Chapitre 1/4 Les patates nouvelles

Notes de l’auteur : Cette série de quatre histoires courtes s'attache aux conséquences du harcèlement scolaire sur l'entourage de l'élève harcelé et sur celui du harceleur. ces quatre histoires peuvent être lues séparément, mais font partie d'un seul et même récit. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !

Suis-je un monstre ?

Non, je ne crois pas.

Je crois que je suis une étoile. Je vois le monde, tout en bas, qui me regarde en murmurant.

Je voudrais cesser de briller. M’éteindre. Me fondre dans le ciel.

K.

 

Le vendredi treize septembre était l’une de ces journées qui ne sortent pas du lot. C’était le genre de jour ni meilleur ni pire que les autres. Il ne faisait pas beau, mais il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas chaud, mais il ne faisait pas froid. En fait, à bien y réfléchir, tout commença vraiment une semaine plus tôt, le jour de la rentrée scolaire. Les cinq cent vingt-huit élèves du lycée Louis Pasteur se pressaient dans la cour et dans les couloirs de l’établissement comme un demi-millier de Charolaises se bousculant dans un abattoir, ou comme un sac entier de patates nouvelles, se vidant au-dessus d’une éplucheuse géante. Le parking se vidait de toutes les voitures et les parents des adolescents partaient, pour la plupart, au boulot, abandonnant leurs chères petites têtes blondes, ou non blondes, d’ailleurs, dans la jungle d’un monde étrange.

Pour être honnête, tout avait peut-être bien déjà commencé une bonne année plus tôt. Deux ans ? C’est possible. À vrai dire, il se trouve qu’à partir d’un moment on arrête de compter et on perd la notion du temps.

Le temps…

C’est tout le problème, le temps. Dites-moi. Combien de temps pensez-vous que met une étoile pour cesser de briller ? Combien de temps faut-il vraiment pour que toute cette lumière qui l’anime et en fait la beauté se consume et tombe en poussière ? Et parmi toutes ces étoiles, serions-nous bien capables, d’ailleurs, avec nos petits yeux malades, de distinguer celle-là même qui vacille ? Et pourrions-nous la repérer à temps ? Combien de temps nous faudrait-il pour dire : « attention ! regardez ! cette étoile s’affaiblit ? » Quatre secondes ? Quatre ans ? Quatre millions d’années ?

Bref, nous étions vendredi. Ça, c’est sûr. Ça, c’est certain. La première semaine de la rentrée se terminait et les élèves, tout comme les professeurs, avaient hâte d’être en week-end. Cette semaine avait été très éprouvante pour tout le monde. Le stress et la fatigue se lisaient sur les visages. Les emplois du temps, les profs, les amis… tous tentaient comme ils le pouvaient de gérer tous ces paramètres, mais pour Cathy et Marie, l’enjeu était tout autre.

En surpoids depuis des années, elles étaient régulièrement victimes des railleries de leurs camarades. Avec leurs quatre-vingt-dix kilos à chacune, il était évident qu’elles ne remplissaient pas les critères pour entrer dans la case normalité. Du coup, les insultes en tous genres fusaient. Heureusement qu’elles étaient ensemble. Elles se soutenaient.

De toute façon, cette année-là, elles comptaient bien ne pas se laisser faire. Cette fois, elles étaient bien décidées à en imposer et sur ce coup-là, le premier coup viendrait d’elles, pas de quelqu’un d’autre. Elles ne seraient plus des victimes.

Il était 8h41. Le cours d’anglais n’allait pas tarder à commencer et les deux filles attendaient dans le couloir que leur professeur vienne ouvrir la porte de la salle de classe. Elles étaient en train de débattre sur un sujet des plus importants. Monsieur Leufroy faisait-il partie des profs sexy ? Cathy soutenait avec véhémence que non. Il était, de toute façon, impossible pour elle de concevoir qu’un homme ayant dépassé la quarantaine puisse être imaginé comme un potentiel bon coup. Elle acceptait volontiers que certains, comme Shemar Moore ou Léonardo Di Caprio, puissent être les exceptions qui confirment la règle, mais tout de même, pas Monsieur Leufroy. Marie n’était clairement pas de cet avis.

