Chapitre 1

Par apo
Notes de l’auteur : EDIT 8 juin

Ils ont pris la route depuis plus de cinq heures et Victor n'a toujours pas prononcé un seul mot. Il ne s'est même pas retourné pour voir le timide signe de la main adressé par son fils resté seul sur le parking de l'hôpital. Fred lui a bien aperçu sa mine coupable à travers le rétroviseur. C'est toujours une décision difficile pour les familles.

Cinq heures de silence pesant. Le vieux est une vraie tête de mule, Fred l'a vite compris. Mais il en a vu d'autres, depuis quinze qu'il s'occupe de personnes en fin de vie, il a appris à supporter leurs sautes d'humeur. Avec eux, c'est toujours pareil : au début ils luttent, puis ils finissent toujours par plier.

Malgré tout, Fred aime son métier. Il se sent vraiment utile. Quand il a démarré dans la profession, il avait postulé pour le service de chirurgie cardiaque de l'hôpital, bien plus prestigieux, mais il n'a pas fait deux mois : des problèmes d'affectation, de planning... et puis, un beau jour, il a été désigné volontaire pour la gériatrie. Il ne l'a jamais regretté.

Maintenant qu'il est à son compte, il ne se consacre plus qu'à un seul patient à la fois, ça permet de prendre le temps de faire connaissance. Le nouveau, la tête de cochon assise à l'arrière de la voiture, s'appelle Victor Pignol. Il a fait  une attaque cérébrale il y a deux mois et il est maintenant en convalescence forcée. Interdiction de reprendre ses fonctions de directeur de l'usine de parapluies, il a dû céder la place à son fils, un sacré coup dur pour le vieux bonhomme. Encore un qui n'a jamais rien fait d'autre de sa vie que travailler.

Dans son malheur, Victor est plutôt gâté : nounou à domicile, maison à la campagne. Il a de la chance d'avoir un fils aussi attentionné... ils ne sont pas tous pareils. Certains laissent leurs parents croupir dans des gourbis infâmes et les oublient le temps que ça se termine.

Fred a eu l'occasion de voir des choses pas jolies jolies au cours de sa vie professionnelle.

Ce qu'il craint le plus avec celui-ci, c'est le désespoir. C'est ce qui peut arriver de pire. Quand ils se laissent mourir à petit feu, sans essayer de se battre. Mieux vaut encore qu'ils se rebellent. Ça les maintient en vie.

Fred accumule les kilomètres, perdu dans ses pensées. Seule la voix nasillarde de la dame du GPS le distrait de temps à autre. Il a hâte d'arriver. Max, le fils de Victor, leur a loué une maison perdue en pleine campagne pour obliger son père à se reposer.  Fred espère que l'endroit ne sera quand même pas trop isolé. La route est longue, interminable. Au bout d'un moment, la fatigue prenant le dessus, il décide d'allumer la radio pour se maintenir éveillé. Il sélectionne comme toujours une station qui passe de la variété française, à force ses goûts musicaux se sont adaptés à ceux de ses patients.

Il jette un coup d'œil dans le rétroviseur pour surveiller son passager du moment. On dirait qu'il a fini par s'endormir. Il a les trait tirés et grimace parfois. La voiture est pourtant confortable. Max a choisi une grosse berline allemande, avec toutes les options, ne lésinant pas sur la dépense pour le bien-être de son père.

Soudain, Fred sort de ses pensées, la dame lui indique enfin la sortie de l'autoroute. Il ne devrait plus y en avoir pour très longtemps. Pourtant, en y regardant de plus près, l'écran indique encore deux heures de trajet. Il doit y avoir une erreur.

Malheureusement, la machine se trompe rarement et les routes de campagne se suivent les unes après les autres, sans fin. Il a l'impression qu'ils n'arriveront jamais au bout. Il commence à en avoir plein le dos. Il voudrait bien s'arrêter pour faire une pause, se dégourdir les jambes et prendre un café. Mais, il n'y a rien, pas un troquet d'ouvert. Tout est endormi. Ils n'auraient jamais dû partir aussi tard. Mauvaise idée. D'autant que cela devient de plus en plus difficile de se repérer dans la nuit noire. Il est censé tourner à droite dans quelques centaines de mètres, pourtant il ne voit aucun panneau. Finalement, Fred repère l'embranchement au dernier moment et donne un brusque coup de volant qui réveille le vieux. Un petit chemin de terre, à peine visible. Drôle d'endroit tout de même.

 

De son côté, Victor est en colère. Contre son fils, contre cet homme qu'il ne connait pas et avec lequel il devra désormais passer toutes ses journées, contre lui-même. Comme il n'a plus beaucoup de forces, il rumine. En silence. Droit comme un i, ou presque. Impassible et déterminé à afficher son mécontentement. C'est tout ce qu'il peut faire. Des ombres passent parfois devant ses yeux fatigués.

En premier lieu, il est bien décidé à ignorer superbement son pauvre chauffeur. Comme s'il avait besoin d'une nounou à son âge! Il ne lui a pas demandé son nom, volontairement. Pas la peine. Il n'aura pas besoin de lui. Jamais.

