* * * * * *
Liliana Mayfair
Au lieu de prendre un cab, j'avais envie de découvrir l'Underground. Père en serait scandalisé, car la bonne société londonienne n'emprunte pas ce mode de transport d'ordinaire, mais les conventions sociales m'ennuient. En intégrant la Garde Royale, j’ai fui la demeure familiale pour gagner ma liberté. Les représentants de Sa Majesté suivent leurs propres règles, ce qui me permet de défier l'autorité paternelle.
Clement m'adresse un sourire amusé depuis le banc d’en face. J'avoue que notre élégance détonne au milieu des pantalons informes et des robes sombres. Les autres passagers, ouvriers et domestiques pour la plupart, n'ont pas l’habitude des hauts-de-forme et des jupes à tournure. La mienne me rappelle la couleur des feuilles en automne et ce brun-roux réchauffe un peu la pâleur de mon teint. Quand je vérifie dans la glace qu'aucune mèche rousse ne s'échappe de mon chignon, mes prunelles écarlates s'y reflètent.
— Vous êtes parfaite, déclare mon dena.
Sa gentillesse se répand en moi comme une douce chaleur. J'aimerais effleurer son visage d'ange en retour mais les bonnes meurs l'interdisent en public. Nous sommes tous esclaves de la politesse.
La sonnerie retentit, les wagons tressautent, puis le tunnel défile autour de nous. La locomotive utilise l'énergie souterraine et je me concentre pour percevoir la puissance qui nous entraîne. Mes mains se posent devant mon ventre, mes paumes s'ouvrent vers le ciel, et la ligne de force fourmille au bout de mes doigts. Le médaillon des Gardes Royaux se balance contre mon corsage au rythme de ma respiration. Méditer dans cette position m'aide à retrouver mon calme.
Clement profite du trajet pour relire la lettre de son ami d'enfance. Ces lignes écrites à la hâte traduisent le désarroi de Monsieur Southall ; sa belle écriture tremble et une tache macule le coin droit. Mon compagnon craignait que je ne le prenne pas au sérieux, mais les sarcasmes ne mènent à rien. Enfant, j'ai trop souvent vu maman pâlir quand Père tournait la sensibilité des denas en ridicule. D'ailleurs, Monsieur Southall n'avait jamais évoqué son agression auparavant, encore moins pour solliciter de l'aide, et je me fie à l'opinion de Clement. Espérons que Lord Westminster en fera autant.
Plongée dans mes pensées, je ne prête guère attention aux allées et venues des passagers. Aucun pickpocket n'oserait s'en prendre à un Garde Royal. Pourtant, une voix aigrelette s’adresse à moi :
— Eh, M’dame, z’êtes toute pâlotte ! Un peu d’énergie ? J’la vends un pence la minute, presque rien pour une lady !
Je considère avec stupeur la gamine qui m'apostrophe. J’ai déjà croisé des prostituées, mais jamais d’aussi près. Son visage reflète le dénuement qui règne dans les quartiers mal famés de Londres. Je ne lui donne même pas quinze ans, pourtant ses traits se flétrissent déjà. Elle se déhanche sous sa robe chiffonnée et sa moue provocante m’effare. Je distingue ses veines sous le fard dont elle s’affuble pour dissimuler les traces de succion. Ceux qui aspirent sa force vitale contre un peu de monnaie ne s’embarrassent pas de délicatesse ; à force de pomper, ils dilatent ses canaux énergétiques. D’ailleurs, je distingue un hématome au creux de son poignet.
Elle le dissimule sous sa manche élimée, se redresse et bombe le torse.
— J’suis une bonne productrice. À dix ans, j’nourrissais déjà ma mère et mon frère ! Alors belle dame, vous voulez goûter ?
— Non, sans façon.
