Trois mois plus tard.
Je sentais les gouttes de sueur glisser le long de mon dos, ma chemise en lin me collait à la peau et mon visage était aussi trempé que si je sortais d’une rivière. Malgré la chaleur étouffante, on m’avait habillée à la mode de l’Uhoria : par-dessus mon sous-vêtement, j’avais une robe-tablier en laine rouge, les bretelles étaient accrochées par des broches en bronze et une ceinture tissée dans un motif complexe ornait ma taille. Si l’on m’avait épargné la cape, on m’avait tout de même affublée d’un col en peau de lapin. Mes cheveux étaient savamment coiffés de multiples tresses décorées de bijoux en or.
J’étais un trophée que l’on apportait au roi Kontar. L’homme qui avait envahi mon pays, volé nos richesses, assassiné nos soldats, soumis nos femmes et nos enfants.
Avec moi, il y avait les trois filles du général Nafty Kanaan : Ameera, Masika et Safa, toutes trois destinées à habitées au harem de leur souverain. Leur destin était le mien. C’était là-bas que l’on m’emmenait aussi.
Durant le premier mois de ma captivité, les Sharianais m’avaient interrogée. Et malgré mon silence, ils avaient fini par apprendre que j’étais l’une des dames de compagnie de la reine d’Uhoria. Ils avaient voulu m’arracher des informations sur la famille royale, sur leurs secrets, sur leurs trésors. Mes mains gardaient des cicatrices de leurs interrogatoires. Après de longues semaines de torture, c’était le roi lui-même qui s’était invité à ses joyeusetés. Mon visage, jusque-là épargné par leurs sévices, avait plu au souverain, il avait donc décidé qu’il obtiendrait des réponses autrement : en me volant tout. Mon corps. Ma liberté. Mon âme.
J’avais alors quitté ma cellule pour gagner le palais de la famille Kanaan. Là-bas, on avait pansé mes plaies, habillée correctement et nourrie pour me faire retrouver un poids correct afin de plaire davantage à Kontar de Sharian. J’avais été enfermée dans une grande chambre, les poignets toujours entravés. C’était des domestiques qui me faisaient ma toilette et qui me coiffaient. J’étais devenue un objet, une poupée que l’on préparait pour le roi. Je n’étais plus rien, une simple chose que l’on manipulait à sa guise.
La seule consolation que j’avais, c’était de pouvoir écouter les conversations entre les servantes. J’avais feint de ne pas connaître le sharianais. Ainsi, les habitants du palais parlaient parfois sans tenir leur langue. J’avais pu grappiller quelques informations : le roi d’Uhoria, sa femme et leurs enfants étaient en fuite, introuvables. Kontar remuait terre et ciel pour les trouver, en vain. J’étais donc devenue sa source d’informations la plus sûre. C’était pour ça qu’il me trainait à Charsar, la résidence de ses femmes, ou plutôt leur prison. Il briserait mes dernières volontés pour obtenir ce qu’il voulait : les cachettes de mes souverains. Il avait compris que la douleur n’était pas mon ennemi. Il chercherait un autre moyen de me faire parler.
Je me promettais de choisir la mort plutôt que de trahir mon pays. Tant que mon roi était en vie, l’espoir était là. Je savais qu’il ferait tout pour reprendre l’Uhoria.
— Elle ne survivra jamais à Charsar, déclara Masika à Ameera, sa sœur aînée. Le soleil va brûler sa peau et peut-être que son corps entier succombera sous ses rayons.
Masika était la sœur du milieu et la plus hostile à mon égard. Même si je n’avais pas beaucoup vu la famille Kanaan, je savais qui je laissais indifférents et qui me détestaient pour représenter l’ennemi de leur royaume. Masika était de loin celle qui me portait le plus de haine.
