Chapitre 1

Par Miel

Un voile sombre et brumeux entourait la fille de Varnik. Elle entendait le bruit lent et fort de pas qui frappaient la terre rythmant les chuchotis des voix graves et douces. Sur la toile de vapeur, des ombres animées de toute taille s'esquissaient, se mouvaient, tournoyaient, tout près de la jeune fille, avant de s'effacer, balayés par le brouillard. Soudain, de ce mur de blizzard, jaillit une lance incandescente, une pointe métallique aux flammes écarlates. Elle fendit la barrière de nuées pour transpercer de son brûlant métal tout son être, froid et immobile.

Tout son corps reçut la fêlure infligée par la lame.

Il n'y avait plus que le feu.

Un feu ardent qui se propageait, embrasant son cœur, ses poumons pour s'étendre jusqu' à son être tout entier.

Tout en elle était flamme.

Flamme aux douleurs éternelles, cuisant la chair sans jamais pourtant la réduire en cendre. Et les maigres larmes naissant des yeux de Sorora peinaient à éteindre ce brasier.

Elle n'était plus que feu.

Ebranlement du cœur.

Sursaut du corps.

La sueur à la peau, Sorora s'éveilla. Elle palpa sa poitrine, devenue étrangement chaude, agitant ses mains de manière désordonnée, encore hantée par son rêve avant de lever les yeux vers le ciel. Les pupilles encore plissées, elle fut aussitôt aveuglée par une vive lumière. Ses paupières se refermèrent. Puis craintivement, elles se réouvrirent.

Et Sorora vit, caché derrière des piliers d'écorce et des voûtes feuillues, un soleil trônant dans l'azur couvrant son corps de ses rayons d'or comme pour réchauffer ce qui avait été gelé par la nuit.

La lame rouge.

Le rayon de soleil.

C'était donc ça, le feu.

Un grain de soleil projeté sur sa poitrine.

La jeune fille se releva, secouant la tête en maugréant à voix basse, et tâta le sol qui l'entourait en quête de la musette que lui avait confié Deturi.

« Si tu veux partir, ne rentre pas chez toi ce soir ou ta mère te retiendra » lui avait-il conseillé d'une voix presque vacillante, en fuyant du regard, avant de lui tendre une musette. « Tiens, prends ça. Je t'ai mis dedans tout le nécessaire dont tu auras besoin pour faire le voyage : eau de source, pain noir, fromage de brebis, boussole et plusieurs parchemins. »

A l'aveuglette, elle parvint finalement à se saisir du sac de cuir pour en extraire deux rouleaux parcheminés tenus par un ruban jauni.

« Le premier parchemin t'indique le chemin à suivre pour retrouver la clairière des roses de verre. Le second te fournit des éléments explicatifs, assez vagues, mais néanmoins importants sur ce qui t'attend. » lui avait-il précisé.

Tremblants, les doigts fins de la jeune fille s'empressèrent de défaire la lanière de tissus et déroulèrent le papier gondolant du second parchemin.

Un morceau de papier suffisait à lui rappeler Deturi, plongeant ses sombres pupilles dans ceux de jeune fille avant qu'elle ne le quitte.
L'inquiétude et l'impuissance avait transparu sur son visage.
Malgré lui, le vieil homme avait dévoilé sa faiblesse.
Lui, protecteur de la santé du village s'était révélé incapable d'éloigner la mort lorsque celle-ci s'annonçait sans bruit, menaçant la vie d'un père, d'une mère et d'une fille.


Face à ce souvenir, la fille de Varnik réalisa à quel point elle était seule.

Seule à porter sur ses frêles épaules le fardeau de trois existences.
Seule à espérer et à se battre.

 

Secouant la tête pour chasser ces idées, Sorora se concentra sur les lettres manuscrites, et commença à déchiffrer leurs arabesques.

Tout en lisant les premiers mots inscrits à l'encre noire, elle ne put s'empêcher de pincer les lèvres, mécontente. C'était intéressant, certes, mais ce n'était que des récits et des descriptions poétiques.
Il n'y avait aucun élément qui ne lui montrait d'une manière ou d'une autre comment traverser ces épreuves. Aucun élément. Simplement des faits. Une succession de fait. Rageusement, la jeune fille roula le parchemin, plissant la surface lisse du papier.

Brusquement, comme des voix dans l'horizon, des cris émergèrent du fin fond de sa mémoire.
Des hurlements hystériques percutant les parois des montagnes pour se disséminer dans le ciel en des milliers échos.
Sa mère. Sa mère avait compris qu'elle était partie.
Et sa voix avait retenti dans la plaine comme le dernier souffle des vivants, alors que Sorora s'éloignait de son village, au pas de course.