Pauvre gamine. Sa fierté en lambeaux me consterne et ses boniments m’écœurent. Clement la fixe d'un air plein de pitié au lieu de s'en offusquer. Je dévoile le cou de la petite d'un geste vif. Sous les mèches filasse, une vilaine ecchymose marbre la carotide. Elle laisse donc ses clients boire à la gorge, peut-être même à l’anahata ! Je frémis en songeant qu’elle confie son corps et sa vie à des inconnus.
Je sors un shilling de mon réticule en regrettant de ne pouvoir faire davantage.
— Repose-toi. À ce rythme, tu ne vivras pas longtemps.
La gamine referme son poing sur la pièce et s’esquive sans demander son reste. Tout à coup, j’étouffe dans le wagon bondé. Les effluves de sueur et de parfum bon marché m’oppressent. Clement tapote mon genou.
— Descendons au prochain arrêt. Puisqu’il fait beau, autant nous dégourdir les jambes.
*****
Certains l'appellent le Chien de garde car il veille, tel un dogue, sur la sécurité de Sa Majesté ; d’autres prétendent qu'il ne s'exprime qu'en aboyant. Il ne dirige pas les Gardes Royaux d'une patte de velours, mais nous lui devons notre position unique dans la société ; il a gagné nos privilèges et nos passe-droits, notre prestige et notre liberté d'action. Lord Westminster examine son cigare avant de l'allumer. Il le tourne entre ses doigts épais, le passe sous son nez camus, puis le porte à son oreille. Je suppose que le cylindre brun craque à sa convenance, puisqu’il hoche la tête avec satisfaction. Sa veste noire donne de l'allure à son corps trapu. Malgré son rang, il ne porte aucun bijou sinon son alliance et une montre à gousset, dont la chaîne dépasse de son gilet. Les lignes de sa mâchoire ressortent dans son visage rond, au front dégarni. Ses yeux nous épient sous ses sourcils broussailleux. Ils semblent presque bruns, mais j'y distingue les éclats bordeaux qui signalent sa nature de lyne.
Enfin, il salue Clement d'une inclinaison du buste et me présente le coffret grand ouvert :
— Servez-vous ma chère, dit-il d'un ton bourru. Et prenez un cognac.
— Je préférerais du thé, si vous le permettez.
Clement déteste l'odeur entêtante du tabac, surtout qu'il lui est interdit d'en consommer. Les lynes fument et boivent librement, mais pas les denas, car ces substances altèrent le goût de leur énergie. Ma nature comporte tout de même des avantages.
— Quel dommage... grommelle mon interlocuteur. Décidément, les buveurs de tisane ne savent pas apprécier les bonnes choses.
Pour toute réponse, je lui adresse une profonde révérence. Lord Westminster traverse son bureau à pas lourds, entrouvre la porte et hurle « Du thé ! » à l'intention d'un domestique. Il se sert un grand verre de cognac, puis se plante dos à la cheminée.
— Félicitations, Lady Mayfair, le quartier sud dort sur ses deux oreilles grâce à vous.
— Merci Monsieur.
— Et votre blessure ?
— Je me porte à merveille.
Je regrette qu'il aborde ce sujet et mes yeux se tournent vers Clement. Mon compagnon fixe le tapis, sourcils froncés et je devine qu'il se blâme encore. Cette nuit-là, nous tenions enfin notre cible. Ce cambrioleur sans scrupule s’introduisait chez les bourgeois pour s’emparer de leurs biens, en tranchant une ou deux gorges si besoin. Nous pensions qu’il agissait seul, à tort. Son dena m'a poignardé dans le dos lors de l’arrestation. J’aurais dû sécuriser les lieux et débusquer le complice caché derrière un rideau, au lieu de me fier à une intuition, mais Clement se sent plus responsable que moi. Il se reproche de ne pas avoir tiré à temps. Moi, je préfère qu'il garde son revolver dans sa poche.
Lord Westminster n’insiste pas.
— Installez-vous, grogne-t-il. L’affaire des Maldives cause de sacrés remous. La presse s’en est emparée et les braves gens crient au scandale. Sa Majesté elle-même y accorde une attention particulière.
