Amiya Southall Dhoraji
Quand les enfants s'endorment, la grande maison s'apaise. Le globe suspendu au plafond diffuse une lumière tamisée dans la salle de musique et la fraîcheur nocturne entre par la porte-fenêtre. Je m'appuie contre l'encadrement peint en bleu pour savourer cet instant paisible.
La nuit tombe sur la jungle. Au loin, la masse sombre des arbres se confond avec l’horizon. Les champs de coton qui entourent la propriété ont fleuri et je distingue les boules duveteuses qui s'échappent des capsules brunes à la lumière de la lune. La récolte s'annonce bonne si les parasites l'épargnent.
À cette heure-ci, Madame Bloomsbury tient les comptes. C'est elle, la dena, qui dirige la plantation depuis le décès de son mari. Le pauvre Monsieur ne s'est jamais remis de la typhoïde.
Je me détourne du paysage à regret. Encore un effort et je pourrai regagner ma chambre ! Je me glisse sous le piano à queue pour ramasser les baguettes de tambour abandonnées par le jeune monsieur Abel. À deux ans, cet enfant apprécie tout objet susceptible de produire du bruit. Pour ma part, j'ai l'impression qu'un percussionniste enragé se défoule à l'intérieur de mon crâne. Mes maux de tête ne faiblissent pas depuis trois jours.
Les partitions qui s'étalent sur le pupitre m'indiquent que Miss Helen et Miss Margaret ont travaillé leur sonate à quatre mains. Je les range dans les casiers, place le tabouret sous le clavier, puis referme le couvercle avant d’aller me coucher.
Maman ouvre la porte sans frapper et se plante sur le seuil. Son sari brun foncé s’accorde aux tatouages au henné qui ornent ses mains. D’après elle, ces arabesques et ces motifs floraux favorisent la circulation de l’énergie. Je la contemple sans la saluer, surpris par cette visite inattendue, et elle pose ses poings sur ses hanches :
— Eh bien mon fils, quel accueil chaleureux ! s’écrie-t-elle en hindi.
Son exclamation transperce mes tempes endolories et je serre les dents en effectuant le namasté à hauteur du visage. Son expression demeure solennelle, mais son regard bordeaux s’adoucit.
— Je suis venue soigner le majordome, explique-t-elle. Encore une crise de malaria.
— Tu as pu le soulager ?
— Bien sûr, répond-elle d’un ton sévère. Avec de la quinine pour le corps et un massage pour l’équilibre des énergies vitales, la fièvre est tombée.
Ma mère pratique un savant mélange de médecine anglaise et d’ayurveda. Elle a étudié les soins traditionnels avec son père et les techniques occidentales avec un docteur blanc. Même si certains colons la méprisent, sa sagesse est reconnue dans toute la province ; les patients qui la consultent viennent parfois de loin.
— Et toi, comment te portes-tu ? demande-t-elle. Tu n’as pas rendu visite à tes parents depuis longtemps.
— Mes migraines reviennent sans cesse.
Elle désigne le tabouret du piano.
— Assied-toi et enlève cette chemise pour que je t’examine.
Les boutons roulent entre mes doigts fébriles, maman s’impatiente et je ne peux contenir un geste de recul lorsqu’elle vient à mon secours.
— Je ne boirai pas, soupire-t-elle.
— Je n'arrive pas à m'en empêcher.
Son visage s'attriste et je regrette mes paroles. Elle souhaite que le traumatisme s'estompe, que je vive une relation normale. Elle prie souvent les dieux en ce sens. Moi, j'y ai renoncé depuis longtemps, car entretenir de faux espoir n'apporte que des déceptions.
Ma mère écarte les pans du vêtement, les fait glisser le long de mes épaules et m'ausculte sans s'appesantir. Il lui suffit de placer ses paumes près de ma peau pour sonder les chakras et les canaux. Comme elle n'aspire pas, ses mains n'ont pas besoin de me toucher.
Ses doigts encadrent mon crâne endolori. Lorsqu'ils plongent vers le bas, un flux impétueux se déverse le long de ma mâchoire. Il coule dans ma gorge, se répand jusqu'à mon ventre, avant de remonter dans mon dos. La pression qui opprimait mes tempes s'atténue.
