mise à jour du 6 juin 2018
Lorsque Juliette reçoit cet appel, elle croit d'abord à une plaisanterie. La villa est fermée, parée pour l'hiver. En général, les locataires se font rares hors saison. Les citadins ne viennent que pour les beaux jours. Le reste du temps, ils préfèrent se cloîtrer bien au chaud dans leurs appartements douillets, et ce dès que les températures commencent légèrement à baisser.
Elle a oublié de désactiver l'annonce alléchante qu'elle a mis en ligne voici quelques mois. Sur le site, Juliette a mis en avant les plus beaux attraits de la vieille dame, grâce à des photos bien choisies, celles qu'elle avait prises par une belle journée ensoleillée, sous un angle flatteur, de sorte que le côté « défraichi » lui confère un charme désuet qui ravit les amateurs de vieilles pierres. On peut même apercevoir la rivière et le vieux kiosque en bois, en arrière plan. On se croirait dans un livre de contes pour enfants.
L'homme au bout du fil parait tout à fait sérieux. Il a vu les images de la villa et cela correspond exactement à ce qu'il cherche pour loger son père. Juliette hésite. Il faudrait tout remettre en ordre, retirer les protections installées pour l'hiver, faire repartir la vieille chaudière... En même temps, elle ne peut pas se permettre de refuser un loyer. D'autant qu'ils prévoient de rester plusieurs mois, si tout va bien. Elle n'a pas bien compris ce qu'il entendait par là. Le fait est qu'elle ne va pas cracher dessus. Les temps sont durs. Son projet de louer la villa pour les week-ends et les vacances ne fonctionne pas aussi bien qu'elle l'avait espéré. Entre l'entretien courant et les dépenses imprévues qui se succèdent, il ne lui reste pas grand chose. Sans parler des grosses dépenses qu'il faudrait entreprendre, comme la révision de la toiture ou le remplacement de la vieille chaudière. Pour le moment, elle ne fait que colmater les brèches à droite à gauche, comme elle peut. La renaissance de la villa n'est pas pour demain. Il y a encore un long chemin à parcourir avant que la belle demeure de ses grands-parents ne retrouve son faste d'antan.
Tout cela, elle le savait depuis le début. Ses parents n'ont pas manqué de le lui rabâcher à maintes reprises, cherchant par tous les moyens à la dissuader de s'engager dans ce projet qu'ils trouvaient complètement fou. Elle a su tenir bon, il ne s'agit pas de reculer maintenant.
La villa devra se parer de ses plus beaux atours pour accueillir ces visiteurs inespérés, coûte que coûte. C'est peut-être sa dernière chance. Leur dernière chance à toutes les deux, en fait.
Pour couronner le tout, l'homme est pressé. Il voudrait installer son père à la villa la semaine suivante. Juliette a du pain sur la planche, si elle veut être que tout soit prêt dans les temps. La tâche est immense car, pour être honnête, la villa n'est actuellement pas du tout en état de recevoir des visiteurs.
Loin de s'en inquiéter, Juliette ne perd pas une minute et se met immédiatement au travail de bon coeur.
Le plus étonnant, c'est que l'homme ne souhaite pas visiter la maison avant de signer le contrat. Il ne demande pas non plus de photos complémentaires. L'affaire est conclue rapidement, comme ça, par téléphone.
Elle aurait peut-être du se méfier.
Mais en raccrochant la jeune fille se préoccupe seulement de la chaudière qui n'a pas tourné depuis la mort de son grand-père, et encore, le vieil homme ne l'utilisait que parcimonieusement. Il n'avait pas changé ses habitudes depuis les rationnements de la guerre. Juliette décida de remettre cette question à plus tard et de commencer par ranger la maison.
Elle récure la villa sans ménager sa peine, heureuse de la voir revivre, même si ce n'est pas une mince affaire de réveiller la belle endormie. Juliette ne peut pas se permettre de prendre des gants à moins que ceux-ci ne soient en caoutchouc, le temps presse, elle brusque donc un peu la vieille dame pour la sortir au plus vite de sa douce torpeur. Celle-ci ne se laisse pas faire. Plus elle rechigne et plus Juliette redouble d'efforts.
