Chapitre 1

Notes de l’auteur : Où l'on découvre que la Bretagne est la meilleure région de France pour passer ses vacances de la Toussaint

« C’est Kandinsky et Picasso réunis sur un morceau de tissu, ton pantalon » avait maugréé un jour la grand-mère d’Astrid lorsqu’elle avait vu le jean dont s’était accoutrée sa petite-fille. Le souvenir fit monter un sourire aux lèvres de la jeune fille. Que dirait cette fois-ci la respectable vieille dame en voyant sa vieille salopette en denim délavé, customisée à coup de marqueurs, et son tee-shirt à rayures multicolores ?

Elle lèverait un sourcil et soupirerait de manière exagéré, comme à chaque fois. Astrid passait dans sa famille pour une originale, certes, mais elle avait bien de qui tenir. L’été dernier, en allant fouiller dans le grenier de Kermor, le manoir de ses grands-parents, elle était tombée sur des photos dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence. On y voyait la jeune Reine de Quémeneur – elle ne s’appelait pas encore Le Penneg à l’époque – y arborer avec fierté pantalons pattes d’eph’, longues jupes fleuries et bandanas bleus électriques. On était bien loin de la grand-mère élégante et toujours tirée à quatre épingles que les Le Penneg troisième génération s’apprêtaient à retrouver !

Astrid fut tirée de ses réflexions par une voix nasillarde dans les haut-parleurs de l’avion. L’atterrissage était prévu pour dans quelques instants, et les passagers étaient invités à vérifier que leurs ceintures soient bien bouclées. Soupirant profondément, la jeune fille attrapa son sac et en sortir un paquet de chewing-gums à la menthe. Elle était particulièrement sensible aux changements de pression, et avait horreur de sentir ses oreilles se boucher.

    Eh, princesse Leia, tu m’en passes un ?

Astrid fusilla du regard son petit frère Hélie. A treize ans, le garçon était en pleine période Star Wars, et sa sœur avait eu le malheur, la semaine passée, de relever ses épais cheveux bruns en deux macarons qui lui donnaient un lointain air de ressemblance avec la fille du Jedi le plus asthmatique de la galaxie. Le petit la regardait avec un sourire malicieux, attendant une réaction à ce qu’il jugeait certainement être la meilleure blague de la journée.

Sa sœur leva les yeux au ciel. A tout prendre, elle préférait princesse Leia que Jasmine. C’était une lubie de l’an dernier, quand Hélie s’était finalement décidé à regarder Aladin, et en avait déduit que son aînée était la réincarnation de l’intrépide princesse. Sauf qu’encore une fois, tout était dans le cheveu, Astrid ayant le teint plus pâle qu’un cachet d’aspirine, et ce même en plein été.

    Tiens, Jar Jar Binks, fit-elle en roulant des yeux. Mais c’était mon dernier, alors savoure-le bien !

Le garçon se renfrogna un instant, mais il ne put maintenait sa moue boudeuse que quelques instants, avant d’éclater de rire devant les grimaces de sa sœur imitant le Gungan.

    Mais j’en voulais un, moi aussi ! réclama une petite voix plaintive provenant du troisième siège de la rangée.

La jeune demoiselle qui avait parlé pencha la tête pour couver son aînée d’un regard attristé. Deux tresses en plus et l’éclat discret sur ses dents de quelques bagues que son frère n’avait pas, elle était la copie conforme d’Hélie.

    Attends, déclara son jumeau d’une voix magnanime, on va partager si tu veux.

Astrid sourit en voyant Hélie partager en deux le petit carré blanc, pour en tendre une moitié à sa sœur. Les jumeaux avaient toujours tout partagé, et leur complicité n’avait jamais faibli. L’espace d’un instant, leurs parents avaient envisagé de les séparer pendant ces vacances, mais devant leur refus catégorique, ils avaient bien dû se résoudre à envoyer leurs trois enfants chez leurs grands-parents paternels. C’était la première fois que les trois Le Penneg partaient seuls en Bretagne. Ils adoraient leurs grands-parents, avec qui ils avaient passé une bonne partie de leurs vacances, mais pour Astrid, voir des inconnus sur la rangée voisine, habituellement occupée par ses parents creusait un trou dans sa poitrine.

