Chapitre 1

Par Ysaé

La nuit enveloppait la ville de son voile obscur, seul le halo vacillant projeté par un vieux réverbère éclairait la ruelle sombre. Un claquement de talons s’ébruita en échos le long des murs de vieux parpaings, brisant le silence de la nuit. Derrière son visage fermé, Olivia dissimulait un grand tumulte intérieur. La jeune femme pressait le pas, peu attentive à l'environnement autour d'elle. Son sac à dos rempli à la hâte lui pesait sur le dos et de temps en temps, dans un brusque mouvement d'exaspération, elle tentait d'en changer la position. Olivia repassait dans son esprit tel un film la scène qui venait d'avoir lieu quelques minutes plus tôt, essayant de contenir une rage impuissante.

Son histoire avec Maxime Rio avait commencé deux ans auparavant. Elle l'avait rencontré par hasard, lors d’une soirée des anciens de terminal organisée via facebook. L’évènement s’était tenu dans un bar étudiant éloigné du centre-ville de Rennes où le jeune homme avait ses habitudes. Même s'il ne lui avait pas vraiment plu, il avait eu la gentillesse de lui offrir un verre et de faire l'effort de s'intéresser à elle. Olivia n'était pas exigeante : un mois plus tard, elle emménageait chez son nouveau petit-ami. A cette époque, elle aurait fait n'importe quoi pour fuir le giron familial. Alors Max ou un autre… D'ailleurs, il n'était pas le premier.

Ni le dernier, pensa-t-elle, cynique.

Il était agent communal - emploi obtenu grâce à son père Conseiller municipal - et s'avéra très rapidement porté sur la boisson et l'inactivité la plus totale. Leurs journées variaient peu : lorsqu’Olivia se levait aux aurores pour se rendre à la boucherie parentale, Maxime dormait profondément, la respiration encore vrombissante de vapeurs alcoolisées. Le soir, elle le retrouvait devant la télévision, un bol de chips au paprika et une bouteille de Jack Daniel’s déjà bien entamée posés devant lui (pour éviter de se lever chercher des glaçons, il buvait le liquide à température ambiante). Ce cycle s’achevait le week-end, où Rio invitait ses quelques amis dont les passe-temps favoris se résumaient pareillement à s’enivrer, un œil sur la chaîne sportive. Suivant un programme convenu et maintes fois répété, tous terminaient saouls dans la discothèque un peu délabrée du quartier, où, tandis que les garçons s’efforçaient d’embrasser de leurs bouches pâteuses quelques demoiselles désœuvrées, Olivia tentait mollement un ou deux pas de danse.

C’est également avec une singulière régularité que Maxime s’obligeait à lui faire l’amour une fois par mois, acte qu’il devait lui aussi considérer comme inhérent à la vie de couple. L'homme n'était pas très incliné sur la chose et c'était plutôt un soulagement. En l’observant se dévêtir, le soir avant de se coucher, Olivia avait du mal à retenir son dégoût. Bedonnant, le regard vitreux, mal rasé : il faisait peine à voir. Elle se soumettait à cette parodie de vie à deux, écrasée sous le poids d’un corps à la virilité noyé de graisse et de whisky, et fermait les yeux... L'affaire ne s'éternisait pas.

Deux ans qu’elle partageait sa vie avec Max, une mascarade triste et sans charme, qui n’avait jamais fait sens. Olivia s’en accommodait.

 

La jeune femme n'avait rien vu venir. Maintenant qu'elle y réfléchissait, il y avait sans doute eu quelques signes avant-coureurs : Maxime avait récemment réduit sa consommation d’alcool et prenait davantage soin de son apparence, bien que le résultat fût loin d’être probant. En poussant la porte de leur domicile une heure plus tôt, elle était tombée face au spectacle quotidien de sa lourde silhouette enfoncée dans leur canapé en skaï bleu. Il l’attendait, ce qui, il est vrai, ne ressemblait en rien à ses habitudes.

— T'es en retard, aboya-t-il.

Depuis quand se souciait-il de l'heure à laquelle elle rentrait?