« Non, ma fille. » murmura alors Sorora pour elle-même « Les regrets ne servent à rien. Ils ne servent qu'à stagner, faire du sur place. »

Péniblement, la jeune fille se mit à genoux et se releva. Ses jambes vacillèrent en se dépliant.
A l'horizon s'étalait une multitude de roses vitrifiées qui miroitaient l'éclat du soleil.
D'innocentes fleurs, capables des plus grandes cruautés.
Et esquissant un premier pas, la jeune fille s'engagea sur la voie qui menait à elles.

Elle se fraya un chemin parmi les herbes hautes, écrasant au passage quelques pissenlits et marguerites qui se tenaient là. Et tandis qu'elle s'approchait de la clairière, elle sentit une ombre la précéder, un souffle s'ajouter au sien. Méfiante, elle tourna la tête plusieurs fois. Mais elle ne vit rien.

Le pas lourd, Sorora ralentit sa marche. La clairière semblait s'avancer vers elle à pas de velours, grossissant un peu plus à chacune de ses avancées et l'aveuglant par ses éclats, comme pour mieux l'affaiblir.
Arrivée enfin à l'orée de la clairière, la jeune fille entendit le tintement des pétales nimbées de lumière s'entrechoquant, secouées par le vent. Il se mélangeait aux bruissements des ailes des Hélicées, et à leurs gazouillements harmonieux.
Se tenant face à la rangée de rose, la fille de Varnik ne détachait cependant pas son regard des épines.
Des épines noires et mortelle injectant dans les veines des hommes un poison des plus fatals : les Brumes.

Doucement, Sorora déposa sa sacoche en cuir près d'un tronc d'arbre situé derrière elle pour s'aventurer dans le champ de fleur. Elle enjamba la première rangée de rose qui lui faisait face puis s'assit dans la terre boueuse.
A regret, ses mains quittèrent la glaise pour, petit à petit, s'approcher de la tige translucide et des épines obscures.


Concentrée, Sorora ne prêtait pas attention aux pétales, auréolés de lumière. Elle ne prêtait pas attention aux Hélicées qui voletaient en ronde, se pressant autour d'elle.
Ils sifflaient, chantonnaient un air qu'elle ne comprenait pas, et qu'elle ne voulait pas comprendre.

Comblant les espaces creux de la tige, les doigts de Sorora se posèrent délicatement sur les interstices qui espaçaient les pointes de verre.

La fraîcheur du verre fit alors frissonner sa main.
Désorientés par cette étrange impression, ses doigts se courbèrent malgré elle.
Sa chair se rapprocha dangereusement des épines.

Puis une entaille. La sensation d'un liquide chaud qui ruisselait sur sa chair.

Epouvantée, Sorora lâcha la rose qu'elle avait tenté de cueillir. Contemplant l'intérieur de ses mains, elle constata l'apparition d'une brèche rouge pourpre qui recouvrait l'entièreté de sa paume, encerclée par d'obscures fumées.

Les Brumes.

A peine Sorora eut-elle le temps de comprendre, qu'elle sentit un chaos retentir au sein d'elle-même.
Rendues confuses, ses pensées s'emmêlèrent entre elles.
Autour d'elle, le monde bourdonnait, vrombissait. Son cœur battait de plus en plus vite, de plus en plus en fort, et chacune de ses pulsations résonnait dans sa poitrine, heurtant ses côtes et oppressant ses poumons.
Brutalement, ses os se disloquèrent, se morcelant dans un bruit sourd tandis que des stries écarlates déchiraient sa chair, faisant apparaître de longs filets vermeils coulant sinueusement sur sa peau.

Le monde perdit de sa précision, floué par les larmes naissantes de la jeune fille.
Elle ne voyait plus que du rouge, un rouge qui embrassait les formes, recouvrait son corps et dévoilait l'ivoire, désormais fragmenté, caché par la peau. Un hurlement de douleur s'échappa de ses lèvres.

Dans la pénombre écarlate, un chant retentit.
Un chant mélodieux, rempli de promesses.

Le chant des Hélicées.
Comme envoûtée, Sorora écoutait leurs paroles tout en subissant l'effet des Brumes.

« Fuyez la douleur et l'amer,
Devenez nos sœurs et frères :
Agréable est la vie
Si vous optez l'oubli ;

Nous nous enivrons de rosée,
Nous gazouillons la journée,
Protégés par Aurore,
Nos ailes sont notre or.

Nos plumes pourpres et dorées
Nous permettent de voleter,
De tous nous amuser,
Pour toute l'éternité.
»


La jeune fille, broyée par les ténèbres, sentit tout son être céder aux voix des Hélicées.
D'une voix gutturale, Sorora commença à chuchoter un faible « oui ». Mais à peine avait-elle prononcé les deux premières voyelles qu'une main se plaqua sur sa bouche, imprimant sur ses lèvres la sensation du métal froid.

