Chapitre 2

     On ne met pas les coudes sur la table, Hélie, réprimanda gentiment Grand-Mère.

Astrid retint un sourire ironique. Elle aimait énormément ses grands-parents, et les bonnes manières un peu désuètes qu’ils imposaient à Kermor l’avaient toujours amusée. C’était comme des échos fanés d’un passé pas si lointain, échos qui trouvaient d’ailleurs une certaine résonnance en elle. Le manoir était une bâtisse d’une certaine élégance, dont les toits pointus griffaient le ciel comme autant de flèches acérées. Il était de bon ton de confirmer ce charme extérieur par une certaine tenue à l’intérieur.

     Gaël et Astrid, poursuivit Grand-Mère, si vous voulez travaillez un peu, je vous ai préparé le bureau d’en-haut, vous y serez au calme.

     Travailler… soupira Grand-Père, mes pauvres enfants ! Profitez-donc de vos vacances, au lieu de vous farcir la tête de formules que vous aurez oubliées dans une semaine !

L’ensemble de la tablée éclata de rire. Henri Le Penneg avait beau être un scientifique de renom, il avait toujours accordé une grande importance aux temps de repos. Ses petits-enfants venaient rarement en Bretagne, il ne voyait pas l’intérêt pour eux de rester le nez dans leurs cahiers pendant deux semaines.

     Moi je n’ai pas de travail, enchaîna Hélie avec un grand-sourire, je pourrai venir avec toi, quand tu feras tes tournées ?

Le vieil homme se lissa la moustache d’un air ennuyé. Depuis des années, il redoutait ce moment. Celui où ses descendants insisteraient tant qu’il n’aurait d’autre choix que de leur révéler la vérité. Cette terrible vérité qu’avec sa femme, ils avaient pris tant de soin à dissimuler, depuis déjà presque un demi-siècle. Mais non… Pas encore, le moment n’était pas venu. Il ne voulait pas imposer ce poids aux adolescents. Pour dissimuler sa gêne, il se leva et alla remplir la corbeille de pain.

     Ce n’est pas une bonne idée, mon garçon. La lande est… agitée en ce moment. Je ne veux pas prendre quelqu’un de novice avec moi.

     Novice ? répéta Gaël en fronçant les sourcils. Je pensais que tu te contentais de vérifier l’état des ajoncs, et si les touristes ne les avaient pas trop abîmés.

     Il n’y a rien de dangereux là-dedans, n’est-ce pas ? renchérit Astrid.

Son grand-père avait beau essayait de dissimuler son malaise, il lui sautait aux yeux. Pourquoi refuser qu’Hélie l’accompagne ? Et pourquoi un prétexte aussi maladroit ? Il n’y avait rien sur la lande, à part quelques oiseaux, des lapins et peut-être des serpents, quand ils n’étaient pas effrayés par le vacarme des promeneurs. Vraiment, elle ne saisissait pas pourquoi il tenait autant à garder Hélie à l’écart.

     Mais je vais m’ennuyer, geignit l’adolescent. Pourquoi tu ne me laisses jamais venir avec toi, alors que tu sais très bien que ça m’intéresse ?

     Là n’est pas la question, Hélie, soupira Grand-Père.

     Alors quoi ? Pourquoi tu refuses ?

     Parce que… Parce que… J’ai des ornithologues de renom à rencontrer cette semaine. Ce sont des gens brillants, dans leur domaine, mais très misanthropes.

     Misanthropes ? répéta Lénaïg en fronçant le nez.

Jusque-là, elle n’avait rien dit, faire le tour du domaine ne l’intéressant guère. Contrairement à son frère, aventurier et explorateur dans l’âme, elle préférait se lover dans un bon fauteuil, avec une pile de bandes dessinées à porter de main. Mais à l’instar de ses aînés, elle ne pouvait s’empêcher de trouver douteuse l’explication de ses grands-parents.

    Cela signifie de quelqu’un qu’il n’apprécie pas le contact avec d’autres gens, ma chérie, expliqua Grand-Mère. Ces gens sont des solitaires, qui n’aiment personne à part leurs oiseaux. Devoir s’entretenir avec votre grand-père leur sera déjà pénible, autant éviter de rajouter une présence supplémentaire, qui ne fera que les agacer.

    Mais je resterai silencieux, c’est promis ! S’il te plaît, Grand-Père… supplia Hélie.

    C’est non, répondit-il en soupirant, je suis désolé.

Le garçon se renfrogna, et termina sa soupe en silence. Aucun des Le Penneg ne parlait. Un malaise certain s’était installé dans la pièce, et Astrid ne se rappelait pas en avoir connu de tel. Mais en même temps… Pourquoi ses grands-parents refusaient-ils aussi catégoriquement qu’Hélie parcoure le domaine ? C’était comme s’ils avaient des activités cachées, une sorte de trafic inavouable dans lequel leurs petits-enfants ne devaient en aucun cas mettre leur nez. Grand-Mère prit finalement la parole, mettant fin à cette gêne inhabituelle qui flottait entre eux.