En deux temps trois mouvements, elle fait disparaître les housses, les boudins de porte et toutes les couvertures qui ont été installés partout dans la maison pour calfeutrer tant bien que mal les ouvertures, brèches et autres trous qui ne cessent d'apparaître dans les vieux murs pourtant épais. Juliette est contrainte d'utiliser tous ces artifices plus ou moins efficaces pour préserver la vieille bâtisse mal isolée des intempéries. Il faut dire que ce ne sont pas les courants d'air qui manquent dans ce genre de vieille bicoque.
Ensuite, Juliette ouvre les volets et les fenêtres en grand, pour chasser l'odeur âcre et tenace d'humidité qui est parvenue à s'accumuler dans les pièces. Juliette a beau faire, prendre toutes les précautions possibles et imaginables, absorbeurs d'humidité et autres, elle n'en vient jamais à bout, elle s'insinue partout : entre les draps, le long des murs, derrière les boiseries. Dès qu'elle semble avoir disparu d'un endroit, elle réapparait un peu plus loin, toujours plus virulente, créant suintements et moisissures partout où elle passe, sans parler du parfum qui l'accompagne. Une odeur de renfermé qui imprègne tout le linge.
Juliette sort donc les lourds draps de toile des placards pour leur faire prendre un peu d'air frais. Elle les aligne sur la vieille corde à linge, et tandis qu'ils se balancent au gré du vent, elle continue sa besogne à l'intérieur.
Par chance les locataires n'ont pas besoin d'utiliser l'intégralité de l'immense villa. Juliette a donc cantonné les grandes manoeuvres aux pièces qui étaient jadis habitées par son grand-père et qui sont les plus confortables. On appelle cette partie « la petite maison », par opposition aux spacieuses pièces de réception qui se trouvent de l'autre côté. La petite maison se compose d'une grande cuisine, un petit salon, une salle à manger et quatre belles chambres disposant chacune de sa propre salle de bain. Elle est même équipée de l'eau chaude et du chauffage central.
Une cloison percée d'une petite porte recouverte par un lourd rideau de velours cramoisi sépare cet espace de « la grande maison » qui demeure plongée dans l'ombre et le froid.
Un fois la petite maison débarrassée de ses habits d'hiver, récurée et aérée, Juliette peut enfin s'atteler à mettre en route la vieille chaudière. Cette dernière se montre d'abord poussive et contrariée. Elle aurait sans doute préféré qu'on la laisse tranquille, bien planquée au fin fond des entrailles de la maison, oubliée de tous pendant de nombreuses années.
Lorsque Juliette ouvre les vannes et rebranche les circuits, le vieux moteur émet d'horribles plaintes et d'affreux gémissements, aussitôt relayés par les sifflements réprobateurs des radiateurs en fonte qui ne s'attendaient pas à être remis en eau de sitôt.
Ils laissent d'ailleurs échapper quelques flaques noirâtres sur les parquets tout justes cirés. Petites faiblesses largement pardonnables, au regard de leur grand âge. Mais il faut tout de même s'empresser de nettoyer, avant que les auréoles disgracieuses n'imprègnent le bois.
Pour leur venir en aide et réchauffer l'atmosphère encore moite, Juliette sollicite également les trois grandes cheminées du rez-de-chaussée. Elles non plus, elle n'avaient pas été mises à contribution depuis belle lurette, elles toussotent un peu et dégagent une fumée grise légèrement inquiétante, avant de reprendre du poil de la bête et de montrer fièrement ce qu'elles ont encore dans le ventre. Leurs grandes flambées colorées et le crépitement des braises arrivent à point nommé pour remotiver une Juliette épuisée.
Encore heureux que les réserves de bois sec ne manquent pas dans la remise de la villa.