La nuit enveloppait la ville de son voile obscur, seul le halo vacillant projeté par un vieux réverbère éclairait la ruelle sombre. Un claquement de talons s’ébruita en échos le long des murs de vieux parpaings, brisant le silence de la nuit. Derrière son visage fermé, Olivia dissimulait un grand tumulte intérieur. La jeune femme pressait le pas, peu attentive à l'environnement autour d'elle. Son sac à dos rempli à la hâte lui pesait sur le dos et de temps en temps, dans un brusque mouvement d'exaspération, elle tentait d'en changer la position. Olivia repassait dans son esprit tel un film la scène qui venait d'avoir lieu quelques minutes plus tôt, essayant de contenir une rage impuissante.

Son histoire avec Maxime Rio avait commencé deux ans auparavant. Elle l'avait rencontré par hasard, lors d’une soirée des anciens de terminal organisée via facebook. L’évènement s’était tenu dans un bar étudiant éloigné du centre-ville de Rennes où le jeune homme avait ses habitudes. Même s'il ne lui avait pas vraiment plu, il avait eu la gentillesse de lui offrir un verre et de faire l'effort de s'intéresser à elle. Olivia n'était pas exigeante : un mois plus tard, elle emménageait chez son nouveau petit-ami. A cette époque, elle aurait fait n'importe quoi pour fuir le giron familial. Alors Max ou un autre… D'ailleurs, il n'était pas le premier.

Ni le dernier, pensa-t-elle, cynique.

Il était agent communal - emploi obtenu grâce à son père Conseiller municipal - et s'avéra très rapidement porté sur la boisson et l'inactivité la plus totale. Leurs journées variaient peu : lorsqu’Olivia se levait aux aurores pour se rendre à la boucherie parentale, Maxime dormait profondément, la respiration encore vrombissante de vapeurs alcoolisées. Le soir, elle le retrouvait devant la télévision, un bol de chips au paprika et une bouteille de Jack Daniel’s déjà bien entamée posés devant lui (pour éviter de se lever chercher des glaçons, il buvait le liquide à température ambiante). Ce cycle s’achevait le week-end, où Rio invitait ses quelques amis dont les passe-temps favoris se résumaient pareillement à s’enivrer, un œil sur la chaîne sportive. Suivant un programme convenu et maintes fois répété, tous terminaient saouls dans la discothèque un peu délabrée du quartier, où, tandis que les garçons s’efforçaient d’embrasser de leurs bouches pâteuses quelques demoiselles désœuvrées, Olivia tentait mollement un ou deux pas de danse.

C’est également avec une singulière régularité que Maxime s’obligeait à lui faire l’amour une fois par mois, acte qu’il devait lui aussi considérer comme inhérent à la vie de couple. L'homme n'était pas très incliné sur la chose et c'était plutôt un soulagement. En l’observant se dévêtir, le soir avant de se coucher, Olivia avait du mal à retenir son dégoût. Bedonnant, le regard vitreux, mal rasé : il faisait peine à voir. Elle se soumettait à cette parodie de vie à deux, écrasée sous le poids d’un corps à la virilité noyé de graisse et de whisky, et fermait les yeux... L'affaire ne s'éternisait pas.

Deux ans qu’elle partageait sa vie avec Max, une mascarade triste et sans charme, qui n’avait jamais fait sens. Olivia s’en accommodait.

 

La jeune femme n'avait rien vu venir. Maintenant qu'elle y réfléchissait, il y avait sans doute eu quelques signes avant-coureurs : Maxime avait récemment réduit sa consommation d’alcool et prenait davantage soin de son apparence, bien que le résultat fût loin d’être probant. En poussant la porte de leur domicile une heure plus tôt, elle était tombée face au spectacle quotidien de sa lourde silhouette enfoncée dans leur canapé en skaï bleu. Il l’attendait, ce qui, il est vrai, ne ressemblait en rien à ses habitudes.

— T'es en retard, aboya-t-il.

Depuis quand se souciait-il de l'heure à laquelle elle rentrait?

— Il y a eu du monde à la boucherie un peu avant la fermeture, j'ai dû rester plus tard. 

— La boucherie toujours, pas vrai? répondit-il sur un ton méprisant. Fred et Erwan sont au bar du campus. Ça te dit de les rejoindre?

Olivia ne prit pas la peine de relever son ton agressif. Elle observa qu'il n'avait pas bu. Curieux.