— Détends-toi, souffle maman à mon oreille. Visualise les flux qui circulent en toi et laisse-les s’écouler.
J'essaie de lui obéir, sans grand succès. Mes poumons inspirent, mon cœur bat, mon sang pulse et ces sensations me rappellent ma fragilité. La vie file si vite. Un jour tout a failli s'arrêter, un jour tout s'arrêtera.
Billaa se glisse par la porte entrouverte ; il se frotte contre mon mollet, sa queue se faufile sous mon pantalon et s'enroule autour de mon genou. Sa fourrure gonfle et ses rayures rousses ressortent davantage. Il se lèche les babines puis se colle contre ma mère, qui le flatte derrière les oreilles. Je la vois tressaillir à son contact.
— Par le fleuve sacré, balbutie-t-elle, cet animal y voit plus clair que moi !
— Que se passe-t-il ?
Maman serre mes mains entre les siennes avec émotion.
— Mon fils, Billaa t'a pris de l’énergie et me l’as donnée. Comprends-tu ce que cela signifie ?
Cette découverte me bouleverse. Les chats régulent d'instinct l’état de ceux qui les entourent : ils prélèvent l’énergie des personnes qui en produisent trop pour l’apporter à celles qui en manquent. Après mon agression, mon fidèle compagnon m’a soutenu pendant toute ma convalescence. Jamais je n’oublierai la tiédeur de sa fourrure quand mon corps grelottait sous les draps, ni son ronronnement apaisant lorsque le souvenir de la violeuse me rendait fou de terreur. Billaa n’était pourtant qu’un chaton à l’époque, une boule de poil dont les pitreries m’égayaient.
Son comportement indique que mon corps reprend le dessus après dix années d'anergie. Cette perspective m'inspire des sentiments mitigés. J'aimerais courir sans retenir mon souffle et bouger sans contrainte, mais redevenir un dena à part entière ne m'emplit pas de joie.
— Voilà pourquoi tes maux de tête s'intensifient, reprend ma mère avec enthousiasme. Comme tu ne libères jamais le flux, il s'accumule. Pour y remédier, il suffit de le décharger de temps en temps. Si tu me laissais boire un peu...
Le sang se retire de mon visage et je crie :
— Non !
— Amiya... souffle-t-elle.
Certaines choses ne changent pas. Donner me révulse toujours et l’avidité des lynes m’effraie, y compris chez ma propre mère. Je me lève, attrape ma chemise, et sort sans lui laisser le temps d’insister.
*****
Les journaux annoncent encore une disparition ce matin. Les autorités prétendent que les enfants se perdent dans la jungle, que les paysans endettés se suicident, que les ivrognes se noient. En tout cas, personne ne retrouve les dépouilles. La bonne société dédaigne ces faits divers sans intérêt ; moi, je crains qu'un prédateur ne dissimule la trace de ses forfaits. Mes yeux virent au noir profond et mon teint au jaune cireux ; mon crâne finira par exploser si je ne donne pas. Maman affirme qu'aucun traitement ne me soulagera et je n'en doute guère. Mes doigts courent sur le piano tandis que l'énergie pulse dans mes tempes. Les notes dissonantes reflètent le cours de mes pensées. Après une nuit peuplée de cauchemars, l’angoisse me paralyse et je ne trouve aucune solution. Je regrette presque mes années d'anergie.
Quand Billaa bondit sur mes genoux, je le caresse d'un geste machinal. Sa fourrure gonfle comme la veille au soir, ses yeux verts brillent de l'intérieur et il ne s'attarde pas. Le flux s'écoule un peu par son intermédiaire, mais ce goutte-à-goutte ne suffira pas. Il représente trop peu par rapport à un don direct.
La nurse qui s'occupe des enfants frappe à la porte, puis entre avec le plus jeune dans les bras. Elle m'adresse un sourire contrit :
—Monsieur Southall, les demoiselles arriveront en retard à leur leçon. Elles se disputent un ruban neuf et refusent de s'habiller. Madame a dû intervenir.
— Je les attendrai ici, merci Miss Lambeth.
Lorsqu'elle se retourne, le jeune monsieur Abel tente de s'échapper. Elle le rattrape tant bien que mal, mais il pousse un cri ennuyé et bat des pieds contre son tablier. Je propose sur une impulsion :
— Voulez-vous que je le garde ? Ainsi, il ne vous gênera pas pendant la toilette de ses sœurs.
