Chapitre 2

Par Ohana

Rage.

Seth dut se faire violence pour obliger son corps à bouger, alors que tout lui hurlait de se ratatiner dans un coin, se faire le plus petit et espérer que la créature ignore le repas gratuit, quoique un peu maigre, qu’il représentait. Il ne pouvait pas rester ici, en attente de voir d’où provenait le danger. Ni une, ni deux, il s’engouffra dans les escaliers, espérant un peu vainement qu’une couche de pierre blanchâtre vieille de six siècles soit suffisante pour le protéger du cracheur de feu. Rapidement, la précarité de sa situation lui sauta aux yeux. Il lui était impossible de passer par l’extérieur comme il était venu ! La simple idée d’être accroché, le corps dans le vide, à la paroi de la tour, lui donnait le tournis. Le moindre faux pas et il pouvait faire une chute fatale. Et avec une bestiole carnivore, agressive et volante à ses trousses, Seth estimait ses chances de survie à zéro.

Un vent fort s’engouffra par l’ouverture dans le mur. Le jeune homme pouvait entendre des claquements irréguliers, d’une intensité qui fit vibrer ses tympans. Décidant de ne pas rester pour voir la créature, qui n’était vraisemblablement pas loin de là où il était, il recula en vitesse puis se mit à courir dans la direction opposée, cherchant une solution. L’autre côté de l’étage lui semblait plus sécuritaire pour l’instant, mais sans perspective de fuite pour l’instant. Il zigzaguait entre les vestiges lorsqu’il sentit sa poitrine se serrer avec violence. Les deux mains contre son cœur, plié en deux et manquant de s’étaler de tout son long, Seth réussit à faire quelques pas pour se cacher derrière un pilier. Son souffle lui échappait, et il eut l’impression d’être sur le point de tourner de l'œil.

Douleur.

La respiration saccadée, il se força à prendre quelques secondes pour s’examiner. Aucune blessure visible. Sa peau avait quelques égratignures et une fine pellicule de poussière se mélangeait à sa sueur, mais il n’avait rien de cassé et aucune plaie ouverte. Alors pourquoi avait-il l’impression de mourir ? 

Était-il possible de mourir de peur ?

Peur.

L’écho lui fit grincer des dents. Il avait peur oui, mais ce qu’il ressentait principalement en ce moment, après avoir commencé à courir, c’était l’adrénaline. Grâce à son instinct de survie, la terreur paralysante face à une mort certaine, face à ces créatures d’un autre temps, venait en second. Sa terreur, pourtant. L’impression qu’une autre émotion venait se superposer à la sienne se fit de plus en plus tenace. Une autre émotion qui n’était pas la sienne.

Ce n’était pas le temps de se poser des questions. Il lui fallait un plan pour sortir de cette situation. Un tremblement soudain dans la structure même de ce qui le gardait en vie le fit bondir sur ses pieds. Il n’allait pas rester pour voir cette chose qui semblait s’être agrippée à la paroi proche du trou dans le mur. S’il la voyait face à face, le jeune homme n’était pas certain d’arriver à faire fonctionner ses jambes à nouveau. Heureusement, un semblant de porte de sortie s’offrit à lui quelques pas plus loin. Un trou dans le sol. Un rapide coup d'œil lui confirma qu’il atterrirait à l’étage en dessous. Reléguant toute prudence dans un coin de son esprit, il s’accroupit pour faire passer ses jambes en premier, resta une seconde accrochée par la seule force de ses bras tremblants, puis lâcha prise. La sensation d’être soumis à la loi intransigeante de la gravité, même pendant un court instant, était absolument terrifiante et grisante. 

Ses pieds rencontrèrent le sol… et Seth sentit toute résistance sous lui soudainement s’effriter. Par un réflexe surhumain, il se jeta vers l’avant en poussant un couinement horrifié. Il put se retenir de tomber dans le nouvel abysse en s’appuyant sur tout le haut de son corps puis extrayant ses jambes du vide, roulant sur lui-même pour s’éloigner du danger. Au même moment, il put entendre un rugissement terrifiant - bien que, ne sachant pas pourquoi, avec une touche de peur. Le claquement sec irrégulier qu’il comprit être les battements des ailes de la créature s’éloigna un peu. 