— Non Max, j'ai eu une longue journée de travail et franchement là, j'ai juste besoin de me reposer. Mais vas-y toi si tu veux, ça ne me dérange pas.

Il eut un sourire amer.

— Je savais que tu allais dire ça. Avec toi on n’a jamais de surprise. 

— Il y a quelque chose qui ne va pas?

— Oui. Toi.

Sans répondre, Olivia saisi un paquet de blondes dans son sac à main et alluma une cigarette. La fumée se dégagea en minces volutes grises, formant un écran flou devant le visage de Maxime. Qu'est-ce qu'il pouvait l'agacer! Elle se sentit soudain sentie gagnée par une  extrême lassitude, sensation familière pareille à une chape de plomb lui écrasant les épaules. Une dispute était bien la dernière chose dont elle avait besoin. Elle choisit de l’ignorer, aspira lentement une bouffée nicotinée et se dirigea en silence vers la chambre à coucher. Maxime la suivit du regard, l’air mauvais. Olivia s’arrêta soudain sur le pas de porte : le spectacle qui s’offrait à elle la fit sortir de sa léthargie habituelle. Tous les placards avaient été laissés ouverts. Au milieu du lit se dressait une pile de vêtements et d'objets divers, jetés là comme un amoncellement de déchets. Ses affaires.

— Qu'est-ce que ça signifie? soupira-t-elle exaspérée.

L’odeur de cigarette envahissait la pièce au papier peint jauni, dominant les relents plus désagréables de tabac froid. La fumée lui irritait les yeux. Maxime s'était approché, jugeant de son effet : s’il s’était attendu à de la colère, le résultat en était loin. Il plissa les yeux de contrariété.

— Lili !

— Arrête… Pourquoi as-tu fait ça ? 

D’un seul coup, Maxime avait déversé un flot d’une hargne tout à fait disproportionnée :

— J'en ai marre Oliva! Je ne supporte plus...d'être avec toi! Tiens, tu peux me dire ce qui te plait chez moi ? Réponds-moi !

Nous y voilà, s’était dit la jeune femme. Monsieur a besoin d'être rassuré, Monsieur veut un peu de romantisme. Il y eu un silence. Elle devinait ce qu’elle aurait été supposée lui dire – elle avait visionné suffisamment de films où les amants se déclamaient leur amour avec passion - mais les mots ne lui vinrent pas. Elle resta les bras branlants, mégot fumant à la main, à se demander comment écourter cette conversation au plus vite. Maxime la regardait, dépité. C'en était presque comique.

— Tu vois, tu ne sais même pas quoi me répondre. Je sais que tu ne m'aimes pas, je ne suis pas aussi bête que tu le penses.

— T’es ridicule.

— C'est toi qui es ridicule! Vivre avec toi c'est comme vivre avec une morte. Tu ne parles pas, tu ne souris pas, rien ne t'intéresse...je... même le sexe avec toi c’est d’un putain d’ennui ! 

Il avait haussé la voix.

Olivia tressaillit, surprise par tant de véhémence. Que lui prenait-il à la fin? Il ne s'était jamais plaint auparavant. Elle le soulageait de tout le quotidien : le ménage, la cuisine, le linge...elle s'occupait de surcroît des démarches administratives qui l’ennuyaient tant. Elle ne lui avait jamais reproché son alcoolisme, n'était pas possessive... Que voulait-il de plus?

— Parce que tu crois que ça m'amuse moi de passer mes soirées avec toi, mon pauvre? Tu empestes tout le temps l’alcool ! Et regarde... regarde toi!

— Qu’est-ce que tu sous-entends? Aller, je sens que t'as envie de tout cracher. Profites-en parce que t'en auras plus l'occasion.

Le visage de Max avait viré à l’écarlate et ses yeux noirs n’étaient plus que deux petites fentes pressés sous ses pommettes joufflues. Il s'était visiblement préparé à la confrontation : campé sur ses deux pieds, les genoux légèrement fléchis et la respiration sifflante, il ressemblait à un gros boxeur suintant prêt à en découdre sur le ring. Olivia eut l’impression que ses forces l’abandonnaient : harassée par la fatigue, elle ne parvenait plus à se concentrer. Elle pressa doucement un doigt autour de ses yeux cernés : à quoi bon se battre?