Le visage de la nurse exprime une immense gratitude. Lorsqu’elle pose le petit chenapan à terre, il trotte vers le coffre à jouets, sort son tambour, le fait rouler sur le tapis, puis brandit sa guitare miniature comme une masse. Je l'en empêche de justesse et prend un air sévère, mais son sourire ingénu me désarme. Il tend les mains vers moi et je le porte à ma hauteur. Ses bras dodus s'enroulent autour de mon cou, sa bouche bave contre ma chemise. Soudain, je comprends ce qu'il veut et mon cœur se glace. L'enfant a soif, tout simplement.
Pourquoi ne pas le laisser boire ? Je me répète en boucle qu'il s'agit d'un petit garçon, pas d'un lyne capable de me contraindre, pas d'une violeuse désirant me sucer jusqu'à la moelle. Juste Abel. Le bébé que j'ai tenu dans mes bras le jour de sa naissance, celui que j'ai bercé, qui a sauté sur mes genoux. Ses doigts maladroits écartent mon col et ses lèvres humides se posent sous ma mâchoire. Je me force à ne pas bouger. Par tous les dieux, j'aime cet enfant ! L'énergie bouillonne sous ma peau. Elle afflue par vagues et un voile rouge tombe devant mes yeux. J'ai peur. J'avale ma salive avec peine, une pellicule de sueur glacée se forme sur ma peau. Lorsque la bouche gourmande d'Abel frôle ma gorge, mes bras faiblissent et je manque le lâcher. Le pauvre petit se met à pleurer. Je m'agenouille sur le tapis et le serre contre moi en balbutiant :
— Je ne peux pas. Pardonnez-moi, jeune Monsieur.
Les demoiselles nous trouvent ainsi quelques minutes plus tard. Aucune des deux jeunes filles n’arbore de ruban et je suppose que Madame Bloomsbury a confisqué la source de discorde. L’ainée, Miss Helen, n’en semble pas fâchée et aucune trace de larme n’altère son regard brun. Avec l’âge, sa silhouette se rapproche des formes voluptueuses de sa mère ; elle acquiert aussi l’autorité tranquille qui permet à la maîtresse de maison de se faire obéir malgré sa nature de dena. L'héritière du domaine, Miss Margaret, s’avance à pas vifs. Ses traits chiffonnés traduisent sa contrariété et je l’imagine fort bien en train de crier, de taper du pied, voire de se rouler par terre sous l’emprise de la colère. Mais lorsqu’elle remarque les sanglots de son petit frère, sa mine boudeuse s'efface et elle tourne ses yeux vermeils dans ma direction.
— Que se passe-t-il Monsieur Southall ?
Je tâche de répondre d’un ton égal.
— Je crois qu'il a soif, Mademoiselle.
— Je m'en occupe, déclare Miss Helen.
La jeune fille s'assoit sur la bergère, écarte son foulard et ses boucles brunes, puis attire son petit frère vers son cou. Un frisson me parcourt tandis qu'il aspire son énergie avec des bruits de succion. Mais elle, à quatorze ans, éclate de rire et lui tapote la joue :
— Ne tétez pas si fort, petit glouton ! Sinon, je ne vous laisserez plus boire à la gorge. Vous n'êtes plus un bébé à présent.
L'enfant s'apaise et je me sens misérable. Mon impuissance me rend fou. Comme tous les denas de bonne famille, j'ai été élevé pour danser, jouer du piano, me marier et tenir ma place en société. Pourtant, je ne suis ni un lyne, ni un dena digne de ce nom, juste un précepteur qui transmet son savoir faute de donner davantage.
*****
La chaleur monte derrière les persiennes closes, un filet de sueur glacé coule le long de mon échine et la fatigue me gagne. Lorsque j’annonce la fin de la leçon, Miss Margaret rabat son pupitre avec enthousiasme. Le claquement violent du bois contre le bois transperce mes tympans et résonne dans mon crâne. Je ferme les yeux, le souffle coupé.
Lorsque mon élève ouvre la porte à la volée, je n’ai pas la force de corriger ses manières, ni de lui interdire de courir dans le couloir. Un haut-le-cœur me saisit et je m’accoude contre mon bureau.