Seth fit le tour des lieux du regard, se forçant à respirer aussi calmement que possible. Sa chute l’avait laissé avec une douleur sourde aux côtes, mais il restait relativement en un seul morceau, ce qui était un miracle. 

Un rire sec vint briser le silence des lieux, et cela lui prit quelques secondes avant de réaliser que c’était lui qui riait. La douleur qui se propageait dans son abdomen et sa gorge, irritée par la poussière, était un bon indicateur. L’éclat se transforma en une série de fou-rire de plus en plus hystérique. Qu’avait-il pu bien faire pour en arriver là ? Certes, son escapade était une idée stupide, mais des idées stupides, il en avait eu ces dernières années, et jamais il ne s’était retrouvé face à une situation aussi près de la mort elle-même. D’habitude, il arrivait à transformer le pire en quelque chose d’acceptable. Il avait remédié à sa solitude en s’intégrant à un groupe de joyeux lurons qui étaient malgré tout ce qu’il avait de plus près d’une famille. Une famille sur laquelle il ne pouvait pas compter, mais bon, ça ne changeait pas de d’habitude et il n’avait absolument aucun modèle sur lequel s’appuyer pour juger correctement sa situation.

Ensemble, ils avaient volé et probablement causé quelques grabuges par-ci, par-là, rien qu’on ne pardonnait pas à une bande d’adolescents laissés à eux-mêmes, compte tenu de l’état du monde actuel. Six siècles n’avaient pas été suffisants pour réparer tout ce qui avait été cassé, et ils faisaient aussi partie des enfants de la seconde vague draconique. Ils n’avaient jamais connu la paix absolue, alors on leur pardonnait tout, et Seth en avait bien profité jusqu’à présent. Tout ça pour finir ici…

Tournant en rond, le jeune homme commençait à s’énerver. Ses émotions chamboulées et son corps meurtri n’aidaient pas à la réflexion. Alors, pour évacuer, il préférait s’enfoncer dans la colère, et un peu d’auto-apitoiement, chose qu’il ne risquait pas de regretter plus tard, puisqu’il ne pensait pas s’en sortir. S’agitant, il commença donc à jurer contre le monde entier, plus particulièrement ses soi-disants amis qui s’étaient poussés dès qu’il avait atteint la zone dangereuse, puis contre lui-même. Puis sa colère se dirigea vers la créature. Cette chose qui n’aurait pas dû se trouver dans une zone qui n’avait pas vu de présence draconique depuis des années. 

— Je t’emmerde, espèce de bête hideuse ! Pourquoi tu ne me laisses pas tranquille ?

Ces créatures ne revenaient pas sur leurs anciens champs de bataille. Jamais. 

Solitude.

Et surtout pas seules.

Seth eut soudainement envie de pleurer, terrassé par une vague de tristesse qui n’était pas sienne. Lui était en colère. Contre eux, contre lui-même, contre la créature. Sentant une pression énorme dans son crâne, le paralysant de la tête aux pieds, il tapa ses poings contre son front, en un geste frénétique et inconscient, malgré la douleur qu’il lui procurait - toujours plus bénéfique que la tempête qui était en train de le détruire de l’intérieur.

— Va-t-en ! rugit-il contre le mur de pierre. Dégage de là ! Dégage de ma… tête…

Il réalisa ce qui n’allait pas au même moment de l’explosion qui vint chambouler son monde entier.

La poussière mit plusieurs minutes avant de se dissiper, du moins c’était l’impression que Seth avait, ne sachant pas combien de temps il avait été inconscient. La toux qui vint le secouer manqua de le renvoyer au pays des songes et un gémissement de douleur glissa d’entre ses lèvres après la crise passée. Ses yeux irrités et larmoyants ne savaient pas où se poser. Que s’était-il passé ? Il se rappelait le moment où il avait perdu le contrôle, puis… Cette fois, ce fut un gémissement terrifié qui lui échappa, mais il serra aussitôt les lèvres pour ne pas faire encore plus de bruit. 

Parce qu’une silhouette se dessinait peu à peu à travers les décombres et la fumée. La première chose que Seth distingua clairement, ce furent les volutes que produisait le souffle saccadé de la créature. Puis son regard, cette fois bien fixe, remonta le long des naseaux pourpres. Sa tête était plus petite qu’il ne le pensait, mais suffisamment grande pour lui arracher un membre si elle le voulait. S’il avait été dans un autre état d’esprit, il aurait réalisé qu’il faisait face à un jeune, rien à voir avec les mastodontes de l’Ordre qu’il avait pu entrapercevoir.