Je me tournai vers elle pour la défier du regard. Les trois Kanaan étaient habillées de tenues légères : un pantalon ample avec une ceinture faite des pièces métalliques qui tintaient à chacun de leur mouvement, leur nombril était exposé aux yeux de tous, seule leur poitrine était couverte par un tissu brodé d’arabesques en or. Chacune avait sa couleur, vert d’eau pour Ameera, violet pour Masika et orange pour Safa. Leurs longs cheveux noirs étaient remontés dans un chignon qui dégageait leur nuque. La petite dernière n’avait que quatorze ans et ne disait pas un mot. Seules les deux plus âgées se donnaient le droit de bavasser. Safa me faisait de la peine, même si c’était une Sharianaise.
— Ne regarde pas ma sœur ainsi, me cracha Ameera.
Je devais tout de même faire croire que j’avais appris quelques mots de leur langue après plusieurs mois passés chez elles. Je levai le menton et tournai crânement la tête.
— Nous devons faire attention, elle a fini par nous comprendre, chuchota Ameera. Nous ne devons rien dire qui puisse trahir la Sharian.
— Les Uhoriens sont stupides, nous pourrions lui offrir des informations qu’elle ne comprendrait pas, persifla Masika. N’est-ce pas, dame Yrsa.
« Dame ». Dans sa bouche, c’était une insulte, elle pouvait tout aussi bien utiliser le mot « catin » ou « putain ». La seule chose qu’elle oubliait, c’était qu’elle allait au même endroit que moi. Tout comme moi, elle ne serait que l’une des prostituées de Kontar, une jolie poulinière qu’il prendra plaisir à posséder. La seule différence, c’était qu’elle acceptait cette vie, qu’elle avait été élevée pour être offerte à un homme. Alors que moi, je refusais d’être le jouet de quelqu’un et que j’avais toujours été libre de faire ce que bon me semblait.
Je ne daignais pas me tourner vers les sœurs, préférant reporter mon attention sur les dunes qui défilaient à travers la fenêtre du carrosse.
Après avoir quitté Nozuk, la capitale où vivaient les Kanaan, nous nous étions enfoncés dans la Kasda, le plus grand désert de la Sharian. Dans son cœur, il y avait une somptueuse oasis, c’était là qu’était le harem. Loin du danger que représentaient les autres hommes, loin de tout. Ainsi, personne ne songerait à s’enfuir. La Kasda assurait une mort assurée.
— Laisse-la, Masika. Son sort est déjà scellé. Une fois que le roi aura ce qu’il voudra, il la tuera.
— Et si elle lui donne des enfants ? s’enquit la cadette.
— Il les tuera avec elle. Il ne veut pas de bâtards de ce genre là, tu le sais. Elle n’est qu’un moyen de savoir où sont les membres de la famille royale uhorienne, un simple plaisir éphémère.
En entendant ces mots, je fis mon possible pour ne pas déglutir. Je devais faire comme si je n’avais rien compris.
Ameera et Masika continuèrent leur conversation durant tout le trajet. Safa restait aussi muette qu’une tombe. De mon côté, je réfléchissais au meilleur moyen de mettre fin à mes jours.
Dans la demeure de Kanaan, je n’avais jamais été seule et aucune arme n’était laissée à portée de main. Je n’avais eu aucune chance de me faire taire. Mais si je prenais la fuite maintenant, nul doute que les gardes qui m’escorteraient tenteraient de me rattraper et peut-être d’écarter le danger que j’étais.
Dix soldats nous accompagnaient en plus du frère des Kanaan qui avait tenu à suivre ses sœurs pour assurer leur protection. J’avais onze chances de me faire tuer. Je pris une profonde inspiration et voulus écarter le col en fourrure de mon cou. Levant les mains vers mon visage, je fis cliqueter mes menottes, amer rappel de ma captivité.
— On a chaud, petite sauvage ? grogna Masika.
Même dans leur tenue légère, les sœurs transpiraient. Il était certain qu’elles souffraient également, mais pas autant que moi.
— Comme vous, articulai-je dans un sharianais faussement approximatif.