— Vous vous sentez mal, Monsieur Southall ? demande Miss Helen.
Sa question me parvient à travers un voile de brume. Une marée de sang flue et reflue dans mon crâne. Je comprime mes tempes entre mes mains. Surtout ne pas me laisser aller, tenir encore quelques minutes.
— Monsieur Southall ? répète la jeune femme d’un ton alarmé.
Quand l’énergie rugit, les pupitres, le piano et le visage de mon élève tournent devant mes yeux douloureux. Je m’effondre sur ma chaise.
Je passe l’après-midi à me tourner sur mon lit, brûlant de fièvre et tremblant de tous mes membres. Je tâche de me contenir lorsque Miss Helen me rend visite, mais mon agitation redouble par la suite. Mes pieds frappent le matelas, mon esprit s’abime dans des délires morbides, je vois du rouge partout. Je me débats contre la morosité du quotidien, contre cette vie sans avenir, sinon la solitude. La menace oppressante de la violeuse me donne parfois envie d’en finir par moi-même. Mais les enfants chantent, le piano rit. Et après ma disparition, qui s’occupera de Billaa ?
Quand le crépuscule baigne ma chambre d’éclats sanglants, je titube jusqu’à la porte et m’appuie contre le chambranle. La brise fraîche m’attire sur la galerie qui longe le premier étage de la dépendance. Pour échapper aux regards curieux des domestiques, j’emprunte l’escalier qui mène au rez-de-chaussée et contourne le bâtiment en direction du potager. D’ordinaire, j’aime la sérénité qui règne sur ce coin de verdure, mais ce soir, le moindre effort me terrasse. Un haut le cœur me saisit. Je tombe à genoux et vomis au pied d’un manguier. Les spasmes se succèdent, l’amertume imprègne ma bouche et le dégoût m’envahit. Vider mon estomac ne soulage pas le trop plein d’énergie.
Une crise de vertige me submerge, ma tête part en avant et je me rattrape au tronc rugueux. Je m’y accroche comme un bateau ivre à son ancre et mes ongles égratignent l’écorce. Puis je perçois la vie sous l’enveloppe granuleuse, un muscle dont j’ignorais l’existence se relâche. Un filet d’énergie jaillit du sommet de mon crâne, roule le long de mon dos et s’écoule à travers mes paumes. L’arbre accepte mon don sans rien exiger en échange. Je ne sens aucune aspiration, aucune menace. La nature m’inspire une confiance absolue, il suffit d’ouvrir les vannes, il suffit de me laisser aller. Et que c’est bon ! La pression qui m’oppressait s’atténue, mon corps se détend.
Je me sens léger, un rire de soulagement m’échappe. Je me redresse pour enlacer le manguier salvateur. Il s’imprègne de mon essence vitale, ses branches et ses nervures se gorgent de sève. Quand l’arbre fruitier a absorbé toute la vitalité possible, il me suffit d’effleurer un plan d’aubergine, un chou, un rang d’oignon, un pied de lentille... Les tiges se redressent et les légumes gonflent à vue d’œil. Je pouffe en imaginant la surprise du jardinier.
Maman me surprend allongé sur un carré de pelouse, complètement détendu. Mon corps s’enfonce dans ce tapis moelleux, je savoure sa tiédeur, son odeur fraîche et ses chatouillis. Mes mains caressent les brins d’herbes, qui se redressent à leur passage. J’aime soutenir les plantes qui s’enracinent dans cette terre poussiéreuse. Elles m’apportent leurs parfums et leurs saveurs en échange ; je ne demande rien de plus.
Mais ma quiétude s’évanouit face au regard choqué, consterné, accusateur de ma mère. Lorsqu’elle s’avance vers moi, ses talons martèlent le sol et ses poings se ferment. Elle les agite en direction du ciel, puis de la terre, en signe de désapprobation.
— Mon fils, qu’as-tu fais ? crie-t-elle d’un ton outragé.
Je pousse un soupir et me redresse sur mes coudes.
— Ne te fâche pas. Mes migraines me rendent malade, c’était la seule solution.