« OK, disait-elle, c’est vrai qu’il est un peu dégarni. Après, il a son âge, mais sérieusement, tu as vu son cul ? Ça ne te donne pas envie de t’y frotter, comme ça ? »

Elle se laissa alors aller à une démonstration assez explicite des différents mouvements qu’elle s’imaginait déjà faire. Elle roulait du bassin, malaxant de ses mains un postérieur invisible. C’est à ce moment-là que Mado arriva, le nez dans son portable et percuta le fessier de Marie avec son coude.

« Oups, lança-t-elle. Désolée ! »

Cela mit instantanément fin au débat. Marie se retourna et dévisagea Mado. Ses yeux étaient rouges de colère.

« Tu te fous de ma gueule, ou quoi ? Oups ? Tu es sérieuse ?

  • Désolée, je ne t’ai pas vue, mais…
  • Mais quoi ? Mais ferme ta gueule ! tu vas me faire des excuses tout de suite !
  • Je t’ai dit que j’étais désolée. Je n’ai pas fait exprès, écoute…

Cathy s’avança à son tour. Elle roulait des épaules façon John Wayne, sans doute pour tenter d’impressionner Mado, mais le résultat obtenu était plutôt du genre Aldo Maccione.

« Tu crois que tu peux nous bousculer, comme ça et qu’on ne va rien te dire ?

  • Mais non…
  • Ta gueule, Jane Birkin. Tu t’es vue ? on dirait une planche à repasser.
  • Tu as vraiment cru que tu ferais le poids ? renchérit Marie en l’attrapant par le t-shirt. »

La peur se lisait très clairement dans les yeux de Mado. Elle n’osait même plus dire un mot, de crainte de se prendre un coup. Alors qu’elle se faisait secouer comme un prunier au rythme des insultes, elle était incapable de faire le moindre mouvement pour se défendre. Une vraie poupée de chiffon. Ses bras semblaient s’être transformés en morceaux de coton. La peur la paralysait complètement.

« Non, mais regarde-toi. Tu es plate comme une limande. Tu n’as même pas de seins. Tu as des tétons, au moins ? cria Cathy, en la pinçant au niveau du mamelon. »

Mado laissa échapper un petit cri qu’elle aurait bien voulu garder pour elle.

« Mais c’est qu’elle aime ça, la sal…

  • Arrête ! »

Cathy resta bouche bée. Elle chercha un instant d’où provenait cette petite voix fluette qui avait osé la déranger ainsi. À quelques mètres d’elle se tenait une petite brindille aux cheveux bruns. Elle s’appelait Oriane. Il lui avait fallu un peu de temps, mais elle avait fini par se lever et regardait maintenant Cathy fixement, bien décidée à ne pas se laisser faire.

« Arrête ! reprit-elle en s’approchant. Laisse-là tranquille. »

D’aucuns seraient restés assis, en silence. La plupart des élèves, en fait, auraient préféré attendre patiemment que les choses se calment. C’était le cas de la dizaine de personnes qui se trouvait là. Oriane aussi avait parfois été de ceux qui regardent ailleurs, mais ce jour-là, elle n’avait pas pu se taire. Elle savait par expérience que les choses ne finissent pas toujours par se calmer et qu’elles finissent même souvent très mal. C’était la fois de trop. De toute façon, son corps avait réagi en premier et avant même qu’elle ne s’en soit rendu compte, elle s’était retrouvée debout, en plein milieu du couloir. David allait devoir affronter Goliath. Elle sortit donc sa fronde et attrapa un caillou qui se trouvait là pour l’envoyer dans…

Attendez. Vous m’avez vraiment cru ? Mince alors…

Non, bien sûr, elle n’avait pas de fronde, mais elle avait du courage. Elle avançait, fière et droite, en toisant celle qui se trouvait en face d’elle. Elle sentait tout son corps trembler, des cheveux aux doigts de pieds, et elle avait de sacrées sueurs froides, mais contrairement à ce qu’elle pensait, ça ne se voyait pas trop.