Clement s’assoit sur le canapé vert olive, le dos bien droit, et je choisis l’un des deux fauteuils. L’odeur du cuir se mêle à celle du cigare.
— Ces crimes sortent de l’ordinaire, dis-je d’un ton calme. Qu’en pensez-vous, Monsieur ?
— Exterminer les lynes à la naissance ! Élever les denas comme du bétail ! Quelle horreur ! Cette tueuse a perdu toute humanité, ma chère. Où qu'elle se cache, l'honneur et la morale nous imposent de l'arrêter.
Un domestique frappe à la porte et nul ne s’exprime tandis qu’il sert le thé. J'en déguste une gorgée avant de reprendre la parole.
— L’enquête avance-t-elle ?
Mon interlocuteur engloutit un sandwich au concombre en une bouchée.
— Non, cette satanée violeuse nous a glissé entre les doigts sans laisser de trace. Pas de famille, pas de nom, et des descriptions sommaires. Mais les malades comme elle ne peuvent pas s’arrêter. Elle commettra une erreur.
— Je vois.
— Votre hypothèse me plaît bien, grommelle-t-il. Mon secrétaire a ressorti le dossier Surat des archives et les périodes concordent. D’abord, une série de meurtres dans cette province, puis une longue fuite vers le sud de l'Inde et l’arrivée sur l'île quatre ans plus tard.
Le visage de Clement s'éclaire. Puisque Lord Westminster s'intéresse au témoignage d'Amiya Southall, il se permet d'intervenir :
— Et les signalements ?
Le Chien de garde lape le fond de son verre d’un air dégoûté.
— Une grande brune au teint sombre, ce qui correspond à la moitié des femmes indiennes ! Mais les manières de procéder se ressemblent. En général, les violeurs perdent leur sang-froid quand la soif d’énergie brûle leurs entrailles, mais celle-ci exécute ses victimes avec une efficacité impressionnante.
— Pensez-vous qu’elle soit retournée à Surat ?
— Je ne dispose d’aucun élément en ce sens. Les déductions de votre ami s’inspirent de ses émotions et non de preuves concrètes. Une logique bien naturelle, de la part d’un dena.
Mon compagnon se détourne et j'interviens d’un ton apaisant.
— En conclusion, même s’il s’agit de la même violeuse, elle peut se trouver n’importe où à l’heure actuelle.
— Tout à fait, ma chère, et je ne veux négliger aucune piste. Pourquoi ne pas rendre visite à Amiya Southall ? À part lui, aucune victime n’a survécu à la tueuse de Surat. Si votre théorie se confirme, son témoignage pourrait nous aider.
— Je me tiens à votre service.
— S’il sait tenir un crayon, demandez-lui un portrait.
Lord Westminster nous congédie d'un geste amical de la main avant de passer au dossier suivant.
Dès que nous franchissons la porte de son bureau, Clement ne cache pas sa joie à l'idée de retourner en Inde, par contre il se montre plus réservé concernant son ami.
— Amiya dessine bien, mais il n’évoque jamais son viol. C'est un souvenir horrible et il déteste la sollicitude malvenue.
— Pensez-vous qu'il acceptera de coopérer ?
— Je l'ignore, soupire-t-il. Nous risquons de rouvrir une blessure très douloureuse.
*****
Clement s’assoit sur le rebord de la fenêtre, une partition entre les mains. Sa tempe s’appuie contre les rideaux bruns et un rai de lumière met en valeur les doux contours de son visage. Il tourne la page et repousse les cheveux blond foncé qui ondulent sur son front. Ses doigts tapotent le papier jauni, ses paupières se plissent, il chantonne à mi-voix… Je ne me lasse jamais de ce spectacle.
Soudain il consulte sa montre, les sourcils froncés.
— L’horloge retarde, Liliana, il faudrait la recharger.