Victor sait bien que ce n'est pas très juste, que cet homme n'y est pour rien. Tant pis. Il ne fallait pas choisir ce métier.

C'est à cause des médecins aussi. Pourquoi ont-ils eu la mauvaise idée de conseiller à son crétin de fils de trouver un endroit tranquille, loin de Paris, pour lui faire respirer un peu d'air pur... Il a toujours vécu en ville, l'air pollué lui convient très bien. Il est encore assez grand pour décider ce qui est bon pour lui sans avoir besoin de l'avis de ces hommes en blouse blanche. Ce qui l'horripile le plus, c'est la façon qu'ils ont de s'adresser à lui comme s'il était gâteux ou débile ou les deux à la fois. Il faut toujours qu'ils se croient plus intelligents que les autres, ceux-là.

Il sait bien que toute cette histoire n'est qu'un moyen détourné pour se débarrasser de lui, parce qu'il dérange.

Facile d'imaginer la scène... les médecins et son fils réunis autour d'une table :

- Alors, qu'est ce qu'on fait de lui ?

- On n'a qu'à l'envoyer à la campagne.

- Quelle bonne idée !

Allez ouste, le vieux ! Bon débarras !

Mais s'ils pensent une seule seconde qu'il va se laisser faire, c'est bien mal connaitre Victor Pignol ! Il a encore de la ressource, faut pas croire !

Bon... il s'est tout de même octroyé un petit somme, en cours de route, pour recharger les batteries, ni vu ni connu, histoire de reprendre quelques forces avant d'affronter la suite des évènements.

L'autre ne s'est aperçu de rien, les yeux rivés sur la route, suivant avec attention les indications de la « voix » qui les guide sans aucun scrupule vers le trou du cul du monde. En même temps, elle non plus, elle n'a pas l'air très motivée.

Mais cela n'a pas suffit à effacer la fatigue et les douleurs qui ne le quittent quasiment plus depuis quelques semaines. Pour couronner le tout, l'autre a bien failli les faire sortir de la route. Un peu plus et la grosse berline flambant neuve terminait le trajet dans le fossé. Et voilà que maintenant, le chemin caillouteux les secoue dans tous les sens. Mais où donc l'emmène-t-il ? A ce rythme là, il ne va pas faire de vieux os, c'est certain.

Le véhicule finit enfin par s'immobiliser. A travers la vitre, il n'aperçoit rien d'autre que la nuit profonde et une végétation qui déborde de droite et de gauche, prête à les avaler.

Victor a le coeur serré, il est sur le point d'entrer dans sa nouvelle - dernière ? - demeure et cet environnement hostile ne lui dit rien qui vaille. Quel est ce drôle d'endroit ?

Pendant que l'autre s'escrime à ouvrir les grilles, il lève discrètement le nez et essaye d'apercevoir ce qui se cache derrière, au-delà du grand mur. En vain. Le seul indice est une vieille plaque en fonte émaillée, accrochée sur l'un des vieux piliers penchés. L'inscription est rendue presque illisible, les couleurs ont passé. Il n'est pas sûr de bien lire : « Villa Méloé ». Il n'avait jamais entendu un nom semblable auparavant.

Le portail finit par céder et la voiture s'engouffre dans la propriété. Elle débouche quelques dizaines de mètres plus loin devant une bâtisse délabrée qui ressemble à un vieux navire échoué, ou au palais de la belle au bois dormant, c'est au choix. Rien d'une résidence pour personnes âgées, c'est déjà ça.

De sa place, il n'aperçoit que les quelques marches qui mènent à la porte et le lierre qui semble avoir tout recouvert jusqu'au faitage. Pourtant, il peut sentir sa présence imposante. Elle projette son ombre sur la voiture. Victor s'extirpe tant bien que mal de son siège. Au dehors, l'air est vif, le silence pesant. Il n'ose pas la regarder. Il entre alors dans l'antre obscure à la suite de Fred sans prononcer un seul mot, avançant mécaniquement à travers la maison les yeux dans le vide. Il n'a qu'une seule envie : s'effondrer dans un bon lit et ne plus penser à rien. Oublier. Mais une fois à destination, il constate que les draps sont froids, humides, et les couvertures bien trop lourdes et imprégnées d'une désagréable odeur de renfermé. Il n'aura même pas cette satisfaction ultime. Il regretterait presque l'atmosphère aseptisée de l'hôpital. Là-bas, ça sentait les médicaments, ici, c'est carrément la mort qui rôde dans l'air.

Il s'endort avec l'étrange sensation que la terre commence à se refermer sur lui. Il n'a même pas la force de lutter, seulement celle de prier un Dieu auquel il ne croit pas.

 

- Je t'ai trouvé une jolie maison à la campagne où tu seras bien, tu verras. Et puis, je te rendrai visite tous les week-ends, on pourra aller se balader tous les deux ou apprendre à pêcher. Ce sera super !

 

Les dernières paroles de son fils résonnent étrangement dans son esprit.

 

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