    A propos du domaine… Il y a quelques petites choses dont nous devons vous faire part. (Elle échangea un coup d’œil rapide avec son époux). La lande et les Vallées vous sont toujours accessibles.

A ces mots, Hélie releva soudainement la tête. Les Vallées, ainsi qu’ils nommaient cette portion de terrain déformée par les trous d’obus lancés pendant la guerre, avaient toujours été son terrain de jeu favori. Il s’était inventé mille dragons à combattre, mille quêtes à remplir, mille trésors à trouver sur ces quelques dizaines de mètres carrés. Puisqu’il était privé des tournées avec son grand-père, encore heureux qu’on lui laisse les Vallées ! Par contre, il sentait que la suite n’allait pas lui plaire, et commença à tapoter nerveusement le bord de son assiette avec sa cuiller.

En quelques secondes seulement, le bruit commença à irriter les nerfs de sa sœur aînée. Astrid lui donna un coup de pied discret sous la table. Elle était curieuse de savoir ce que leurs grands-parents allaient leur annoncer, et ne comptait pas en perdre une miette à cause de l’agacement d’Hélie. Le chef de famille fronça les sourcils au cri étouffé qui sortit de la bouche d’Hélie.

    Astrid, gronda-t-il, laisse ton frère. Ce que nous devons vous annoncer n’est pas drôle, et Hélie a raison de s’en inquiéter. Nous vous demandons de ne pas aller sur les plages et dans les bois, cette année.

    Pardon ? s’étouffèrent presque Gaël et Astrid en même temps.

Bien qu’on soit en novembre, les cousins avaient pris l’habitude de se promener quotidiennement au bord de la mer. Le bruit régulier du ressac, mordant le sable et les pierres, était un excellent moyen de se détendre après avoir planché des heures sur des exercices rébarbatifs. Une fois ou deux, alors que le soleil était encore clément pour la saison, ils avaient même poussé le vice jusqu’à faire trempette, quelques minutes seulement pour ne pas attraper froid.

Quant à la forêt, ils s’y rendaient moins, mais les légendes de Brocéliande prenaient là-bas une saveur toute particulière. Lorsqu’ils étaient tous les quatre réunis à Kermor, Astrid, Gaël, Hélie et Lénaïg aimaient à s’y retrouver le soir, autour d’un feu de camp, si le temps le permettait, et à lire les histoires d’autrefois, celles qui leur parlait de korrigans, de sirènes, du roi Marc’h, de Tristan et Iseult. Leurs grands-parents avaient toujours encouragé cette habitude, cette inclination vers une mythologie que les vagues successives de touristes tendaient de plus en plus à vider de sa substance. Toutes ces créatures, sublimes et terribles à la fois, capables du meilleur, comme, plus souvent, du pire, devenaient de simples effigies de plastiques, des figures de folklore tout juste bonne à finir en tee-shirt ou sur une mug de céramique tels qu’on en vendait par dizaine. Pour les Le Penneg, amoureux de leur région et de ses racines, c’était un grand bonheur de voir que leurs descendants s’intéressaient à cette culture.

Alors que tout cela lui revenait en mémoire, Astrid ne comprenait pas. Pourquoi donc tout cela leur était-il interdit chaque année ? Jamais leurs grands-parents ne leur avait défendu aucune de ces promenades.

    Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, se lamenta Hélie, si Grand-Père ne veut pas que je vienne avec lui, et que je suis obligé de rester dans les deux cent mètres autour de la maison ? Et d’abord, pourquoi on n’aurait pas le droit d’y aller ?

    Il a raison, argumenta Gaël d’un ton plus calme, pourquoi vous nous l’interdisez cette année ? D’habitude, ça ne vous gênait pas…

Leurs grands-parents se lancèrent un long regard ennuyé. Ils avaient beau avoir prévu de devoir faire face à un feu nourri de questions et d’indignations, la déception de leurs petits-enfants n’en était pas plus agréable à contempler. Reine Le Penneg soupira longuement. Astrid remarqua du coin de l’œil qu’elle semblait être en proie à un tic nerveux inhabituel : elle qui prenait d’habitude grand-soin de son apparence, était en train de gratter machinalement ses ongles, ôtant peu à peu la couche de vernis qui y était soigneusement posée. Quelque chose n’allait pas.

C’était la seule explication. Jamais Grand-Père et Grand-Mère ne les auraient sciemment privés de leurs distractions favorites. Mais pourquoi ne voulaient-ils pas leur expliquer la vraie raison ? Pendant qu’elle réfléchissait, son grand-père ânonnait quelques explications aux garçons qui leur parurent à tous fort peu convaincantes. Des touristes qui se promenaient dans la forêt auraient vu une quantité étonnante de vipères, et la mairie en avait alors interdit l’accès jusqu’à ce que l’étrange phénomène soit élucidé. Quant à la plage, une proliférations inquiétante d’algues vertes exhalait des vapeurs que l’on soupçonnait être toxiques. Astrid soupira. Tout cela était certainement vrai. Mais pourtant… Elle sentait quelque chose de plus par derrière.