En effet, le cadran et la rose dorée qui l’entourent ont perdu tout éclat. J’ouvre le boitier, puis glisse mon index derrière les engrenages, là où siège une pile minuscule. Je relâche l’énergie goutte après goutte pour ne pas abîmer le mécanisme délicat. Bientôt les fleurs brillent et les aiguilles tournent avec entrain.
— Vous ne partez pas ? demande mon dena.
Je lisse ma jupe sans nécessité. Le tissu gris bordé de dentelle s’assortit à mon humeur morose. Pourtant, le corsage met ma minceur en valeur et j'aime les plis raffinés des jupons, d'où pointent mes bottines à boutons. En fait, le problème ne vient pas de ma tenue.
— Clement, j’aimerais t'emmener avec moi.
— Vos interminables repas de famille ne me tentent guère, je préfère jouer du violon à la maison.
— Tu ne comprends pas ! Je voudrais que Père nous accorde enfin son consentement !
Mon compagnon bondit sur ses pieds et me serre dans ses bras. Il partage mon chagrin en songeant au titre qui nous sépare. Pour l’héritière des Mayfair, épouser le fils d’un bourgeois serait déchoir. Père s’oppose à notre relation, tout comme à ma décision d’intégrer la Garde Royale. Il m’a prédit un échec, puis une rupture, en m’accusant de déshonorer mon nom. Trois ans se sont écoulés, mais je ne me lasse ni de mon métier, ni de mon compagnon. Par mon sang, je ne céderai pas !
Les yeux marine de Clement croisent les miens. Lorsqu’il soupire, le grain de beauté niché au coin de sa bouche frémit.
— Patience, le temps joue contre lui.
— J’ai essayé mille fois de le convaincre, mais il ne m’écoute pas.
Mon dena perçoit ma détresse. Il saisit ma main et la porte à sa gorge. Dès que nos peaux se touchent, un flux d’énergie délicieux déferle en moi. Cette tiédeur, cette odeur de chocolat, ce goût de vanille, je ne saurais vivre sans. Mon corps se détend, mon esprit s’apaise. Une fois rassasiée, je cesse de boire et Clement porte mes doigts à ses lèvres.
— Ne lui cherchez pas querelle. Même si Lord Mayfair ne tolère pas que sa fille conteste son autorité, vous ne dépendez plus de lui. Il se résignera.
*****
— Vous voilà enfin ! lance Neil dès que je franchis le seuil de la demeure familiale.
— Votre impatience me touche, cher petit frère.
D’habitude, Neil clame qu’il mesure deux têtes de plus que moi, mais aujourd’hui cette plaisanterie ne l’amuse pas. Il traverse le vestibule d’un pas rapide et ses souliers claquent contre le carrelage en marbre.
— Liliana, je dois vous prévenir. Père a invité Lady Kensington et son fils. Ils arriveront bientôt.
L’inquiétude qui vibre dans sa voix m’alerte, pourtant je n’éprouve que de la surprise. J’emploie un ton léger tandis que le valet récupère mon manteau, mon chapeau, mon parapluie et mes gants.
— Pourquoi convier de simples relations à notre déjeuner du dimanche ? D’habitude, Père n’aime pas déroger aux traditions.
Neil passe la main dans ses cheveux roux ; il les plaque en arrière, mais des mèches rebelles retombent sur son front. Sous ses sourcils froncés, ses yeux gris pâle cherchent les miens.
— Pour vous marier. Le jeune homme descend d’une famille noble. Un héritage conséquent, une éducation parfaite, une excellente énergie, il incarne le gendre idéal.
En un instant, je redeviens l’enfant qui vivait ici. Combien de maris modèles mon père m’a-t-il présentés ? Je me souviens de ces rencontres avec horreur. Il fallait sourire sur commande, me tenir droite, afficher mon éducation et mes bonnes manières. J’ignore ce qui m’affligeait le plus : assister au supplice du garçon jugé par Lord Mayfair, ou subir l’examen de ses parents.
