Chapitre 2/4 Les petits champignons

Je voulais cesser d’être celle qu’on insulte.

C’était comme prendre un shoot. Oublier un instant tout ce qui m’entourait.

Je voulais qu’on m’oublie.

L.

 

Il était onze heures quand Jacques sortit des vestiaires de la piscine Léo Lagrange, le vingt-et-un septembre 2030. La douche, à peine chaude, avait été très courte, mais bien assez longue pour lui donner la goutte au nez. De ce fait, il savoura encore plus le moment où il enfila son t-shirt tout tiède. Ce petit bain matinal lui avait fait le plus grand bien. C'est son ostéopathe qui lui avait conseillé ce sport quelques semaines auparavant pour soulager ses douleurs à la nuque. "Vous avez une mauvaise inclinaison du rachis cervical, avait-il dit. Il va falloir faire de l'exercice si vous voulez aller mieux."

Jacques s'était donc exécuté. Les bénéfices s'étaient rapidement fait sentir et la corvée devint très vite une routine. Il s'armait donc chaque week-end de sa serviette "Bob l'éponge" et de son superbe bonnet rouge et blanc pour aller mouiller le maillot dans le grand bassin. Il sortait du bâtiment, son sac sur le dos, et marchait tranquillement dans la rue Deurbroucq lorsque son téléphone sonna. Il savait déjà, bien avant de le sortir de sa poche, qui venait de l'appeler. Évidemment, c'était Irène, sa femme. Le visage de Jacques se couvrit d'un voile sombre. Certes, il aimait son épouse d'un amour inconditionnel. Certes, il aurait donné sa vie pour elle, mais elle avait développé, depuis quelques années, une forte addiction aux champignons psychotropes. Du coup, elle délirait à fond et appelait son mari fréquemment, parfois même plusieurs fois par jour, pour lui expliquer que des vaches avaient élu domicile dans l'appartement ou que le plafond de la cuisine venait de prononcer le mot quiproquo. Il faisait avec, mais cela le rendait parfois très triste de voir sa belle partir dans de tels délires.

"Oui, ma chérie ? répondit-il, pas tout à fait inquiet.

  • Mon amour, il faut que tu viennes vite ! cria-t-elle immédiatement. Des hommes essaient d'entrer chez nous !
  • Irène, calme-toi. La rassura son homme, doucement. Ce n'est qu'une hallucination.
  • Mais jacques ! je les entends !"

Il devenait clair que c'était peine perdue de croire qu'il arriverait à la calmer. Il n'y arrivait d'ailleurs quasiment jamais par téléphone.

"Ils vont entrer !

  • Bon, Irène, reprit-il. Barricade-toi avec ce que tu trouves. J'arrive.
  • Mais je ne sais pas quoi prendre. J'ai peur, Jacques !
  • Bloque la porte avec le secrétaire, ou mets le porte-manteau en travers pour les empêcher de pénétrer dans l’appartement !
  • D'accord..."

Jacques pressa le pas. Il savait que tout allait bien et qu'il n'allait pas se retrouver, en arrivant, face à un gang d'assassins masqués aux carrures de footballeurs, et c'était plutôt une bonne nouvelle, compte tenu de sa carrure à lui, qui se rapprochait plus de celle d'un golfeur ou d'un joueur de palet. Il avait conscience de tout cela, mais il n'aimait pas du tout l'idée que sa femme puisse souffrir, car elle souffrait réellement. Il se hâta donc. Il finissait de traverser le parking Gloriette lorsqu'un bruit le fit sursauter. Un autocar venait de percuter une poubelle, dans un horrible fracas. En moins de temps qu'il n'en aurait fallu à un hippopotame pour péter, les passagers furent vomis du véhicule. Un flot interminable de voyageurs se déversait sur le bitume. Là où l'on aurait attendu des vacanciers tranquilles habillés de chemises aux imprimés fleuris et de bermudas, et coiffés de chapeaux de paille, on pouvait voir des hommes d'affaires, mocassins à glands aux pieds et costumes impeccables assortis à leur cravate dernier cri, se pressant sur le parking, tenant fort leur sacoche de peur, peut-être, qu'un inconnu ne vienne la leur chiper. Cette scène lui sembla complètement bizarre. Il se demanda même si ce n'était pas lui qui avait gobé les petits champignons, au lieu de sa chère et tendre. Un peu interloqué, il continua tout de même son chemin et emprunta la rue Fourcroy, pour se diriger vers chez lui. Il ne se doutait pas que le choix de cet itinéraire allait le conduire sur une pente bien raide. Jacques venait de sceller son destin.