Elle finit par se retrouver au plus près de Cathy. Elle sentait une forte odeur de transpiration, qui émanait des vêtements de cette dernière. L’idée que cela venait peut-être d’elle lui traversa tout de même l’esprit tant elle avait chaud sous les bras.

« Et maintenant, fil de fer. Tu vas faire quoi ? lança Cathy, d’un ton étrangement calme. »

Oriane n’avait effectivement pas prévu de suite à son coup d’éclat, qu’elle considérait maintenant comme étant un peu farfelu compte tenu de son gabarit. Elle se trouvait là, face à un mur de près de cent kilos qu’elle aurait été bien incapable d’abattre seule. Il fallait se rendre à l’évidence. Elle ne faisait pas le poids. Quant à Mado, elle avait profité de l’intervention d’Oriane pour filer à l’anglaise. Les gens font parfois des choses étranges. Elle l’avait vue partir, du coin de l’œil, et se sentait maintenant un peu abandonnée.

« Je vais te faire bouffer tes dents, grogna Cathy en levant le bras, prête à gifler l’imprudente qui avait osé la défier. »

Mais elle arrêta son geste à mi-chemin, lorsque la main de Marie vint se poser sur son épaule. Un étrange silence prit possession des lieux. On entendait à peine les élèves respirer. Cathy recula. Oriane fit de même. On entendait au loin les claquements réguliers des semelles de taille quarante-trois qui, loin de faire honneur à Gene Kelly ou Ginger Rogers, annonçaient en fanfare l’arrivée imminente de Monsieur Leufroy. Il ne tarda pas à apparaître au bout du couloir, dans son costume marron en velours côtelé. C’était un homme assez grand pour qu’on le remarque et assez fin pour rester discret. Mais ses chaussures l’avaient trahi. Lui et sa petite moustache bien taillée s’approchèrent de la porte de la salle de classe. Il glissa sans dire un mot la main droite dans la poche de son veston et en sortit un jeu de clés, qu’il approcha de la poignée, en les triant du bout des doigts.

« Good morning ! is everybody OK ? demanda-t-il d’un ton enjoué, sans toutefois ne regarder personne. »

Un yes général, en demi-murmure, vint répondre à la question alors qu’il finissait d’ouvrir la porte. Les élèves s’engouffrèrent dans la salle de classe. La matinée se poursuivit calmement, au rythme des différents cours. Les choses avaient retrouvé leur calme.

L’ultime sonnerie du matin retentit à 11h55, annonçant comme un pistolet starter le départ de la course au déjeuner. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les classes se vidèrent de tous leurs élèves, laissant leurs professeurs seuls face au silence étrangement rédempteur des bureaux vides et des chaises en désordre. Vers 12h05, alors qu’un millier de pieds désertait enfin les couloirs et que la queue, au self, ne cessait de grossir, un endroit n’était pas en reste.

Léa venait tout juste de se faire refouler manu militari des sanitaires du deuxième étage par deux terminales, sous prétexte que les filles comme elle sentaient trop fort. L’une d’elles l’avait même menacée de lui raser la tête si elle osait passer.

« Casse-toi ou je te scalpe, rouquemoute ! avait-elle crié. »

Le cutter qu’elle avait exhibé, lame sortie, avait suffi à convaincre Léa, qui n’avait pas demandé plus d’explications avant de tourner les talons, résignée. Descendue au premier étage, elle attendait impatiemment que l’une des portes des toilettes daigne s’ouvrir. Ses jolis cheveux roux dansaient la gigue, alors qu’elle se dandinait. Elle sentait bien qu’il n’allait pas falloir tarder à y aller. Elle attendait, comme le saint Graal, le bruit de chasse d’eau salvateur.