Au bout de trois jours et trois nuits de dur labeur, Juliette est plutôt contente du résultat. La villa a retrouvé un peu de sa jeunesse. Bien sûr, il ne faut pas y regarder de trop près, mais dans l'ensemble elle fait encore bonne figure, mis à part le jardin. La végétation gagne de plus en plus de terrain tout autour. Pour le moment, il faudra faire avec, Juliette n'a ni le temps ni les compétences pour s'en occuper. Le plus urgent serait de débarrasser la façade du lierre qui l'envahit, avant qu'il ne soit trop tard et que les murs ne tombent en lambeaux emportés par le poids de ces passagers clandestins. Elle s'est contentée de couper les quelques branches qui bloquaient l'ouverture des volets.
Juliette s'accorde quelques instants de répit. Elle regarde les flammes danser devant ses yeux et apprécie la douce chaleur qui se dégage de la cheminée du petit salon.
Elle est heureuse d'avoir tenu bon malgré toutes les difficultés, malgré les critiques et les moqueries de ceux qui ne croyaient pas en son projet, voire qui lui reprochaient même de gâcher son avenir en renonçant à exercer son métier d'avocate alors qu'elle venait tout juste d'obtenir son diplôme, pour venir s'enterrer à la Bordelière. Ses parents n'ont pas été d'un grand soutien dans cette affaire, elle le regrette amèrement. Elle pensait qu'eux, au moins, ils la comprendraient. Elle s'est lourdement trompée.
Ils sont même les premiers à espérer qu'elle se plante pour pouvoir enfin se débarrasser de cette encombrante villa, héritée de leurs lointains ancêtres.
Heureusement que le grand-père de Juliette a été prévoyant en lui léguant quelques parts, afin de préserver Méloé des rapaces.
Après ces journées exténuantes, elle s'écroule sur le sofa du petit salon et laisse un instant son esprit divaguer. D'émouvants souvenirs en profitent pour remonter à la surface.
Elle se revoit petite fille, alors que sa grand-mère Rose était encore de ce monde et que la villa Méloé rayonnait de joie et de bonheur. Une véritable maison de famille, un refuge, un havre de paix.
Juliette avait l'habitude de passer toutes les vacances scolaires chez ses grands-parents, en compagnie de ses cousins et de ses cousines. Elle en garde des souvenirs inoubliables. La villa était pour eux un immense terrain jeu. Ils pouvaient passer des heures à l'explorer, à jouer à cache-cache dans les nombreuses pièces ou à fouiller dans les vieilles armoires des chambres inutilisées pour trouver les plus beaux déguisements. L'endroit préféré de Juliette était la chambre de Méloé, située dans la grande maison. Aucun autre enfant n'osait y pénétrer à part elle. Elle s'y réfugiait lorsqu'elle voulait être seule. Les autres disaient que ça foutait les jetons toutes ces vieilleries abandonnées là, comme si elle allait revenir. Mais Juliette aimait sentir la présence de ce gentil fantôme. Méloé ne lui faisait pas peur.
Tout cela, c'était avant la mort de Rose, sa grand-mère adorée. Ensuite plus rien n'a jamais été pareil. Les enfants ont grandi d'un seul coup, finies les cavalcades dans les couloirs et les déguisements saugrenus. La villa s'est doucement endormie, abandonnée de tous. Quant à son grand-père Paul, il s'est assombri, terré dans la petite maison tout à la fois désespérément vide et remplie de tristes souvenirs. Les visites des uns et des autres s'espaçaient de plus en plus. Il pouvait rester de longues semaines seul, enfermé dans son malheur. La villa était sa prison, son tombeau. Seule Juliette persistait à rompre régulièrement sa solitude. Elle forçait alors son grand-père à mettre le nez dehors et l'emmenait voir la roseraie, oasis de nature disciplinée au milieu de la jungle qu'était devenu le parc faute de soins. Les précieuses fleurs avaient survécu aux ravages du temps grâce aux soins réguliers prodigués par Juliette qui s'évertuait année après année à tailler les précieux arbustes comme sa grand-mère le lui avait appris. Leur contemplation avait le pouvoir de redonner brièvement le sourire à Paul.