La rue était pleine de monde. Il devenait compliqué pour lui d'avancer aussi vite qu'il aurait voulu. Les badauds allaient et venaient en tous sens sur les trottoirs, comme des centaines de saumons fous complètement désorganisés. À l'approche de Noël, il est vrai que tout le monde cherchait le cadeau idéal, dans les boutiques à la mode, mais dans la rue Fourcroy, il n'y avait que des portes de garage et des recoins qui sentaient l'urine, alors, Bon Dieu, que faisaient-ils tous là ?

Débouchant sur la rue de l'Héronnière, il se retrouva face à un petit restaurant. Un couple trop mignon était assis là. Ils ne devaient pas avoir plus de vingt ans et se regardaient dans les yeux en silence. Ils avaient l'air tellement amoureux. Les deux tourtereaux tenaient chacun une coupe de champagne. Dans leur petit uni-verre, chacune des bulles qui montaient vers la surface ressemblait à un diamant qui aurait réussi à s'affranchir de la gravité.

Tout ça, c'était bien sympa, mais Jacques allait devoir presser le pas s'il voulait arriver chez lui avant que sa femme ait fait un infarctus. Il emprunta la rue Piron, en direction de la place Graslin. Sur sa gauche, le parc Cambronne était presque vide. Un petit vieux au visage abîmé promenait son chien en sifflotant. Le récit des années, en sillons délicieux, était venu orner les contours de ses yeux. Il fumait une cigarette.

Sur un banc centenaire aux ferrures rouillées dont la vieille peinture s'écaillait par endroits, les deux jolis yeux verts d'une femme apprêtée lui faisaient la lecture d'un roman de Dumas. Quelques pigeons obèses, ici et là, poussaient la chansonnette en cherchant, parmi les cailloux, la perle rare ou la miette cachée.

À droite, dans le restaurant La Cigale, presque toutes les tables étaient vides. Depuis que la nouvelle selon laquelle l'un des cuisiniers avait contracté le covid s'était répandue, les clients semblaient hésiter à venir manger là. Mauvaise nouvelle en période de fêtes. Jacques arriva enfin sur la place Graslin, pile en face du magnifique théâtre du même nom. Comme toujours, des gens s'étaient posés sur les marches, pour attendre ou téléphoner. D'autres lisaient. Un petit groupe de punks faisait la manche près du vieux cinéma Katorza. Leurs grandes crêtes vertes et rouges donnaient un peu de couleur à cette ville à peine réveillée. Contournant la fontaine, Jacques allait s'engouffrer dans la rue Crébillon quand une énorme détonation déchira le silence. D'abord pris de stupeur, les passants qui se trouvaient là se mirent très vite à crier de tous les côtés. Un épais nuage de poussière cachait maintenant le théâtre, dont on ne distinguait plus que le toit. Jacques n'était pas très sûr de ce qu'il voyait ou de ce qu'il devait faire. Regardant autour de lui, il s'aperçut rapidement que toutes les personnes présentes étaient comme lui. C'était même très bizarre, puisque même les gens qui criaient restaient immobiles, comme s’ils avaient tous marché dans un chewing-gum ultra collant, qui maintenait leurs chaussures au sol. Le temps semblait suspendu à un fil. Sans s'en rendre compte, Jacques venait de faire deux pas en arrière quand un grondement sourd se fit entendre.