Pourtant, elle le savait bien. Ils n’avaient pas eu le choix. Au départ, ils étaient censés faire comme tous les ans, passer les deux semaines des vacances de la Toussaint à Kermor, se promener sur la lande, aller à la crêperie, profiter de la pluie battante pour passer des après-midi entières à lire… Un contretemps les en avait empêchés. Yann et Marthe Le Penneg avaient fondé ensemble une entreprise s’occupant de volets et de stores, qui avait bien du mal à décoller. Une récente tempête dans le quart sud-est de la France avait fait exploser la demande. C’était une opportunité qu’ils ne pouvaient pas se permettre de refuser.

C’était pour cela que leurs enfants se retrouvaient aujourd’hui seuls dans l’avion qu’ils prenaient habituellement en famille.

    Maman a toujours un paquet plein dans son sac, fit remarquer Hélie.

    Mais elle est à Marseille pour les deux prochaines semaines, rétorqua son aînée. Alors ne commence pas !

Astrid savait qu’elle était injuste. Ce n’était pas la faute de son frère si leurs parents n’avaient pas pu venir. Déverser sur lui son amertume ne ferait pas avancer les choses. Elle était pensionnaire à deux heures de chez elle, dans un internat pour jeunes filles uniquement. Elle ne rentrait qu’un week-end sur deux, et s’était fait une joie de passer les deux prochaines semaines avec ses parents. Savoir qu’elle se rendrait finalement en Bretagne seulement accompagnée des jumeaux l’avait mise dans une mauvaise humeur tenace, qui lui collait à la peau depuis trois jours.

    Et ce n’est pas ma faute, poursuivit Hélie en croisant les bras. Alors arrête de bouder !

    C’est facile, pour toi, tu les vois tous les jours ! Moi je les ai à peine aperçus avant qu’on prenne l’avion…

    Tu sais, intervint doucement Lénaïg, ils ont dit qu’ils essayeraient de passer à la fin des vacances, s’ils avaient le temps.

    C’est ça, souffla Astrid, je suis sûre que…

Mais les jumeaux ne surent jamais ce dont elle était sûre, puisque la voix d’une hôtesse de l’air résonna dans tout l’appareil, leur donnant des informations sur la température et le léger retard de l’avion dû aux turbulences qu’ils avaient traversé un peu plus tôt. Enfin, l’appareil amorça sa descente, et Astrid se mit à mastiquer furieusement son chewing-gum, espérant de toutes ses forces que cela suffirait pour que ses oreilles ne se bouchent pas.

Enfin, dans une légère secousse, les roues de l’avion se posèrent sur le tarmac, et la jeune fille émit un long soupir. Elle ne détestait pas les trajets aériens, mais était soulagée de retrouver la terre ferme. L’idée d’avoir un vide de plusieurs kilomètres sous les pieds ne la mettait pas à l’aise.  Dès qu’elle mit un pied dehors, un large sourire s’épanouit sur ses lèvres. L’air, en Bretagne, avait une saveur particulière qui lui avait manqué. Un mélange de sel et de varech, une odeur profonde qui lui rappelait les longues promenades sur les falaises et les heures qu’elle avait passé à jouer sur la plage.

Un fin crachin accompagnait cette brise marine, comme pour souhaiter un bon retour aux enfants du pays. Les fines gouttelettes ne dérangeaient pas Astrid, mais son frère se mit à maugréer en sentant une pellicule humide se déposer sur sa peau.

    On est là depuis même pas cinq minutes, et il pleut déjà !

    En Bretagne, il ne pleut que sur les cons, répliqua malicieusement son aînée.

    Eh ! protesta Lénaïg, toujours respectueuse des règles. Maman ne veut pas qu’on dise de gros mots !

    Et justement, elle n’est pas là, rétorqua le garçon. En plus, c’est idiot ce que tu dis, toi aussi tu es mouillée.

    Ce n’est même pas de la pluie…

Astrid lui avait répondu en haussant les épaules. Son frère semblait avoir oublié ce qu’était une vraie averse en Bretagne, les nuages bousculés par des vents en furie déversant des torrents d’eau glaciale se déversant sur les hortensias et les maisons en ardoise. Ce qui tombait du ciel en ce moment n’avait presque rien à voir avec de la pluie.