— Pourquoi ne pas m’avoir avertie ? crache-t-elle. J’aurais pu t’aider. Mais non, j’ai appris la nouvelle par un serviteur. Et comment oses-tu gaspiller ton énergie de cette façon ? Que Billaa suive son instinct, passe encore, mais en donnant au végétal, tu insultes les dieux !
Je me lève, tandis qu’elle rajuste les pans de son sari sur son épaule. Mon namasté n’apaise en rien sa fureur, je le devine à ses lèvres pincées. Pourtant, je ne ressens aucun regret, sinon celui de m’être fait prendre.
— Tu ne peux pas m’aider. La déesse non plus. Personne ne le peut.
Ses joues cuivrées rougissent de colère.
— Ne blasphème pas ! Des lynes meurent de soif tandis que tu gaspilles tes forces ! Tu n’as pas le droit de te comporter ainsi. Tant d’égoïsme ne te ressemble pas. Ton attitude irresponsable attire le malheur !
Ces accusations attisent ma révolte
— Pourquoi n’aurais-je pas le droit ? Je ne fais de mal à personne.
— Amiya !
Son ton autoritaire ne m’atteint pas. Je ne la laisse pas m’interrompre et détache chaque mot.
— Mon. Énergie. M’appartient. J’en fais ce que je veux. Je la donne comme je veux. Je ne suis pas une pile, tu entends !
Sa gifle manque me jeter à terre. Pour qui me prend-elle, un gamin ? Je me redresse et ricane, malgré les larmes qui embuent mes yeux.
— Alors toi aussi ? Mère ou pas, les lynes sont tous pareils. Vous considérez l’énergie des denas comme un dû. Vous ne reculez devant rien pour nous en soutirer.
Le visage de maman se décompose, mais rien ne m’apaisera désormais, je libère ma rancœur et la défie de plus belle.
— Ah, le bel argument de la soif ! Tu voudrais que je me donne au premier mendiant venu ? Que je distribue mon flux vital comme une aumône ?
— Bien sûr que non, balbutie-t-elle. Mais je te présenterai un lyne de confiance… Quelqu’un qui saura prendre soin de toi.
Je hurle et ma voix frôle l’hystérie.
— Je ne fais confiance à personne ! Vous me dégoûtez tous !
— Mon fils…
Une larme apparaît au coin de ses yeux, elle glisse sur les fines rides de sa tempe et roule sur sa joue. Mais plus rien ne m’attendrit. Dès qu’elle s’avance, des mots tranchants fusent de mes lèvres.
— Non, n’approche pas ! Va-t’en. Le fils parfait que tu désires n’existe pas.
Sur ces mots, je me dirige vers la cour principale à grands pas. Ma mère essaie de me retenir, un sort s’enroule autour mes chevilles, mais cette sensation renforce ma volonté de lui échapper. Je fonce telle une bête enragée et la bouscule au passage. Sous le choc, sa concentration se relâche, l’entrave invisible se dissipe. Je me précipite vers les dépendances et grimpe l’escalier quatre à quatre. Je ne reprends mon souffle qu’une fois en sécurité dans ma chambre. Comme mes jambes me portent à peine, je m’adosse contre la porte close. Jamais je ne m’étais opposé à ma mère auparavant ; jamais nous n’avions usé de violence l’un contre l’autre.
Billaa se frotte contre mes chevilles. Il miaule d’un air interrogateur, ses prunelles de jade me happent et je m’accroupis pour le caresser. J’enfouis mes doigts, puis mon front, dans son pelage soyeux. Il ronronne de plaisir et ces vibrations apaisent les battements effrénés de mon cœur. La tension qui m’habitait se relâche. Je me sens léger, délivré du poids de la tradition. Au lieu de feindre la soumission, j’ai craché mon amertume, mon dégoût et mon venin. Cette nuit, ces émotions corrosives me laisseront en paix.
*****
Une ombre s’inscrit sur le mandala dont je décore le seuil de ma chambre. Père m’adresse un sourire et plie ses longues jambes pour s'asseoir à côté de moi. Les premiers rayons du soleil jouent sur son visage étroit et la brise ébouriffe ses mèches grisonnantes. Le passage des ans trace des rides élégantes sur sa peau tannée, mais il ne ternit pas l’éclat de ses yeux bleus. J’y lis la patience et la sagesse inépuisables qui m’ont soutenu au cours des pires moments de ma vie.