Derrière le voile opaque, l'armure se fissurait. On entendait les pierres se briser et tomber. Ça craquait, ça grinçait. Le bâtiment entier gémissait tel un colosse sur son lit de mort. Le spectacle était insoutenable et chacun retenait son souffle. Pourtant, on ne voyait rien. Tout au plus quelques ombres dansaient, çà et là, laissant apparaître aux yeux des témoins de ce drame l’approximative silhouette de l'horrible mise à mort du théâtre Graslin. Et puis le toit tomba, comme tombe en l'arène le taureau, terrassé à la fin du combat et dans un dernier souffle, emplissant de poussière la place toute entière, l'animal disparut. Jacques était là, bouche bée, ne sachant pas vraiment quoi penser de tout ça. Étaient-ce les terroristes qui remettaient le couvert ? Était-ce un accident ? Son pied gauche heurta soudain la vitrine de la pharmacie, derrière lui. C'est en se retrouvant ainsi, disons-le, dos au mur, qu'il se rendit compte que cela faisait déjà trois bons mètres qu'il reculait.

"Bon Dieu ! cria-t-il, en s'élançant dans le brouillard, bien décidé à ne pas être de ceux qui regardent sans rien faire."

Il se mit à courir, et à courir encore, sans même savoir, au fond, où il mettait les pieds. Il manqua plusieurs fois de se casser la figure, trébuchant sur des pierres ou glissant dans une flaque. Lorsqu'il arriva sur les ruines, Jacques découvrit un spectacle de désolation. Autour de lui, les murs, les colonnes et le bâtiment tout entier n'étaient plus qu'un amas de vertèbres cassées. Une carcasse fumante. Voilà ce qui restait du monument nantais. Il se mit à soulever, dans les gravas épars, des blocs de béton et de tuffeau, dans l'espoir de trouver quelqu'un, peut-être. Mais plus il avançait, et moins il voyait clair. Personne. Toujours personne. Il semblait bien que le désespoir ait une bonne place en ces lieux. Il peinait à garder l'équilibre, marchant sur les bouts de pierre, quand l'un d'eux bascula sous son poids, découvrant une cavité. Emporté par l'élan, Jacques tomba tout au fond, manquant de peu de se rompre le cou. Il se retrouva à trois mètres environ sous le niveau du sol.

Impossible de remonter.

"Mince, Irène !"

Il en avait presque oublié sa femme.

Elle allait probablement devoir l'attendre un peu, la pauvre. Il eut du mal à se relever, car sa jambe droite lui faisait un peu mal. Il avait dû se cogner le genou en tombant. Il regarda un peu autour de lui. De tous côtés, il était entouré de décombres, mis à part un peu plus loin, là-bas, où il lui semblait apercevoir une zone d'ombre, sous les restes d'une arche. Il s'approchait en boitant quand il crut entendre un faible gémissement, dans cette direction. Plus il avançait, plus il était certain d'apercevoir les prémices d'un tunnel. Les parois se dessinaient maintenant plus nettement, malgré le peu de visibilité. Une voûte offrait, là, à ses yeux ébahis, la vue d'une longue galerie. Elle s'allongeait, mystérieuse, comme creusée par une taupe géante. Au bout de quelques mètres, il se retrouva face à lourde porte de bois, partiellement cachée par les débris et les cailloux. Jacques se dit qu'il avait dû tomber dans le sous-sol du théâtre. La voix se fit de nouveau entendre. Elle semblait féminine et fut bientôt suivie par une autre, dont il n'arriva pas à distinguer le genre. Mais ce qu'il entendit de la première voix, ça, il l'entendit bien.

"Mon amour !"