    De toute façon, c’est comme ça ! déclara Grand-Père d’un ton péremptoire. Cette année, vous n’irez ni dans les bois ni sur la plage. Le débat est clos, et je ne veux entendre aucune réclamation à ce sujet ! Il me semble que le terrain est assez vaste pour que vous ne vous ennuyez pas pendant les deux prochaines semaines, tout de même !

Un concert de grognement plus ou moins graves accueillit la déclaration. Certes, la propriété était vaste, mais on les privait tout de même de leurs endroits préférés. Tant pis, mieux valait ne pas contrarier leur grand-père, en particulier lorsqu’il parlait sur ce ton. Hélie et Lénaïg, lorsqu’ils étaient encore enfants, avaient bravé l’interdiction de se rendre à la plage sans adulte, avant d’être surpris en train de jouer dans la mer, sans aucune surveillance, par Astrid. Grand-Père leur avait passé un savon tel que certaines phrases résonnaient encore dans l’esprit des jumeaux, de temps à autre. Pour rien au monde ils n’auraient voulu revivre cela.

Cela n’empêcha cependant pas les quatre adolescents de bouder pendant la suite du repas. Grand-Mère semblait désolée pour eux, et tentait d’entretenir malgré tout une conversation légère, mais peine perdue. Les réponses à ses questions, au lieu des longues tirades enflammées dont elle avait l’habitude, étaient désormais quelques mots lapidaires, jetés sur un ton agacé. L’adolescent râleur n’aime pas être dérangé dans sa bouderie, il s’agissait là d’une constante universelle.

 

Leurs premiers jours en Bretagne se déroulèrent dans la même ambiance que ce dîner. En plus de cela, il ne cessait de pleuvoir. Oh, pas une grosse pluie dont les gouttes rebondissaient en sauts périlleux sur les velux. Non, une simple petite bruine, comme si l’atmosphère était tissée d’eau. On ne s’en rendait pas immédiatement compte, lorsqu’on mettait le nez dehors, mais au bout de quelques instants, on commençait à voir des filets liquides dégringoler en cascades sur les manches des cirés jaunes. La plupart du temps, les adolescents restèrent enfermés à Kermor. Grand-Père entretenait un feu ronflant dans la cheminée, et c’était délicieusement agréable de se blottir dans les immenses fauteuils avec une pile de livres à dévorer.

Astrid, pour sa part, s’en contentait assez bien. De même que Gaël et Lénaïg, d’ailleurs. Mais elle n’était pas aveugle au point de ne pas saisir l’agacement grandissant d’Hélie. Même lorsqu’il pleuvait, son frère avait coutume de sortir sur la lande, aller se promener dans la forêt, contempler la mer en furie depuis les falaises, s’inventer une princesse à délivrer, ou même faire un petit plongeon dans l’océan, si les vagues n’étaient pas trop hautes. Depuis toujours, il clamait haut et fort que nul temps n’était meilleur pour se baigner que celui qui vous permettait d’entrer dans l’eau déjà mouillé. Le garçon assurait qu’ainsi, on ne sentait même pas la différence de température. Astrid restait sceptique quant à cette théorie.

Cependant elle s’inquiétait de l’humeur d’Hélie. Elle connaissait son frère, si on continuait à l’enfermer ainsi, il finirait par craquer et sortir dans les endroits désormais défendus. En plus de cela, il était persuadé que leurs grands-parents ne leur avait pas donné les véritables raisons de cette décision. Et n’ayant rien d’autre à faire, il était fermement déterminé à découvrir pourquoi. Astrid craignait qu’il ne fasse une bêtise, d’un moment à l’autre.

Mais en même temps… L’explication de Grand-Mère était bancale. Il y avait forcément autre chose. Et si Hélie se proposait de le découvrir… eh bien elle serait assurée d’avoir ses réponses sans avoir levé le petit doigt. Un procédé qui n’était, certes, guère honnête, mais remarquablement efficace. Et de toute façon, rien ni personne n’aurait pu retenir Hélie. Toutefois, étant donné l’étendue de ce qu’ils allaient découvrir et tous les soucis que cela allait engendrer, mieux eût valu pour eux que l’adolescent restât bien tranquillement à Kermor.

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Dieumon
Posté le 10/09/2019
Excellent chapitre, j'ai hâte de voir la suite, mais il est vrai que tu insiste un peu sur le secret des grands-parents ce qui peut nuire au suspens. Tu pourrais aussi décrire un peu plus certaines choses comme la forêt ou plage, ça pourrait permettre de rentrer plus vite dans la tête des personnages et de comprendre leurs émotions, on y serait surement attachés plus vite.
Sinon continue, j'ai envie de voir la suite.
Halycanth
Posté le 04/09/2019
Très bon, encore une fois ^^
Autres je trouve que tu insistes quand même un peu trop sur le fait que les grands-parents ont d disks chose à cacher, c'est dommage ça nuit au suspens...
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