— Mais c’est qu’elle a appris des mots ! s’écria-t-elle avec ironie.
Beaucoup plus que ce que tu crois, pensai-je.
Encore une fois, je préférais me détourner de leur stupide échange. Au milieu de l'oasis, un immense bâtiment blanc se dressait alors devant nous, entouré d’un haut et large mur en pierre immaculée.
Le carrosse s’arrêta devant. Mon instinct me disait que c’était le bon moment. C’était maintenant ou jamais. Si je me faisais enfermer là-dedans, je ne pourrais jamais m’échapper et je serais la prisonnière de Kontar.
Quelqu’un ouvrit la porte de la voiture, c’était Ishaq. Il prit délicatement la main de Safa pour la faire descendre, un doux sourire réconfortant se dessinait sur son visage alors que la benjamine semblait prête à pleurer, ses yeux sombres étaient brillants de larmes. Ses aînées quant à elles affichaient une profonde détermination. Elles quittèrent fièrement le carrosse.
— Dame Yrsa ? m’interpella Ishaq.
Je ne répondis pas, le regard de nouveau porté sur les dunes.
— Vous êtes en vie. N’est-ce pas suffisant ? Vous serez bien traitée ici, dit-il en uhorien.
Il avait un accent à couper au couteau. J’avais envie de lui briser les dents pour déformer ainsi ma langue.
Je me tournai vers lui.
— « Bien traitée », vraiment ? Votre roi a envahi ma patrie, il nous a tout volé. Aujourd’hui, il prend tout ce qu’il me reste et il va se servir de mon corps à sa guise. Je préfère encore mourir, lui crachai-je au visage.
— Je…
— « Vous » rien du tout ! Vous n’êtes qu’une vermine ! le coupai-je.
À ces mots, je me jetai sur lui, le poussant dans le sable. Je sautai par-dessus son corps pour courir dans le sable et m’éloigner de cet endroit.
Par pitié, tuez-moi, priai-je intérieurement.
Les sœurs hurlèrent de terreur. Quelqu’un donna des ordres aux soldats et je fus projetée à terre. Le sable était brûlant contre ma joue. Je hurlai de rage en me débattant.
— Cela ne sert à rien, Yrsa. Si vous fuyez, vous allez mourir, chuchota Ishaq.
— Et si c’est ce que je désire ? Laissez-moi fuir, Ishaq. Je vous en supplie.
Il ne répondit pas et me remit sur mes pieds alors que je continuais à me démener pour lui échapper.
Un soldat large d’épaules m’attrapa pour soulager Ishaq du fardeau que je représentais. Sa force m’empêcha de continuer mon cirque. J’étais perdue.
— Bien joué, Kanaan. Même si elle n’aurait pas pu aller bien loin sans eau. De très bons réflexes. Il est temps d’emmener ces dames dans leur nouvelle demeure, le roi sera ravi de cette nouvelle arrivée. Et toi, avance sagement, m’ordonna-t-il.
— Elle ne comprend pas le sharianais, répliqua Ishaq qui se tourna vers moi. Avancez, s’il vous plait. Si vous vous tenez tranquille, peut-être que le roi sera indulgent avec vous et qu’il vous prendra soin de vous. Il aime ses femmes, vous savez ?
J’avais envie de lui rire au nez. Mais son expression sincère m’en empêcha. Il croyait vraiment que son souverain était quelqu’un de bien. Ses iris couleur chocolat traduisaient une profonde admiration et une certaine affection. Il y avait aussi une pointe de pitié dans son expression, une pitié qui m’était entièrement destinée.
— Si vous aviez réellement de la compassion pour moi, vous m’auriez laissée mourir de soif dans ce désert.
Le soldat me tira vers les portes du harem. Les sœurs Kanaan avancèrent de leur propre chef.
Derrière nous, les dix Sharianais nous suivaient. Toute fuite était maintenant inenvisageable.