Ces deux mots résonnèrent en lui avec une telle intensité qu'il ne put s'empêcher de trouver un instant l'intonation de cette voix proche de celle d'Irène. Évidemment, ce n'était pas possible, mais pour autant, cela n'en était pas moins troublant. Il commença à donner quelques coups de pied dans la lourde qui, elle, si elle avait pu rire, lui aurait montré toutes ses dents. Elle ne bougea pas d'un millimètre. Tout au plus, quelques caillasses tombèrent au sol, mais rien de bien satisfaisant. Jacques tenta donc un timide coup d'épaule, qui ne donna lieu qu'à une vive douleur au bras. La méthode du bourrin de base ne semblait pas porter ses fruits. Il commença donc à déblayer l'entrée. Du côté droit, une poutre était en appui contre le mur et cachait une partie de l'ouverture. Il la tira vers lui. Bon dieu, qu'elle était lourde, elle aussi ! Une fois qu'il l'eut redressée à la verticale, Jacques la laissa tomber en arrière. Un horrible nuage de poussière s'éleva lorsqu'elle frappa le sol.

"Quel idiot... Murmura Jacques."

Il venait juste de s'apercevoir que ce que la poutre cachait n'était autre que la charnière de la porte. Mais le pompon de la pomponette, c'était que ladite charnière se trouvait, je vous le donne en mille, de son côté de la porte. Ah, il pouvait taper. Il ne risquait pas de l'ouvrir. Il approcha donc une main tremblante de la poignée et tira vers lui. Et la porte s'ouvrit.

"Quel idiot... Murmura-t-il encore."

Et il entra.

Ce qu'il découvrit alors lui cloua le bec instantanément. Il n'y avait rien de plus derrière cette porte qu'une pièce vide et silencieuse. Un sol gris composé de grosses dalles de pierre supportait quatre murs de pierre, tous aussi gris que lui et un plafond de pierre, duquel pendaient quelques toiles d'araignée. Il n'y avait que cela, rien de plus, rien de moins. Des pierres. Pas de femme gémissant et criant "mon amour !" Personne. Pas même un rat. Rien d'autre que le vide. Le vide et le silence. Un silence de mort, glaçant, intimidant, angoissant. Le néant.

Mais ce répit fut de courte durée. Un étrange grondement sourd vint troubler le calme ambiant. Le bruit était de plus en plus fort. Jacques commençait à sentir le sol trembler sous ses pieds. Quelques petits cailloux tombaient déjà, ici et là, du plafond. Tout bougeait. Les murs dansaient, le sol vibrait. De la terre se mit à tomber des voûtes du tunnel, suivie de près par de gros blocs de tuffeau qui vinrent boucher le passage une bonne fois pour toutes. La porte fut rapidement écrasée par un bout de béton. Elle se plia en deux comme une feuille de papier, et fut bientôt recouverte de gravats. Jacques était pétrifié. Il restait là, sur le pas de la porte, à regarder partir en fumée son unique chance de retour. Sa main droite tremblait un peu. Et puis tout s'arrêta. Le silence revint. Il était là, coincé, entre ces quatre murs de pierre qui devaient, au bas mot, faire un mètre d'épaisseur. Une cellule, en somme, plus que sécurisée. Un peu trop, peut-être, à son goût. Il s'assit par terre. Désespéré, à bout de nerfs, il enfouit sa tête dans ses mains et se mit à pleurer.

Il pleura de douleur, liquéfiant son chagrin. Il fit couler son cœur sur ses joues, sur ses mains. Il pleura comme un môme, comme un petit enfant. En un instant, il avait perdu l'homme en lui. Il ne restait plus, là, au milieu du néant, sur le sol dur et froid, qu'un gamin gémissant. Et son épouse, Irène. Qu'allait-elle devenir ? Il serait bien en peine d'aller la secourir. Même s'il savait bien qu'elle était à l'abri, qu'elle ne risquait rien de plus que dans son lit, il aurait bien aimé la prendre dans ses bras et, pour la rassurer, lui dire "Je suis là". Alors c'était comme ça ? Tout était terminé ? Allait-il mourir là et se décomposer ? Allait-il s'allonger ici, paisiblement, cesser de respirer, attendant le moment où la mort voudrait bien lui donner son ticket, le dernier, pour la fin, pour le fun, pour de vrai.