— Tu veux me quitter?

Une flamme s'alluma dans les prunelles de Maxime. Elle avait abandonné si facilement! Il hocha la tête, tentant d'adopter une expression contrite. Sans grand succès.

— Il y a quelqu'un d'autre? 

La question lui paraissait légitime connaissant Max, qui n’était pas le genre d’homme à bouleverser sa vie. Ce dernier hésitât.

— Oui.

— Depuis combien de temps? 

— Un mois.

Olivia se retint de l'étrangler.

— Qui? parvint-elle à articuler.

— Qu'est-ce que ça change?

— Dis-le-moi. 

Maxime l’examinait bizarrement, comme s'il avait affaire à une folle.

— Stéphanie Thual, avoua-t-il finalement.

Olivia se rappelait vaguement d'une brune forte tête croisée en boite de nuit. Est-ce qu'elle aurait pu avoir des soupçons? Est-ce qu’elle aurait dû en avoir ? Le petit sursaut d’orgueil dont elle s’était sentie piquée s’éteignit telle la flamme soufflée d’une bougie : après tout, cette histoire n’avait pas grande importance.

— Tu m’écœures.

— Qu’est-ce que tu fais Olivia ?

— Tu le vois bien : j’enlève les affaires du lit. Je suis épuisée, il faut que je dorme.

— Tu ne m’as pas compris.

— Mais si ! Je suis trop ennuyeuse pour toi et tu t’envoies en l’air avec… laisse-moi maintenant Max. Je veux dormir.

— Tu ne m’as pas compris, insista-il, je te quitte.

— Hmm. Olivia s’était glissée toute habillée sous la couette et avait scellé ses paupières. Elle ne l’écoutait plus.

Maxime resta interdit. L’homme n’avait visiblement pas envisagé une telle tournure des événements. Il contracta sa mâchoire :

— Qu’on en finisse !

Olivia sentit deux mains la pousser au bord du lit : elle tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Des larmes lui montèrent aux yeux sous l’effet d’un profond découragement. Pourquoi ne la laissait-il donc pas dormir ?

— C’est bon, je partirai demain ! 

Maxime secoua la tête. Ses traits s’étaient adoucis.

— Non Lili, rentre chez tes parents. Stéphanie et moi c’est du sérieux. Je l’aime, tu comprends ? Je n’ai jamais rien ressenti de comparable avec toi.

Olivia prit conscience que Max ne changerait pas d’avis comme elle l’avait espérée. Pire que tout, sa voix trahissait de la pitié pour elle. C’était une chose que d’être rejetée par un personnage aussi médiocre, c’en était une autre que de sentir à quel point il la jugeait pathétique. Le visage rougi par l’humiliation, elle attrapa le vieux sac scout qui avait appartenu à son père et qu’elle rangeait habituellement sous le lit. Il était empli de poussière. Tout en le secouant plus vigoureusement que nécessaire, elle s’enfuit vers la salle de bain. Maxime l’expulsait pratiquement de ce qu’elle estimait également être son propre appartement et elle ne pouvait rien faire pour l’en empêcher : ses parents la rémunéraient une misère pour son travail à la boucherie et c’était lui qui avait toujours réglé le loyer. Maintenant, il allait sûrement la remplacer par cette Stéphanie.

Démoralisée, Olivia jeta pêle-mêle dans une trousse de toilette sa brosse à dent, un dentifrice, un gel douche et un shampoing. Elle prit ensuite une serviette propre et fourra le tout au fond du sac. Elle procéda de la même façon dans tout le logement, récupérant ses maigres possessions: le cahier dans lequel elle faisait ses comptes, deux couteaux dans leurs étuis, quelques paquets de cigarettes, une petite boite contenant ses bijoux… Il ne lui prendrait guère beaucoup de temps pour faire place nette.

Maxime avait regagné le canapé au milieu de l’unique pièce à vivre et faisait semblant de l’ignorer, les yeux rivés sur l’écran de télévision allumé. Il tournait dans sa paume un verre rempli de Scotch bon marché. Olivia revint dans la chambre pour empaqueter quelques vêtements. En refermant le sac, elle laissa échapper un long soupir : retourner chez ses parents sonnait comme une condamnation. Elle les côtoyait déjà suffisamment durant la journée.