La rage accumulée durant toutes ces années m’envahit. Je ne suis plus la fille soumise d’autrefois ; Liliana Mayfair, la Garde Royale, ne se laisse pas manipuler.
— Comment ose-t-il ?
— Vous connaissez Père, souffle Neil d’un ton désolé. Il ne recule devant rien pour atteindre ses objectifs. Mais vous pouvez endurer ce déjeuner sans y donner suite.
Je fusille mon frère du regard. Excepté sa taille, tout en lui me rappelle la docilité de Mère. Il a hérité d’elle la couleur de ses yeux et de ses cheveux, mais surtout sa nature de dena et sa douceur de caractère. Parfois, sa résignation m’exaspère.
Je me tourne vers le valet :
— Henry, rapportez mes affaires. Je rentre chez moi.
— Mais Mademoiselle…
— Sur-le-champ !
Ma voix a claqué et le domestique se hâte.
Lord Mayfair apparaît en haut du grand escalier qui dessert le premier étage. Un sourire sarcastique étire mes lèvres en remarquant son costume noir, qui se découpe sur le marbre clair. Depuis quand porte-il le frac pour un repas de famille ?
Père ne descend pas les marches pour m'accueillir. Non, il s'appuie contre la balustrade en pierre et me toise de toute sa taille, tel un aigle juché sur son aire. Lorsque je me redresse, nos regards s’affrontent. Nous avons tous deux les prunelles écarlates des Mayfair, cette teinte si particulière transmise de lyne en lyne depuis des générations.
— Ne partez pas ! gronde le lord depuis son perchoir. Je vous l’interdis !
Je devine que le valet a couru informer son maître. Dès que je me tourne vers lui, le pauvre Henry se recroqueville d’un air coupable. Je rassemble ma dignité et lève le menton en direction du chef de famille.
— Au revoir. Dites à mère que je l’embrasse.
— Liliana ! hurle-t-il. Ma patience touche à son terme.
Les échos de sa voix résonnent dans le hall tandis que j’arrache mon chapeau des mains du domestique. Père agrippe la rambarde et ses pommettes se teintent de rouge.
— Je ne tolérerai pas plus longtemps vos lubies ridicules, ajoute-t-il d’un ton véhément. Ma fille, l’heure est venue d’assumer vos responsabilités. Le devoir vous impose de concevoir un héritier.
— Un héritier ? Un pantin dont vous modèlerez la vie comme vous essayez de régenter la mienne ? Non, je n’imposerai pas ce fardeau à mes enfants. Je ne sacrifierai ni mon bonheur, ni le leur, sur l’autel de l’honneur familial.
Lord Mayfair contrôle mal sa colère. Son énergie malsaine se répand autour de lui et le marbre se fissure sous ses doigts. Neil pousse un soupir douloureux, il déteste les disputes et celle-ci laissera des traces. Pour ma part, je repousse la terreur enfantine qui me terrassait autrefois. Père ne m’a jamais touchée, mais la violence de son aura m’affolait ; je cédais de peur qu’il n’explose.
— Vous atteindrez bientôt vingt ans, l’âge propice au mariage, crache-t-il avec mépris. Souhaitez-vous rester vieille fille ?
— En aucun cas. J’épouserai l’homme que j’aime et qui vit avec moi.
— Ce bourgeois parvenu ! Ce fils de marchand de tapis ! Je n’y consentirai jamais !
L'insulte se coince en travers de la gorge. Je suis un Garde Royal, j’ai appris à me battre et j’ai affronté des criminels endurcis, pourtant mon calme s’évanouit face à celui qui m’a donné la vie. J’ai tant espéré qu’il me comprenne. Même si cet espoir s’envole comme une feuille au vent, je réponds sans trembler.
— Aussi me passerai-je de votre approbation. Ma patience touche à son terme, elle aussi.
Alertée par les éclats de voix, Mère se précipite.