    Je vois Grand-Mère, là-bas ! cria Lénaïg en se mettant à accélérer.

    Attends-nous, ordonna sa sœur. On reste ensemble, sinon vous allez finir par vous perdre.

    N’importe quoi, rétorqua-t-elle, je ne peux pas me perdre puisque je la vois.

La jeune fille ne répondit rien. L’aéroport n’était pas grand mais il y avait beaucoup de monde. Une conséquence du début des vacances, à n’en pas douter. Et ce serait certainement pareil lors de leur départ. Elle remonta l’anse de son sac sur son épaule, et attrapa un des jumeaux de chaque côté. Hors de question d’en perdre un, ne serait-ce que pour quelques instants. Mais Lénaïg avait raison, leur grand-mère était juste au bout du hall. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres d’elle, la petite lui lâcha la main et se mit à courir, puis sauta au cou de la vieille dame.

    Grand-Mère, piaillait-elle, c’était génial l’avion ! A un moment il y a eu des turbulences, mais on n’a même pas eu peur, nous. C’est pour ça que l’avion est en retard ! Et à la fin, Astrid nous a donné des chewing-gums pour qu’on n’ait pas mal aux oreilles, il faudra qu’on pense à prendre au retour ! Et Grand-Père, il n’est pas là ?

    Non ma chérie, déclara Reine le Penneg avec un sourire attendri. Il a beaucoup de travail à Kermor, en ce moment. Mais il vous attendra à la maison, j’en suis sûre.

    Je pourrais aller l’aider ? implora Hélie. Je suis grand, maintenant !

Kermor était le nom du domaine des Le Penneg. Une terre qui appartenait à la même famille depuis une bonne dizaine de générations au moins. C’était un petit manoir, sur le bord de la falaise, dont la construction s’était achevée quelques semaines seulement avant la mobilisation générale de 1914. Les deux conflits avaient épargné les imposantes pierres de granit breton, mais le terrain, en revanche, demeurait encore nivelé par les trous d’obus. Lorsque les enfants étaient plus jeunes, ils jouaient à se cacher dans ces blessures herbeuses qui labouraient la terre.

La lande s’étendait sur plusieurs kilomètres autour du manoir, qui surplombait la mer. Depuis toute petite, Astrid adorait s’y endormir, en entendant le ressac grignoter peu à peu la pierre de la falaise. C’était l’un des bruits les plus apaisants qu’elle connaissait. Bordant la lande, et toujours sur leurs terres, il y avait une petite forêt. Lorsqu’ils étaient enfants, Grand-Mère leur racontait que les arbres venaient de Brocéliande, et qu’ils avaient été plantés là par les fées. Mais ils n’avaient jamais eu le droit d’y aller : ce coin de Bretagne était une réserve naturelle, de nombreux oiseaux rares y vivaient et il ne fallait sous aucun prétexte les déranger.

L’entretien du domaine prenait à Grand-Père un temps fou : il fallait s’assurer de la protection de la lande, mettre en place des petites barrières pour éviter que les touristes ne piétinent les ajoncs, vérifier l’état des chemins côtiers et gérer les études des ornithologues, qui ne cessaient de s’intéresser à Kermor. En plus de cela, Henri Le Penneg était un scientifique émérite. Durant une quarantaine d’années, il avait été professeur de biologie, spécialisé dans la génétique. Avec la retraite, sa passion ne l’avait pas quitté, et il mettait un point d’honneur à se tenir au courant des dernières découvertes, et à participer à des colloques dès qu’il le pouvait. Mais jamais sa passion pour la science ne l’avait tenu loin de ses petits-enfants.

    Je ne pense pas, Hélie, répondit Grand-Mère presque sur un ton d’excuse. Ce que fait ton Grand-Père n’est pas très intéressant, pour un garçon de ton âge, tu sais. Tu seras bien mieux à Kermor, je t’assure !

L’adolescent grimaça. Il adorait être au grand air, courir à en perdre haleine. Rester enfermé dans une maison remplie de livres était pour lui une torture.