Jusqu’ici, seul un pet mal retenu avait su troubler le silence. Elle crut discerner, un instant, le murmure du froissement de quelque bout de papier et, très vite, vint la délivrance. Elle entendit clairement chacun des cinq litres d’eau se déverser dans la cuvette, en emportant tout sur leur passage. Un petit cliquetis métallique (sûrement une boucle de ceinture) plus tard, le loquet tourna et la porte commença enfin à s’ouvrir. C’est à cet instant que Kim passa, juste à côté d’elle, en se dirigeant vers le trône fraîchement libéré. Léa n’en revenait pas. Elle resta figée, un instant, puis attrapa le bras de la resquilleuse pour l’attirer à elle.

« Eh ! cria-t-elle. Tu as vu la vierge, ou quoi ?

  • Vas-y, lâche-moi, la rouquine ! répondit Kim, en dégageant son bras. C’est les chiottes des femmes, ici.
  • Quoi ?!
  • Regarde-toi, avec tes poils sous les bras. Tu pues. On dirait une portug… »

La gifle claqua comme un coup de fouet. Kim fut instantanément projetée sur le carrelage mouillé.

                « Maintenant, reprit Léa, vous allez arrêter de me faire chier, tous ! »

                Elle entra dans les toilettes et claqua violemment la porte derrière elle, à tel point qu’elle rebondit et se rouvrit toute seule.

                « Bordel ! »

                Kim, quant à elle, était toujours par terre et commençait à se demander dans quoi elle venait de poser ses mains. Rien, dans cet endroit, ne sentait la rose et à peu près tout autour d’elle sentait l’urine. Elle avait sa réponse. Elle se releva donc, penaude, sous le regard amusé des autres élèves et partit en direction des toilettes du rez-de-chaussée, où elle put enfin se soulager. Vu le temps qu’elle avait perdu et la queue qu’il devait encore y avoir au self, elle allait être bonne pour manger son déjeuner au deuxième service. Elle n’aimait pas trop cette idée. La plupart des élèves mangeaient au premier. Ainsi, lorsqu’on arrivait pour le second round, il n’y avait plus grand monde dans le réfectoire. Kim appréciait beaucoup le fait de pouvoir se fondre dans la masse. Parfois, elle avait le sentiment agréable de devenir quasi invisible. Cela évitait que les autres ne la voient et cela évitait aussi qu’elle ne se voie elle-même.

                Cela faisait quelque temps, déjà, qu’elle ne s’aimait plus vraiment. Une trop grande partie de ses camarades avait excellé, chaque année, dans l’art de lui faire comprendre à quel point elle n’était pas belle, à quel point elle ne valait rien. Au début, elle avait laissé couler, faisant mine de s’en foutre. Elle avait même cru, parfois (mais y avait-elle cru vraiment ?) que tout ça, c’était juste pour rire et que s’ils la charriaient ainsi, c’était sûrement parce qu’ils l’aimaient bien. Qui aime bien châtie bien, non ?

                L’adage ne fonctionna pas trop, finalement, et lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était la risée de tout ce petit monde depuis le début, ce fut la douche froide. À présent convaincue d’être laide et inutile, voilà donc qu’elle se découvrait stupide. Elle avait tellement honte. Elle passa les années suivantes à se cacher dans l’ombre de son ombre. Rasant les murs au point de disparaître, elle fuyait les regards, la lumière et les foutus miroirs. Elle ne comptait plus les croche-pieds et les tapes dans le dos. Elle fuyait son propre visage. Elle fuyait la vie. Parfois (souvent) elle rêvait de mourir. Elle se sentait si lâche à l’idée d’en être incapable.

                Lorsqu’elle eut enfin accès à la salle de restauration, elle se trouva une table tout au fond du réfectoire. La salle comptait plus d’élèves qu’elle ne l’aurait cru. Elle restait tout de même bien plus visible qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle regardait, de loin, les trois filles de la table d’à côté, qui riaient à gorge déployée. L’une d’elles venait sûrement de sortir une bonne blague.