— Bonjour, dit-il d’une voix chaleureuse. Tu essaies de t’éclaircir les idées ?
J’acquiesce avant de me remettre au travail. Mon pouce et mon index contrôlent le débit de la poudre de riz. Les courbes qui s’entrelacent forment un motif sacré, porteur de protection et de chance, sur le sol. Elles m’aident aussi à rassembler mon calme avant d’affronter la journée qui s’annonce.
Père s’adosse contre la balustrade de la galerie.
— Ta mère s’inquiète pour toi, dit-il doucement. Je le sens.
Mes parents se comprennent souvent sans parole, ils partagent la même énergie, mais aussi les mêmes sentiments. Cette intimité forgée par le temps les relie comme un courant invisible et puissant. Je les envie, moi qui ne connaîtrai jamais cette communauté d’esprit.
— Je ne m’excuserai pas. Personne ne me dépossédera de mon énergie.
— Non, tu en disposes à ta guise.
— J’aime te l’entendre dire.
Papa m’adresse un sourire tranquille.
— Alors je te le répéterai autant de fois que nécessaire. Tu es libre et tes parents ne désirent que ton bonheur.
Je savoure cette phrase comme une mangue exquise. Mon père a toujours su trouver le droit chemin vers mon cœur. Il m’a tout appris. Je lui dois les mathématiques et les langues, la morale et les sciences, le dessin et la musique, l’histoire et la géographie. Comme il était le précepteur attitré de la famille Oxford, j’ai aussi rencontré Clement grâce à lui.
— Ta mère ne supporte pas que tu gâches tes dons, ajoute-t-il. Elle espère que tu fonderas une famille…
Un rire cynique m’échappe.
— Je sais. Elle ne comprend pas.
Je secoue la tête en signe d’impuissance. Comment traduire en mots la terreur brute qui m’habite ? Face à elle, la raison ne signifie rien. Il ne reste que ces prunelles rouge sang, cette succion atroce, cette impression de partir, aspiré par le néant. J’entends encore les insanités que la violeuse susurrait contre ma peau ; sa voix rauque de désir me poursuit jour et nuit. « Si chaud, si doux, mon délice, je te boirai jusqu’à la lie. »
Je frissonne, le souffle court, le cœur battant. Mon père serre mon épaule pour me ramener au présent.
— Prends ton temps, Amiya, dit-il gentiment. Tu as déjà surmonté tant d’obstacles, celui-ci cédera le moment venu.
Ma voix claque.
— Impossible.
— Ne ferme pas cette porte trop vite. Ta mère te brusque, elle sous-estime ta sensibilité, mais j’espère que tu découvriras un jour le plaisir de donner. Crois-moi, un être aimé ne t’apporte pas les mêmes sensations qu’une plante !
Papa me fixe avec un sourire en coin et ses yeux clairs pétillent. Le sang me monte aux joues.
— Tu l’as déjà fait avec un végétal ?
— Bien sûr. Tous les denas essaient au moins une fois.
— Mais alors, pourquoi ce tabou ?
Cette fois, il rit pour de bon.
— Mon cher fils, si nous procédions toujours ainsi, les lynes mourraient !
Je rétorque sans dissimuler mon mépris.
— Cet argument ne tient pas debout. L’un n’empêche pas l’autre, après tout ! Mais les suceurs ne supportent pas qu’une goutte d’énergie leur échappe.
— Leur réaction te semble insensée, car tu ne connais pas la soif. Tu ne te réveilles jamais avec la gorge desséchée, les jambes coupées et la peau en feu. Ta mère me parle parfois d’un vide au creux de sa poitrine, d’un néant qui s’étend comme une pieuvre. Pour nous, c’est difficile à imaginer.
Je revois Abel dans mes bras et la culpabilité m’envahit. Pauvre gosse. J’aurais tant aimé l’aider. Mon père frotte son menton mal rasé.
— Les lynes dépendent de nous pour vivre tandis que l’inverse n’est pas vrai, déclare-t-il d’un ton sérieux. Je pense qu’ils essaient de nous contrôler pour apaiser leur crainte du manque. Des pratiques telles que le don au végétal exacerbent cette peur instinctive.