"Ce n’est pas juste ! hurla-t-il.

  • Ah, mais qu'est-ce que tu crois? La vie n'est pas facile. Répondit une voix."

Jacques se retourna brusquement et le vit. Il était juste là, accroupi devant lui. Il était apparu en à peine un instant, comme un pet sort d'un cul pour rejoindre le vent. Il n'était pas très grand, mais très particulier. En fait, en le voyant, Jacques faillit flancher. Il avait son visage et il avait sa voix. Près du dégobillage, Jacques était pris d'effroi.

"Mais...mais comment ? Mais qui ?

  • Bien le bonjour, mon Jacques. Viens donc t'asseoir ici. Viens, tu m'as l'air patraque.
  • Mais qui ?
  • Mais quoi ? Mais qui ? Ça n'a pas d'importance ! C'est toi, qui es ici, perdu. Enfin je pense. Non ?
  • Je ne comprends rien.
  • Je vois ça, en effet. Allez, mon ami. Viens. Je vais tout t'expliquer. "

Jacques s'exécuta. Il s'approcha, s'assit et, respirant tout bas, regarda l'autre lui. Il attendit, patient, des secondes sans fin. Il attendit longtemps, si longtemps et soudain, l'homme daigna parler.

"Voilà. Mon gros jacquot, je suis bien embêté. Je cherche un peu mes mots.

  • Mais tu es qui?
  • Bah… toi.
  • Quoi? Mais qu'est-ce que tu dis?
  • Je dis que je suis toi. Bah oui, mon gros Jacky. Je suis ce que tu vois quand tu fermes les yeux. Je suis ton autre toi. Celui qui fait des vœux. Celui qui s'en va, loin, quand toi tu restes au chaud. Celui qui ose, au moins, regarder ses défauts. Je suis tout ce que toi, tu ne seras jamais. Je suis le rêve en toi. Le rêve inhabité.
  • Euh... vraiment ? C'est quoi, là ? La caméra cachée ? Allez, c'est bon. Ça va. On a bien rigolé.
  • Je me doutais un peu que tu allais tiquer, mais tu comprendras mieux quand je t'aurais montré. Suis-moi, si tu veux bien."

Sur ces mots, se levant, l'homme posa sa main sur son front transpirant. Jacques ne comprenait rien du tout, pas un mot de ce que lui avait dit son double barjot. Il était là, tout frêle, sans voix, n’osant bouger, attendant l'étincelle, qui pourrait l'éclairer. Il ne fut pas contraint d'attendre très longtemps.

"Voilà, lui dit soudain le gars. C'est maintenant. À l'avenir, vois-tu, il te faudra tenter de rester un peu plus toi-même. En vérité, mon petit Jacquouillon, Jacquinot, Jacky-Reine, peu m'importe ton nom. Toi, ma petite Irène, il va falloir, très vite, que tu rentres chez toi et, oui, que tu me quittes. Allez, hop ! On y va !

  • Tu es complètement taré !
  • Oui, ma Jacquette. Par ici, droit devant. Attention à la tête !"

Soudain, un grondement semblable à celui-là qui, quelque temps avant, avait tout mis à bas se fit entendre fort, et de plus en plus grand, et de plus en plus fort ! Les pierres se brisant créèrent des fissures qui devinrent des trous. Tout s'écroula. Les murs, puis le plafond, puis tout ce qui était dessus. Alors, Jacques comprit que c'était le début de la fin de sa vie.

Du bruit, de la poussière...

La peur et le chagrin...

S'écrouler sous les pierres...

Mourir, et puis plus rien.