                « À moins qu’elles ne se moquent de moi… »

                Elle vivait de loin cette conversation entre deux gars, à l’autre bout de la pièce. Ils avaient l’air de parler d’un truc très sérieux. Ça lui faisait envie. De temps en temps, il lui semblait capter un coup d’œil furtif dans sa direction.

                « À moins qu’ils ne parlent de moi… »

                Et ces deux-là, près du comptoir à dessert, qui se chamaillaient, le sourire aux lèvres. Ils avaient l’air complices. Ils étaient sûrement potes.

« Quelle chance ! »

                Comme une actrice ratée dégagée du casting, Kim regardait le film dans lequel elle aurait pu jouer. Elle était celle qu’on ne choisit pas. Sur trente élèves en rang par deux, elle était la trente-et-unième. Elle était ce pinceau qu’on n'utilise jamais. Celui qui reste au fond de la boîte. Celui qui, des années plus tard, conserve toujours sa petite protection transparente en plastique. Elle matait un étrange tableau dont elle ne faisait pas partie, en mangeant sa salade piémontaise. Elle avala un petit bout de patate. La sauce avait très mauvais goût. Sa mère la faisait bien mieux. Elle sortit la fourchette de sa bouche et, sans s’en rendre vraiment compte, elle en serra le manche avec force. La peau de ses doigts était rouge et blanche. Ses dents s’étaient mises à grincer. Elle sentait comme une vague de chaleur monter en elle, de son ventre jusqu’à sa gorge.

La colère l’appelait, comme un dealer appelle le passant imprudent.

« Psst ! psst ! hey ! viens donc voir. J’ai quelque chose pour toi ! »

C’était tentant. Tout était en mouvement dans son for intérieur. Elle sentait, au niveau de ses tempes, sonner mille tambours. L’huile chaude bouillonnait dans chacune de ses veines, prête à couler de cent mâchicoulis. Au milieu d’un visage plus tendu que les cordages d’une catapulte, ses yeux n’étaient plus que deux projectiles enflammés, prêts à fondre sur toute potentielle menace. Elle avait de plus en plus l’impression de n’avoir d’autres options que de subir les moqueries journalières de la part des autres élèves ou de péter un plomb sur tout le monde en mode tueur de masse. Comme elle n’avait pas touché un flingue de sa vie, le choix fut vite fait. Résignée, fatiguée, elle lâcha le couvert, qui tomba sur le sol dans un hurlement métallique. Toute l’assistance se retourna sur elle. Elle n’était plus invisible.

Elle entendait tous les petits murmures, les petits Tu as vu ? ou les Qu’est-ce qui lui prend ? Elle est cheloue, celle-là. On aurait dit tous ces petits bruits d’animaux que l’on peut entendre, parfois, en forêt, sans jamais en voir la queue d’un. Tous ces bruissements de feuilles alors que tout est immobile. Tous ces mots, chuchotés, cachés sous le silence d’un jugement implacable. Celui des gens parfaits. Elle se leva avec l’impression désagréable d’être entièrement nue. À petits pas, elle alla vider son plateau et sortit du self. Elle n’avait presque rien mangé, comme d’habitude.  

Comme un base jumper au bord de la falaise, une larme attendait, au bord de son œil droit, le bon moment pour sauter.

La moitié de la journée était déjà passée, mais il lui restait encore tout l’après-midi à attendre avant de rentrer chez elle et de pouvoir espérer être un peu tranquille. Elle passerait la porte de l’appartement, enlèverait ses chaussures, qu’elle mettrait contre le mur et poserait son manteau sur le dos d’une chaise. Sa mère l’interpellerait.

« Coucou ma chérie. Ça a été, la journée ? »

Elle arborerait alors son plus beau sourire et répondrait de sa plus belle voix.