« Si j'étais toi, je ne renoncerais pas à mon humanité pour si peu, fit une voix douce aux inflexions graves. Sérieusement, virevolter à n'en plus pouvoir, et faire la corvée de jardinage tous les jours, tu appelles ça une vie, toi ? Personnellement, je pencherai pour l'appellation d'arnaque. »

Sorora poussa un grognement indistinct tandis que la main de l'inconnu s'éloignait de ses lèvres. Elle aurait voulu au plus profond d'elle-même mordre la paume de cet homme à l'humour douteux. Mais, dépossédée de ses forces et laminée par la souffrance, elle ne put que gémir.

« Tu veux que je te dise quelque chose ? Tu peux t'en sortir toute seule, sans l'aide de ces hommes-plumés. »
A l'énonciation du diminutif, les Hélicées émirent des sifflements de mécontentement.
« C'est simplement une façon de parler, les petits gars, on se calme, répliqua-t-il. »

La voix de l'inconnu se fit un peu plus basse, comme pour éviter d'être entendu par les protégés de la nymphe Aurore :
« Si tu leur donnes ton humanité,  tu vivras à leurs dépends. Par contre, si tu décides de te battre pour cueillir la rose, tu vivras libre. Il suffit simplement que tu regardes les pétales des roses. Elles détiennent en elles l'antidote. Oublie les Brumes, concentre-toi simplement sur les pétales.»

Désabusée, Sorora lança un regard sceptique en direction de la rose de verre qui revêtait désormais une coloration incarnate.
Le corps labouré par ses doigts et mutilé par les Brumes, la jeune fille ne voulait plus toucher à cette plante.

« Les épines ont déversé tout leur poison dans ton corps. Il n'y a aucune chance pour que tes souffrances s'amplifient. Tu dois me faire confiance. »

Sorora poussa un faible cri de protestation. Mais à peine le son avait-il eu le temps de franchir ses lèvres que sa poitrine se comprima violemment. Toussant avec force, la jeune fille crachota des gouttes écarlates qui arrosèrent le sol. Elle sentait un liquide au goût de métal affluer dans sa gorge pour gagner ses lèvres closes. Traversant ses dents d'ivoire, un long filet pourpre chemina sur son menton pour s'égoutter à l'extrémité de ses genoux, marquant un point final.
Le point final d'une vie.

« Je t'en supplie, ne te laisse pas mourir. Regarde les pétales et prends-les. »

Ereintée, la jeune fille rassembla ses dernières forces ; dans un ultime effort, ses pupilles se dirigèrent vers les pétales vitrifiés de la rose pour les contempler tandis que ses doigts s'agglutinèrent péniblement autour des coroles.
Et avec une absence de résistance qui déconcerta la jeune fille, la rose de verre se détacha de son terreau vaseux.

Au contact de sa peau, les dorures des pétales brillèrent d'un éclat plus vif. Leurs halos enveloppèrent la main de Sorora. Une chaleur soudaine embrasa les corolles de verre pour se répandre dans le corps grièvement blessé de la fille de Varnik. Des myriades de lueur germèrent, s'implantant au plus profond de la chair de la jeune fille.
Elle se sentit soudainement flamboyer de l'intérieur.
Il lui sembla que ces lumières se lovaient contre chaque fragment de son être comme pour le raviver : os fracturés, muscles déchirés, peau mutilée ; tout semblait s'accorder, se souder, fusionner le temps d'une étincelle.
 Le corps de Sorora irradia pendant quelques instants, durant lesquels des rayons d'or traversèrent sa chair, emportant avec eux la teinte rougeâtre qui recouvrait son être. Ses paupières se fermèrent tout doucement pour goûter à cette sensation nouvelle.

« Bienvenue dans le monde des vivants, gente demoiselle ! Tu verrais la tête des Hélicées, tu aurais l'impression qu'elles ont vu le Nain Poilu chevauchant son Dahu Puant », dit alors la voix qui s'était rapprochée, amusée par la réaction de Sorora.

S'ouvrant lentement, tandis que les Lueurs s'évanouissaient, les yeux de Sorora se figèrent de stupéfaction.

Devant elle, se dressait un jeune homme à la peau de métal et aux yeux d'acier. Mais le sourire aux lèvres, nullement perturbé par sa réaction, ce dernier enchaîna :

« Au fait, avant d'oublier de me présenter, j'ai plusieurs noms, tous très charmants, qui m'ont été conféré amicalement par certains hommes : La Statue, L'acier, Métallo, Tronche de Fer. Mais si tu le permets, pour toi, ce sera Chalibe. »

 

 

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