Et puis, par une douce après-midi d'automne, Juliette a bien cru que les choses pourraient s'arranger que tout allait redevenir comme avant, comme quand elle était enfant. Ils étaient tous là, rassemblés sous la vieille tonnelle, les oncles, les tantes, les cousins, les amis de la famille.
Les conversations étaient juste un peu moins joyeuses, teintées d'émotion. Ils se tenaient chaud, se remémoraient les bons moments passés ensemble, à la villa : les premiers coups de pédale des enfants, les baignades dans la rivière et les fous rires qui les accompagnaient lorsque l'eau était trop glacée, puis les mariages des uns et des autres dans la tente dressée sur la grande pelouse, les siestes sur l'herbe fraichement coupée, les tournois de foot mêlant petits et grands, les tablées joyeuses.
Au final, ils se demandèrent, la gorge serrée, pourquoi ils n'étaient pas retrouvés ici plus souvent, ces derniers temps. Silence gêné.
« Il faut absolument qu'on revienne, que la maison recommence à vivre comme avant. On y a passé de tellement bons moments, n'est-ce pas ? »
Ils établirent même la liste des travaux à accomplir pour redonner au jardin sa beauté d'antan. Ils semblaient pleins d'entrain et de bonne volonté. Rien n'était insurmontable, question de volonté.
Ils se séparèrent avec des promesses plein les yeux. Ils venaient d'enterrer Paul qui avait fini par tirer lui aussi sa révérence, avec soulagement.
L'hiver a passé et ils ont oublié de revenir. Seule Juliette a pensé à venir tailler les roses et s'occuper de la villa de ses aïeux adorés.
Mais aujourd'hui, les choses vont enfin pouvoir s'arranger pour Juliette et pour Méloé, puisque leurs destins sont intimement liés. La jeune fille a confiance.
Elle a regagné sa petite maison au fond du parc, en bordure du village, le coeur léger et le corps fatigué.
Avant de partir, elle n'a pas oublié pas de cacher la clef dans la haie, à gauche du pilier, celui sur lequel est fixée la plaque en fonte émaillée.
« Lorsque vous regarderez le portail, ce sera sur votre gauche, il y a un trou dans le mur, derrière le pilier, j'y dissimulerai la clef. Vous ne pourrez pas vous tromper, c'est la dernière maison au bout du chemin. »
C'est la première fois qu'elle n'accueille pas les locataires en personne. Elle appréhende un peu, mais ils ont bien insisté pour qu'elle ne les attende pas.
Elle viendra leur rendre visite demain, à la première heure.
Quel joli texte que voilà. J'y sens un peu du Gavalda (c'est un compliment ;) ), des souvenirs, des auras impénétrables, des compagnons de route de mauvaise humeur, blessés par la vie, ou pleins d'espoir et d'attente. Une maison plus que mystérieuse qui à l'air d'avoir son mot à dire. <3 j'aime beaucoup.
Une petite incohérence dans le début du chapitre 3, ou alors, j'ai mal lu ou compris : il me semble qu'au début tu dis que la villa est louée, sauf en hiver, mais quand Juliette entreprend le grand nettoyage, Méloé ne semble pas avoir été habitée depuis des lustres, genre vraiment beaucoup de lustres. J'ai peut-être loupée une marche ?
Je suis curieuse de voir où va aller ce texte et quelle direction va-t-il prendre. La suite, c'est pour quand ?
Merci pour ce bon moment et bonne écriture !
Merci pour ton gentil commentaire.
Quel compliment, je suis toute rouge!
ça me met la pression... mais ça tombe bien j'en ai besoin pour continuer...
Concernant la villa, tu as très bien lu, je suis contente que tu soulève cette question. L'idée était qu'elle soit "dans son jus" mais habitable quand même, pour les vacances quand il fait beau et qu'on se contente de moins de confort (il y a un peu de vécu là-dedans...). Mais si cela parait trop incohérent, il faudra que je retravaille ce point.
Je vais essayer de publier la suite très vite.
et encore merciiiii!!!!!