— Ma chérie, il ne s’agit que d’un déjeuner !
Lorsqu’elle descend les marches d’une démarche mal assurée, ses boucles rousses tanguent autour de son visage. Elle m’embrasse tendrement, pourtant mon cœur s’embrase. De près, je distingue ses cernes sous la poudre blanche, sa pâleur maladive sous la poudre rouge. Le brocart de sa robe ne saurait me dissimuler sa maigreur et son état de fatigue. Lord Mayfair boit trop. Il n’a jamais su refreiner son appétit d’énergie, même à ma naissance, quand Mère s'est retrouvée avec deux lynes à nourrir. Épuisée par sa grossesse, elle donna sans compter, ni prendre garde à sa santé chancelante. J’appris dès mon plus jeune âge à me restreindre pour l’épargner, mais elle n’a pas retrouvé ses forces et sa fragilité me touche plus que la colère de son mari.
— Prenez patience, me souffle-t-elle à l’oreille, ne partez pas. Je me faisais une joie de partager ce repas avec mes enfants ! La cuisinière a préparé la tarte que vous aimez tant.
Ma volonté vacille. J’aimerais tant lui accorder ce plaisir ! Mais je songe à Clement, aux plans sournois de Père pour me séparer de lui, et ma détermination renaît de ses cendres.
— Je reviendrai demain si vous le souhaitez. Pardonnez-moi, vous savez combien je déteste les rencontres arrangées.
— Ma chère Liliana, souffle-t-elle d’une voix suppliante.
Pour toute réponse, j’enfile mon manteau. Mère s’accroche à mon bras, tandis que Père m’accuse de le déshonorer. Ses reproches ne m’atteignent pas et je me contente de tendre la main vers mon parapluie.
— Henry, retenez-la ! tonne Lord Mayfair.
Le valet se fige. Je profite de sa stupeur pour récupérer mon bien et lui tapote l’épaule :
— Je vous le déconseille, mon ami. Lever la main sur un Garde Royal est un crime de lèse-majesté.
La porte résiste lorsque j’essaie de la tirer. La poignée tourne, la serrure n’est pas fermée, mais le maître des lieux bloque la sortie. Je sens son énergie peser contre le battant en chêne. Essaie-t-il de m’impressionner, de me retenir contre mon gré ? Quelle farce de mauvais goût !
Lorsque je le fixe par-dessus mon épaule, son air satisfait exacerbe ma fureur. Ma voix tremble de rage.
— Libérez-moi, ou je force le passage.
— Pas de menace, Liliana. Pour une fois, vous allez m’écouter !
La magie bout dans mes veines. Elle afflue et je la jette en avant comme un bélier. D’une pression, d’une seule, je brise la barrière de mon père. Le bois se fend. La porte explose. J’attire mère contre moi pour la protéger des fétus aiguisés, puis dépose un baiser sur sa joue. Elle pousse un cri de surprise après coup.
Vite, je la relâche et franchis le seuil de la maison. Au moment où je foule le trottoir, un bel équipage s’y arrête. Les nouveaux arrivants fixent d’un air pantois les copeaux qui constellent le carrelage, le chambranle éraflé et la poussière qui macule ma robe. J’effectue une profonde révérence pour dissimuler l’éclat de rire qui me monte aux lèvres.
— Lady Kensington, je vous prie de bien vouloir m’excuser. Un malheureux incident vient de se produire et je dois m’absenter. Mais Lord Mayfair vous attend. Je vous souhaite un agréable déjeuner en sa compagnie.