— Ce n’est pas une raison pour les prohiber…
— Mais le monde fonctionne ainsi. Certains condamnent bien la masturbation !
Je rougis, gêné par cette comparaison, et il rit à mes dépens.
*****
Je ne remarque la lettre glissée sous ma porte qu’après le départ de mon père. Comme elle se fond dans la pénombre, je l’ai piétinée sans m’en rendre compte. Je la ramasse, m’assied au bord du lit et tourne au maximum la molette qui contrôle ma lampe de chevet. Le globe luminescent faiblit, mais je n'ai aucune envie de prier un lyne de le recharger ; cette dépendance à leur égard m’agace.
Ma gorge se serre lorsque je reconnais l’écriture ronde de Clement. J’imagine sa réponse. Il juge sans doute mes craintes irrationnelles et tâche de me rassurer avec des mots raisonnables. Mes doigts fébriles déchirent l’enveloppe. Je parcours les lignes penchées et la stupéfaction me foudroie. Je me trompais du tout au tout ! Ils viennent tous les deux, lui et sa lyne, cette Lady Liliana Mayfair dont mon correspondant vante sans cesse les mérites. La lettre a été postée peu avant leur départ, ils arriveront bientôt !
Je ne sais si cette nouvelle me tranquillise. Ainsi, la chasse est lancée. Le fait d’être pris au sérieux renforce mes soupçons. Rôde-t-elle dehors, la tueuse aux boucles brunes ? Croiserai-je un jour son regard grenat au détour d’un chemin ? Je frissonne de la tête aux pieds. Mes poings se ferment et je serre les dents, incapable de contenir les images douloureuses qui me hantent.
Bref, s’il n’y a pas beaucoup d’action dans ce chapitre, on ne s’y ennuie pas du tout avec la découverte de ce personnage très intéressant et attachant.
Je trouve troublants ces parallèles que tu fais entre l’intimité du partage ou du don d’énergie et du sexe (le mot « prostituée » au chapitre précédent, l’allusion à la masturbation…). Je crois que ce qui me trouble, c’est que le don d’énergie se pratique en famille (si j’ai bien compris), ou entre gens qui sont proches, alors le parallèle est un peu dérangeant (je ne sais pas si je suis claire, là…)
Détails
Mon fils, Billaa t'a pris de l’énergie et me l’as donnée : a donnée
Je l'en empêche de justesse : il l’empêche de faire quoi ?
L’énergie produite par les dena est, comme tu le dis, une ressource énergétique large, qui peut remplacer l’électricité (pas inventée du coup), la vapeur etc.
Je n’ai aucun retour de l’éditrice mystère, j’essaie de ne pas trop y penser.
Me voilà vers chez toi et je crois que je suis déjà fan de ce que tu écris !
J'adore le personnage de Amiya ! Il est vraiment très touchant ! Pour l'instant je réserve un peu mon jugement avec Liliana Mayfair mais je suis sûre que je vais finir aussi par l'adorer !
Le monde que tu a crée est très intéressant, il est en même temps fascinant et un très effrayant ! J'aime beaucoup ! Ton écriture est fluide, précise et efficace !
Le fait que prennes comme toile de fond l'angleterre victorienne (c'est bien ça ?) me plait énormément ! En même temps j'adooooooooooooooore l'angleterre :)
Après, petite remarque. Quand j'ai lu le premier chapitre, j'ai été très rapidemment dedans mais le viol de Amiya m'a tellement horrifié que j'ai failli arrêter ma lecture... Peut-être pourrais-tu juste avant montrer une utilisation positive de l'énergie comme dans le chapitre 3 avec la nature (j'ai adoré ce passage :) )?
Après peut-être est-ce l'effet que tu recherchais ?
Bref, sinon, je suis embarquée :p
A quand la suite ??? :D
Bisous volants
Makara
Merci pour ton message, l'histoire se déroule dans une pseudo époque victorienne, à Londres et en Inde.
Je vois que tu as été super touchée par Amiya, au point d'être horrifiée par son viol, et j'avoue qu'il y a de quoi, le pauvre. Mes objectifs sont de susciter la sympathie pour lui et que la violeuse fasse peur.
Ce roman est terminé et je l'ai corrigé de nombreuses fois, donc ne t'inquiète pas, tu liras la suite d'une façon ou d'une autre.