Il était six heures du matin. Nantes s'éveillait doucement. Les lumières des appartements s'éteignaient, les unes après les autres, au fur et à mesure du départ de leurs occupants. Les voitures occupaient déjà le bitume. Les passants passaient, sur les pavés humides. La douce odeur des viennoiseries toutes chaudes sortait des grilles d'aération de la Mie câline, tout près de l'arrêt de tram "Commerce" où quelques sardines mal réveillées attendaient la prochaine boîte, pour aller s'entasser, jusqu'à la prochaine station. Assis par terre, sur le trottoir, trois zonards terminaient leur dernière bière de la nuit, ou peut-être était-ce la première de la journée. Ils discutaient entre eux lorsqu'une pièce de deux euros tomba dans la casquette qu'ils avaient posée sur le sol.

"Merci bien, ma p'tite dame, dit l'un d'eux, en levant sa canette.

  • De rien, répondit Irène. Bonne journée."

En plus de ne pas avoir très chaud, elle avait un peu mal au crâne et s'arrêta un peu plus loin, dans une sandwicherie, pour acheter un café. La nuit avait été agitée et elle venait juste de voir les SMS de son amie Léa. La soirée de la veille s'était prolongée tard. Un petit peu trop, même pour un vendredi soir. Les abus entraînant d'autres abus plus gros, elle avait perdu de vue ses amies, jusqu'à se perdre un peu elle-même. Elle s'aperçut en se réveillant, vers cinq heures et demie du matin, qu'elle s'était endormie sur les marches du théâtre Graslin. C'est en reprenant doucement ses esprits qu'elle réalisa la chance qu'elle avait eue de ne pas se faire embarquer par un psychopathe de passage.

Elle traversa le cours des Cinquante Otages et se retrouva rue Beauregard. C'est là qu'elle aperçut ses copines. Toutes les deux étaient là, en train de discuter au niveau du Sur Mesure, qui avait fermé son rideau quatre heures plus tôt. Elles avaient fait la fermeture.

"Oh, une revenante ! s'écria Léa, en empoignant l'épaule de Mado.

  • Bah alors ! Renchérit cette dernière.
  • Salut les filles. Ça va ? souffla Irène, d'une voix fatiguée.
  • Bah oui, mais tu étais où ? Tu n'as pas vu mes messages, ou quoi ? reprit Léa.
  • Oh lala... Désolée... Je les ai vus il y a trois quarts d'heure.
  • Bah ! qu'est-ce qui t'est arrivé ?
  • Vas-y, raconte !
  • Vous allez me prendre pour une folle.
  • Mais on s'en fout !
  • On veut savoir !
  • En fait, hier soir, j'ai chopé des champis, tu sais...
  • Ouais, on s'en doutait. Je t'ai vu partir dans une rue. Je croyais que tu partais pisser.
  • Oui, bah je suis partie dans un délire. Je m’appelais Jacques.
  • Quoi ?
  • Attends. J'étais mon mari et je me retrouvais à Graslin, et... »

Le portable de Mado sonna soudain. Elle venait de recevoir un message.

"Donc, tout explose et...

  • Nico nous paye le café chez lui ! on y va ? cria Mado.
  • Yes ! s’écria Irène. Carrément ! 
  • Oh moi, je suis un peu fatiguée. Je crois que je vais passer mon tour. Je vais rentrer dormir chez mon frère, répondit Léa.
  • OK, répondit Mado. Tu passeras le bonjour à Fred de notre part.
  • Ça marche. »

Les trois copines se mirent en route et Léa quitta ses amies au niveau de la rue de la Bleterie. Elles disparurent rapidement, noyées dans le flot des passants. Il était six heures trente. Une nouvelle journée commençait, ouvrant la porte à de nouvelles histoires, mais dans un coin, dans le rêve d'Irène, on aurait pu, juste en tendant l'oreille, entendre comme un bruit, un murmure...

"Mon amour !"

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