*****
Clement retient son chapeau d'une main, tandis que son foulard claque au vent. La plupart des passagers admire le paysage dans les salons du dirigeable, une tasse de thé à la main, mais j'aime me tenir sur la passerelle arrière. La bise fouette mon visage, le ballon frissonne au-dessus de ma tête et la toile blanche scintille au soleil. Accoudée contre le bastingage, je m'imprègne des courants qui traversent l’azur. Les nuages glissent le long de ces fils invisibles et je me sens aussi légère qu'une fleur de coton. Voler vers l’Inde m'emplit de joie. J'ai hâte de découvrir ses parfums, ses goûts et ses couleurs, loin de l'étiquette rigide qui règne en Angleterre. J'espère que notre rencontre avec Monsieur Southall se passera bien. Il a dû changer au cours des six dernières années et Clement ne reconnaîtra peut-être pas son ami d'enfance.
— Regardez, s'écrie-t-il, voilà la mer !
En effet, les petits carrés des champs laissent place à l'immensité bleue. Je sens dans mes os la puissance de la houle qui se mêle à celle du vent. Lorsqu’une bourrasque me projette en avant, je m'agrippe à la rambarde pour ne pas tomber. Soudain, le sol semble très bas. J'imagine une chute infinie, un frisson me parcourt et la lassitude m'envahit. À la réflexion, j'apprécierais un thé bien chaud.
Mon compagnon éternue et je remets en place la cravate vaporeuse qui protège son cou. Il me fixe avec un grand sourire, ses mèches folles dansent sur son front, et je le gronde d'un ton faussement sévère.
— Couvrez-vous, vous allez prendre froid !
Ses doigts guident les miens vers sa carotide. Il rétorque d'un air malicieux :
— Que craignez-vous le plus, Lady Mayfair, un rhume ou la convoitise des autres lynes ?
— Je crains surtout vos manières déplorables !
Nous pouffons ensemble, comme deux gamins, puis il insiste d’un ton très tendre :
— Bois, Liliana. Tu en as besoin.
Certes. J'ai soif, mais mon esprit reléguait cette sensation au second plan. J'ai appris à l'ignorer depuis si longtemps. Lorsque j'effleure la gorge de Clement, un flux tiède se répand en moi. La plénitude qui m’envahit écarte la fatigue et le froid. Cet homme perçoit mes besoins avant moi, son énergie me comble, nul ne le remplacera. Je me blottis contre lui sans me soucier des convenances et ses bras m’enlacent en retour. Les mots que je ravale depuis si longtemps me brûlent les lèvres.
— Quand nous rentrerons à Londres, épouse-moi.
Il me dévisage avec surprise.
— Et le consentement de Lord Mayfair ?
— Père ne cédera pas et son avis m'importe peu. Je ne supporte plus d'attendre. Je t'en prie !
L'étreinte de Clement se resserre.
— Oui, murmure-t-il dans mes cheveux.
Mon cœur bat à tout rompre et les mots s’étouffent dans ma gorge. Des larmes d’émotion me montent aux yeux tandis que j’enfouis mon front dans son manteau en feutre. Le rire de Clement roule sous mon oreille.
— En doutais-tu ? demande-t-il gaiement.
— Non, mais je t’aime tant.
— Voilà une déclaration très franche, de la part d’une lady.
Blottie contre lui, j’avoue le malaise qui me hante chaque jour :
— Au fond, je n’en suis pas une. Je déteste les faux-semblants.
— Tu es une Garde Royale, Liliana.
Les mots de Clement me réconcilient avec moi-même et je me sens délivrée d’une imposture qui dure depuis ma naissance. Ivre de bonheur, je me tourne vers le paysage. Le dirigeable glisse entre mer et ciel ; aucune île, aucun nuage ne trouble le bleu de l’horizon. Nous atteindrons notre destination dans une dizaine de jours. Qui sait ce qui nous attend là-bas ?
Me voilà arrivée sur ton histoire !
J’ai eu un petit bug au début : tu parles de Clément, puis d’un déna, et il m’a fallu quelques lignes pour comprendre qu’il s’agissait de la même personne. (j’ai cru au début qu’il y avait trois personnages)
A part ce petit détail, J’ai beaucoup aimé ce premier chapitre. Tu trouves bien ton rythme , on fait connaissance des personnages principaux, et la poursuite à la tueuse/violeuse est d’ores et déjà lancée.