« Oui, maman. Ça a été. »

Et puis elle filerait rapidement dans sa chambre. Elle jetterait son sac au sol et s’effondrerait sur son lit pour pleurer. Elle ignorerait les sonneries des notifications nauséabondes de ses réseaux sociaux, où les autres ne se lassaient jamais de la faire passer pour l’idiote de service. Elle pleurerait sans bruit, pour ne pas inquiéter sa mère. Elle verserait sans bruit de chaudes larmes, comme un poignet qui verse son sang en silence, le long de la paroi d’une baignoire. Et puis, quand ce serait l’heure, elle s’essuierait les yeux et elle irait manger. Elle sourirait bien comme il faut à ses parents et à son frère. Et puis elle irait se coucher, non sans pleurer un peu, encore. En silence. Toujours en silence.

En attendant, il restait quelques heures avant que ne sonne la fin de cette journée. Son prochain cours ne débutait qu’à 14h50. La première heure de l’après-midi allait se passer en salle de permanence. Lorsqu’elle arriva près de l’endroit en question, il y avait déjà un attroupement devant la porte. Elle aperçut Léa, entourée de ses amis. Elle rigolait et parlait avec eux. Lorsque cette dernière la vit, elle ne put s’empêcher d’arborer un large sourire.

« Mais qui voilà ? Mais c’est mon ami Kim Jung-Un ! »

Kim ne répondit rien. Elle s’arrêta près du mur qui se situait en face de la salle et s’y adossa.

« Alors, ça va ? Elle n’est pas trop rouge, ta joue ? En même temps, on a plutôt le teint jaune, par chez toi.

  • Tu as le cul mouillé. Tu t’es roulée dans la pisse, ou quoi ? renchérit Didier. C’est une coutume de chez vous ?
  • Tu ne dis rien, reprit Léa. Tu étais bien plus bavarde tout à l’heure, dans les chiottes. Pourtant, j’ai entendu dire que tu aimais bien ouvrir la bouche. »

Kim encaissait sans rien dire. Elle savait que si elle répondait, ce serait probablement pire pour elle. Cependant, ça la démangeait fortement et elle sentait la colère monter en elle.

« Et dis donc, c’est vrai que vous n’avez pas le droit de baiser avant le mariage, chez vous ? demanda Baptiste. Du coup, vous devez en sucer des kilomètres de bites.

  • Je suis sûr qu’elle aime ça, ajouta Didier.
  • Bien sûr qu’elle adore ça, dit Léa en tripotant son portable. Et pas que dans la bouche, d’ailleurs… »

                Ding !

                Kim sentait tout son sang qui gelait dans ses veines. C’était du chaud. C’était du froid. C’était de la haine à l’état pur. Liquide comme du venin.

                Ding ! Ding !

                « Tu fais quoi, là ? demanda-t-elle.

  • Eh ben dit donc, renchérit Léa, ce n’est pas qu’une légende, ta passion pour les gros nems. »

Ding ! Ding ! Ding !

Puis elle se mit à rire, alors que tous ses contacts découvraient sur leur téléphone une image des plus explicites.

« On ne savait pas que tu aimais te les prendre dans le cul, dit Baptiste, en mimant le mouvement suggéré par la photo.

  • On dirait bien que c’est toi, Miss rouleau de printemps ! ajouta Didier, en tournant son portable. Kim aperçut alors, horrifiée, une photo d’elle, entièrement dénudée et en plein coït anal.
  • Tu veux un peu de ma sauce soja ? reprit-il.
  • C’est un montage !
  • Ouais, c’est ça ! il te monte vachement bien, c’est sûr.
  • Ce n’est pas moi ! »

Bien sûr que ce n’était pas elle. Bien sûr que c’était un montage. Sa tête avait été rajoutée sur le corps d’une quelconque actrice porno. Ce n’était pas du grand art, mais le mal était fait. La moitié des élèves y croyait sûrement et l’autre partie se foutait bien de savoir si c’était bien fait ou pas. Ça les faisait marrer et ça leur suffisait.

