils se battent entre eux, perdent tout contact avec la réalité et les normes sociales, ne reconnaissant plus rien ni personne. Les dernières expéditions qui ont tenté de pénétrer dans ces zones ne sont jamais revenues. Une de mes amies a participé à l'une d'elles, il y a quelques mois. Elle s'en est sortie en un seul morceau, mais elle n'a jamais été capable de raconter ce qu'elle avait vu. Elle n'a d'ailleurs plus jamais parlé après ça.
Les patients de mes souvenirs sont tous morts dans d'atroces souffrances, en ruant, en montrant les dents et en grondant comme des animaux. Passé un certain stade, la seule chose que nous pouvons faire, c'est rester au côté du patient. Le risque de blessure grave est trop grand, et les soignants dans ces centres, de moins en moins nombreux.
Ce que j'ai pu me détester, à chaque seconde de ces minutes horribles, à regarder mourir quelqu'un qui avait été un être humain sans pouvoir rien faire.
Je ne cache rien de mes pensées à ma fille tandis qu'elle assiste, tout aussi impuissante que moi, à ces drames répétés.
Elle finit par cligner des paupières, les yeux brillants.
<Bordel, t'es malade de me montrer ça ! Je te déteste !>
<C'est la réalité, Rose chérie. C'est ce qui se passe concrètement dans les centres, et toute la Rololine du monde n'y changera rien. C'est un pis-aller, un placebo, parce qu'il n'y a pas de traitement. En tout cas, pas médicamenteux.>
<Je peux pas croire que tu me fais ça purin. Que tu nous fais ça. Tu mens à papa, à Lila, tu nous détruis, et tout ça pour quoi ? C'est même pas sûr que je...>
J'esquisse un sourire en entendant ma version édulcorée de mon juron préféré. Je ne sais pas si je dois être satisfaite qu'elle la reprenne à la place du vrai mot ou honteuse qu'elle l'ait entendu tant de fois que ça doit devenu un réflexe pour elle de l'utiliser.
<Rose. Mets-toi bien ça dans le crâne. Je ferais n'importe quoi, tu m'entends ? N'importe quoi pour que tu ne finisses pas comme eux.>
Je trouve ça top l'échanges des holoscènes, c'est une très bonne idée! La question qie je me pose c'est pourquoi la mère ne partage pas ces souvenirs sur les réseaux sociaux?
Enfin, il me semble que orrhophoniste n'est pas forcément le meilleur métier ici, car en ce cas, quelle serait la raison pour elle d'être en contact avec des Radiés? Ils n'ont pas de problèmes de prononciations je pense? Éventuellement orthoptiste, pour les yeux, si tu voulais rester dans le paramédical. :)
Merci pour le partage!
Flora ne partage pas les scènes sur les RS parce qu'elle est un peu beaucoup contre les nouvelles technologies, mais c'est une idée pour quand je reviendrai à ce projet !
Alors en fait l'orthophonie a beaucoup de champs d'action différents, dont l'intervention auprès de personnes cerébro-lésées, donc si elle a de bonnes raisons d'être en contact avec eux ;-)
Le fond ET la forme.
Le message est clair (enfin, non, plutôt sombre... Bref...) et la tension monte (les radiés ne sont pas sans rappeler les zombies...).
Les relations mère/filles intéressantes. On s'attache à ces trois personnages (même si, en tant que papa, j'ai une pointe de tristesse pour Stan :p )
Ah, c'est chouette ta réaction de papa m'intéresse justement ! Stan ne va pas rester sans rien faire je te rassure, mais je serais curieuse de connaître ton avis sur sa réaction justement au fil des chapitres !
Merci encore pour ton passage et ton commentaire !
J'ai ri lorsque Flora dit à sa fille : "Tu te rappelles, la boule de feu dans le ciel, celle qui nous éclaire ?" Sinon, je trouve cela assez bien joué, la manière dont Flora évoque le problème des radiés par l'intermédiaire d'une holoscène, ça permet au lecteur d'en savoir plus sans pour autant rompre le fil de l'action.
Je trouve cette histoire de radiés un peu clichée, ça me fait penser à "Je suis une légende". Mais étant donné ce début accrocheur, je suis certain que tu sauras déjouer les attentes du lecteur.
Au plaisir de te lire,
Samuel
Merci encore pour ton passage !