La scène familiale nous dévoile le caractère bien trempé de ton héroïne, tout en nous montrant les traditions de son monde. Elle ne s’en laisse pas conter !
Je me suis demandée pourquoi Clément et Liliana se vouvoient ou tutoient selon les moments. J’imagine que c’est un jeu entre eux. Ça ne m’a pas vraiment dérangée, mais je le signale à tout hasard. La fin du chapitre est très romantique, avec cette promesse de mariage. On imagine qu’il va s’en passer des choses, avant que cela ne se réalise…
Bref, tout cela démarre très bien, le style est très fluide et on se sent déjà embarqués vers la grande aventure.
(j’ai plus de réserves sur le prologue, je te mets ça par écrit, une fois décanté…)
Détails
les copeaux qui constellent le carrelage : je ne suis pas sûre qu’on puisse parler de copeaux, ici.
La plupart des passagers admire le paysage : plutôt un pluriel ici
Je vais réfléchir à tout cela tranquillement, merci !
<br />
J’aime bien l’emploi de la première personne et même le présent qui lui d’habitude n’est pas ma cup of tea (pour rester dans l’ambiance Angleterre coloniale). Sinon les phrases sont harmonieuses, l’immersion au début du récit fonctionne et les personnages sont émouvants. J’ai moins accroché sur l’enjeu émotionnel autour du mariage de Liliana, mais seulement parce que j’avais lu le résumé et que je savais d’avance que Clement allait mourir L Cette partie pourrait être enlevée du résumé pour éviter que le lecteur ne s’attache pas au couple en sachant d’avance que Clement nous quitte rapidement.
Des peccadilles en lisant à vérifier :
Il n’a jamais su refreiner son appétit d’énergie>refréner
pour s’accaparer l’énergie des donneurs >je me demande si s’accaparer quelque chose est une formulation correcte même si ça sonne mieux qu’accaparer quelque chose
Je me rappelle de ses boucles brunes> je crois que le de est superflu
Et une question que je me pose depuis un certain temps, tu sauras peut-être m’apporter la réponse. Dans les parties au passé tu emploies l’imparfait + passé composé à valeur de passé simple, mais tu as quand même quelques verbes au passé simple : on peut mêler les trois ? Euh désolée pour cette question de pure conjugaison ;) Ah ce français !
Un grand merci pour ce moment de lecture et préviens-moi quand ce sera publié ;)
Tu as raison, j’en dis trop dans le résumé, mais je n’ai pas réussi à le modifier. Arg !
Merci pour les fautes à corriger. En ce qui concerne la conjugaison, c’est le passé composé qu’il faut utiliser et non le passé simple. Il ne vaut mieux pas mêler les trois et j’ai corrigé le texte en conséquence. Encore merci d’avoir repéré cette erreur.
J'aime bien ton héroïne, et la relation qu'elle a avec son amoureux qui sort un peu de l'ordinaire (le fait qu'ils soient déjà en couple quand l'histoire commence, que le personnage féminin soit le plus "solide" des deux etc).
J'ai beaucoup aimé la scène au début avec la... prostituée ? Prendre l'énergie des Dena est considéré comme quelque chose de sexuel alors, d'ou le terme "viol"; j'imagine. J'ai hate d'en savoir plus ! Et de rencontrer le malheureux Amiya...
BON, PAR CONTRE !
J'ai lu le résumé en diagonale avant de cliquer sur ton histoire. Pour retrouver le prénom de Amiya (j'ai lu dans le train, j'attendais d'être chez moi pour commenter et entre temps je l'ai oublié) je suis allée relire ce résumé à l'instant et... je crois que t'en racontes un peu trop, dedans ! J'aurais préféré ne pas savoir ce que je viens de lire ! Enfin bon, c'est un détail. J'attend quand meme la suite, je suis intriguée !