« Vous êtes une bande de…

  • Ferme la bouche, Kimmy. Ça pue le sperme ! cria Baptiste, déclenchant un fou rire général. »

Léa s’approcha alors de Kim. Elle colla sa tête à la sienne et chuchota tout près de son oreille : 

« Moi, à ta place, j’aurais envie de crever. »

Puis, en reculant un peu :

« Tu devrais faire plus attention à toi. À force de montrer ton cul à tout le monde, tu vas finir par te faire violer. »

Kim en avait les larmes aux yeux. Elle fit deux pas en arrière, puis se retourna et se mit à courir avant de disparaître, au bout du couloir.

« Allez, quoi ! On rigole ! Tu ne vas pas nous faire une jaunisse, Kimmy ! cria Didier. »

Ils éclatèrent tous de rire à nouveau et ne s’arrêtèrent que lorsque la sonnerie retentit, à 13h45. Puis ils s’engouffrèrent bruyamment dans la salle de classe. Au bout d’un moment, tout le monde se trouva une place et le vacarme disparut petit à petit. Assis derrière un bureau trop grand, devant le tableau noir, il y avait un surveillant. Il avait à peine levé les yeux lorsque les élèves étaient entrés et ne parut pas du tout convaincu de la nécessité de faire l’appel. Un murmure ressemblant au mot silence sembla vaguement tomber d’entre ses lèvres, à un moment donné, mais personne ne put jamais le prouver. Il jouait à un jeu, sur son portable. Selon lui, tant que les adolescents bavardaient, ils ne faisaient pas de conneries et tant qu’ils ne faisaient pas de conneries, il pourrait avancer tranquillement sur son jeu.

Certains partageaient des vidéos sur leur téléphone. D’autres discutaient du dernier rappeur à la mode. Baptiste et Didier, assis au fond de la classe, se félicitaient de leur répartie, tout en regardant d’un œil lubrique la photo truquée qu’avait envoyée Léa. Les minutes défilèrent, une à une, pendant un certain temps au rythme des cancans et des bavardages écoliers. C’était comme une petite musique d’ambiance. Un bruit de fond qui flottait dans l’air. C’était comme ces musiques qu’on nous passe, au cinéma, avant que ne commence le film. On les entend bien de trop. On les déteste, même, mais au bout d’un moment, on ne les entend plus. Elle fond partie du paysage. Elles font partie intégrante du lieu et c’est quand elles s’arrêtent qu’on se rappelle qu’elles étaient là.

Tout le monde parlait. Et ça parlait de tout. Et ça ne parlait de rien. La classe entière semblait vibrer, comme une ruche, au son des bourdonnements de la colonie tout entière, pendant que la reine jouait à Candy Crush. Et puis soudain, tout le monde se tut. Tout le monde avait entendu ce bruit.

                « C’était quoi ? »

                C’était un bruit sourd. Un bruit qui ne dura guère plus que le temps d’un battement de cils, mais dont tous se souviendraient jusqu’à la fin de leurs jours.

                « Vous avez vu ? »

                Oui, tout le monde l’avait vue, cette ombre furtive. Ce truc qu’on voit passer dans notre champ de vision, sans trop savoir ce que c’est. On tourne la tête et c’est déjà trop tard. Ce n’est plus là. C’est invisible. C’est presque une sensation. Rien de plus.

                « On dirait qu’un truc est tombé ! »

                Et puis soudain, les cris d’un élève, puis d’un autre. Et celui-là, tout blanc qui regarde par la fenêtre. Une autre élève, ici, qui vomit ses tripes à la vue de ce corps désarticulé qui git sur la pelouse. Et les vitres se teintent de cheveux bruns ou blonds. Et les yeux s’écarquillent. Et les gorges se nouent. Et soudain, tout le monde la voit. Kim n’est plus invisible. Même le temps fait semblant de s’arrêter un peu. Mais il poursuit sa route sans même sourciller. Et demain, le jet d’eau nettoiera la pelouse. Et demain, les oiseaux chanteront de nouveau. Et demain, tout le monde oubliera, en silence, qu’une étoile s’est éteinte, juste là, sous nos yeux.  

 

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