    Même pas une ou deux fois ? supplia-t-il. Il y a plein d’endroits que je ne connais pas encore !

    Nous verrons ce soir, trancha Reine le Penneg.

Un grand sourire remplaça bien vite la grimace d’Hélie. Si on ne lui disait pas non, il y avait moyen de négocier. Et à ce jeu, il était passé maître. D’ailleurs, c’était toujours lui que ses sœurs envoyaient lorsqu’ils voulaient regarder un film en semaine ou se rendre au cirque, celui qui passait chaque année dans leur village. Avec sa bouille d’ange, ses grands yeux innocents et des arguments qui sonnaient en général assez juste, Hélie avait développé un talent certain pour la négociation.

    Oh, se rappela soudainement Grand-Mère, je ne pense pas que vos parents vous l’aient dit, mais Gaël est arrivé hier soir à Kermor.

    C’est vrai ? se réjouit Astrid, un large sourire étirant ses lèvres. Je pensais qu’il devait réviser ses examens…

    Alix a certainement estimé que l’air marin serait bon pour son cerveau.

Une moue rieuse s’était imprimé sur le visage de la vieille dame lorsqu’elle prononça ces mots. Elle savait bien que les cousins ne s’étaient pas vus depuis fort longtemps. Ces vacances de la Toussaient étaient une excellente occasion de réunir sous leur toit tous leurs petits-enfants. Il n’avait pas été facile de persuader sa fille de laisser partir le jeune homme. Alix avait toujours eu un caractère aussi obstiné qu’Henri.

Astrid se réjouissait de la présence de son cousin. Depuis tout petits, ils s’étaient particulièrement bien entendus, enchaînant mille sottises et mille parties de cache-cache dans les trous d’obus. Mais quelques années auparavant, Alix avait été mutée à l’autre bout de la France, et Gaël n’avait guère au d’autre choix que de suivre sa mère.

En s’installant dans la voiture, la jeune fille enroula une mèche de sa chevelure brune autour de son doigt. Gaël, lui, était très blond. En les voyant, jamais on ne les aurait pensés de la même famille. Encore plus lorsque l’on savait que tous les Penneg avait les cheveux aussi noirs qu’une aile de corbeau. Sans doute Gaël tenait-il se différence de son père. Mais il ne l’avait pas connu, et Alix ne le mentionnait jamais. C’était la part d’ombre du jeune homme, celle qu’Astrid se gardait bien de mentionner, sachant la douleur qu’elle engendrait.

Malgré tout, elle était plus qu’heureuse à l’idée des vacances qui s’annonçaient : Kermor, la Bretagne, son cousin… Rien ne pouvait venir ternir cet horizon.

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Dieumon
Posté le 10/09/2019
Très bon chapitre, la description est très précise, on se croirait presque en Bretagne, de plus, cette idée de donner des surnoms en fonction de noms de personnages de films est très intéressante et bien pensée. Tout est bien écrit bien que je trouve que le passage sur la princesse Leïa soit un peu trop artificiel aussi, mais j’espère que la qualité que l'on voit dans ce chapitre sera aussi constante dans toute l'histoire.
Halycanth
Posté le 27/08/2019
Wow, c'est rare un chapitre d'exposition aussi bien traité ^^ Si j'avais vraiment une critique à faire, c'est que je trouve la description détaillée de la salopette au début un peu artificielle (et le passage sur la princesse Leia, mais ça c'est parce que j'aime pas trop l'évocation d'autres oeuvres dans une fiction, je trouve ça malésant mais c'est juste moi du coup...), maaais c'est du chipotage XD
Non, en vrai, si le reste de l'histoire est pareil, ça va être un monstre de livre ! Mais tu le sais sûrement déjà.
Par contre après un incipit pareil, compte sur moi pour ne rien laisser passer dans la suite, on fait ça ? ^^
Claire_Quilien
Posté le 02/09/2019
Eh bien merci beaucoup d'un tel commentaire, je suis ravie que ce début te plaise !
Tant mieux pour le chipotage, c'est ce qui fait avancer les choses, haha ^^
Ça roule, on fait comme ça ;)
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