Seth avait l’impression de mourir à chacun de ses battements de paupières qui cherchaient à soulager ses yeux meurtris. Il ne put retenir le son rauque et bas rempli de terreur de sortir de sa poitrine, lorsqu’il plongea son regard dans celui presque noir du dragon. Les iris bleus détonnaient étrangement, mais le jeune homme n’y pensa pas plus d’une seconde, submergé de toute part.

Rage, douleur, peur, solitude.

Seth se recroquevilla sur lui-même, son geste lent provoquant un souffle plus fort de la part de la bête. La douleur qu’il reçut en retour lui permit de s’ancrer dans la réalité, même si une part de lui aurait aimé disparaître dans les limbes et ainsi ne plus avoir à faire face à la mort incarnée. Mais cet éclat de lucidité lui permit de réaliser ce qu’il avait manqué durant ces quelques minutes de face à face : le dragon était étalé de tout son long sur le sol fragile. Sa queue disparaissait dans l’ouverture qu’il avait créée - d’où Seth pouvait voir le ciel noir et sans nuage - et il était couché légèrement sur le côté. Le jeune homme voyait sa cage thoracique, du même pourpre sombre que sa tête, se soulever lentement, difficilement. Était-il blessé ? En tout cas, il n’était pas dans une posture dominante, prêt à attaquer, à fondre sur lui pour le réduire en bouillis ou en cendre. 

Une flopée de questions inonda l’esprit de Seth. S’était-il blessé en fonçant aussi follement à travers le mur pour atteindre sa cible ? Même s’il était plus petit, son allure était loin d’être fragile. Dans ce cas, avait-il été blessé avant ? Et par qui ? Ou par quoi ? Des membres de l’Ordre ? D’autres dragons ? Cette dernière supposition lui paraissait absurde et– Un grondement menaçant sortit de la poitrine du monstre, ramenant le jeune homme dans l’instant présent. 

Voyant que le dragon ne bougeait pas malgré l’avertissement, Seth eut soudain l’audace de tenter de se relever, une autre question en tête. Pourquoi s’acharner autant pour l’atteindre ? Le jeune homme était tout sauf une menace pour la créature aux dents acérées et au souffle destructeur. Sa tentative fut cependant un échec alors qu’une autre vague de douleur plus conséquente le fut basculer sur ses genoux puis tomber à plat ventre, avec un cri bref de douleur. Être projeté avec la force d’un boulet de canon pouvait certainement faire des dégâts, plus que sa course poursuite précédente. En réponse, Seth vit les babines du monstre se retrousser pour former un râle menaçant.

— Ne me mange pas s’il-te-plait, souffla-t-il sans vraiment réfléchir à l’absurdité de sa supplication.

Sa nouvelle position d’infortune l’empêchait de voir le dragon clairement, et Seth sentait que s’il tentait de redresser la tête, il allait tourner de l'œil. Mais il pouvait sentir l’air glisser non loin, signe que la créature essayait aussi de se redresser. Elle n’allait certainement pas écouter sa demande pitoyable. Cette fois, il savait qu’il allait mourir. Alors il décida qu’il était mieux de fermer les paupières et d’attendre son sort funeste, s’abandonnant à sa douleur. À son grand bonheur, Seth se sentit glisser vers l’inconscience. Au moins il ne serait pas aux premières loges du barbecue qui se préparait.

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Emma_Ramfire
Posté le 18/04/2024
Toutes les émotions sont fortes, autant celles de Seth, et celles dont j'imagine, appartiennent au petit dragon. Jeune ou non, il doit être trop impressionnant, mais comment ne pas le prendre en pitié dans une telle description !

Etrange cette faculté que Seth a de ressentir les choses. Je me demande si c'est uniquement les dragons ou tout être vivant. Ca fait un peu penser aux liens dragons/dragonniers, donc à voir le pourquoi du comment !

En tout cas j'aime beaucoup, ça change du héros qui trouve un oeuf de dragon ! (même si on ne se lasse pas de Saphira !)
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