La clientèle éprouvait un attachement indulgent pour le tempérament bourru de Raymond Mahe, fier patron troisième génération de la boucherie-charcuterie familiale Louviot (du nom de la rue) et reconnaissable à son épaisse moustache brune. Madame Mahe faisait le service et Olivia Mahe assistait son père dans le laboratoire caché par un rideau en plastique. Derrière cette harmonie de façade, les deux femmes enduraient dans l’intimité l’autre facette de Raymond, boucher au caractère tyrannique et à la mauvaise humeur perpétuelle. Corinne Mahe n’avait jamais osé affronter ce mari qu’elle craignait et vénérait à la fois, le laissant asseoir sa domination à coups de brimades et de dénigrement. Olivia acceptait quant à elle cette situation avec un détachement blasé, le cerveau engourdi par les heures de travail, écrasée par le poids de l’habitude. Il lui était cependant pénible d’être le témoin du triste quotidien de sa mère, petite créature d’à peine quarante-deux ans aux épaules frêles et à la chevelure grisonnante, traitée en bonne à tout faire tant au magasin qu’au foyer. La pauvre s’activait sans jamais se plaindre jusque tard dans la nuit, épuisée, pour satisfaire les exigences sans cesse renouvelées de son despote d’époux. De retour sous le toit parental, Olivia savait qu’elle ne pourrait plus faire semblant de fermer les yeux sur le sort de sa mère : c’était pour elle la pire des punitions que d’être confrontée à la dimension méprisable de son entière lâcheté à ce sujet.

Alors qu’elle enfilait son manteau, Maxime se décida à s’approcher d’elle.

— Lili…

— Ça ira Max. Je viendrai chercher le reste de mes affaires ce week-end.

— Hmm, je voulais dire : tu me rends tes clefs ?

Olivia eu un pincement au cœur en les lui tendant.

— Tu sais, reprit-il, il serait peut-être temps pour toi d’aller voir un spécialiste pour soigner ta dépression. Enfin… cela te regarde, ajouta-t-il précipitamment en croisant son regard. 

 

Devant la porte du petit immeuble décrépi, Olivia avait consulté son téléphone portable. Elle n’avait pas de voiture et l’heure était trop tardive pour prendre les transports en commun. Hissant son sac sur ses épaules, elle descendit la rue pour atteindre le premier carrefour en contrebas. Une petite dizaine de kilomètres la séparait du domicile familial et cette marche forcée constituait une épreuve pour elle, peu coutumière de ce genre d’exercice ; elle sentait déjà le poids de son chargement lui échauffer désagréablement les épaules. Ses pensées emplies de colère la détournèrent cependant un temps de ces considérations.

Qu’il aille au diable ! fulminait-elle.

Son père allait probablement être satisfait d’apprendre leur séparation, lui qui caressait l’espoir de la caser avec le fils de Monsieur Chart, le concurrent de la rue Sully Prudhomme. Celui-là au moins n’était pas un fainéant et savait tenir une boutique ! aimait-il à répéter. Olivia n’avait jamais osé lui dire que si l’aimable Brice Chart n’aurait pas refusé de passer une nuit en sa compagnie – elle avait déjà surprit un ou deux regards éloquents – jamais ce dernier ne se risquerait à fréquenter une fille considérée au mieux comme étrange et notoirement asociale.  

Olivia n’avait pas parcouru un quart du chemin que soudain, les ténèbres s’abattirent sur elle.

 

A six ans, Lili avait compris que le commun des mortels ne s’interrogeait pas sur la présence de leurs émotions : elles faisaient partie d’eux même depuis toujours, inextricablement liées à leurs chairs et à leurs esprits. Les émotions accompagnaient les hommes, changeant de nature au fil des évènements, tantôt pénibles, tantôt au contraire très agréables. Qu’on les recherchât ou non, elles existaient.

Olivia avait dès lors réalisé qu’elle n’était pas normale.

Joie. Sourire, sautiller légèrement, parler plus fort, avec une tonalité aiguë en fin de phrase.

Déception. Fixer le sol sourcils froncés, la bouche entre-ouverte, hausser les épaules.

Intérêt. Regarder son interlocuteur dans les yeux, ramasser les lèvres, hocher frénétiquement la tête à intervalles réguliers.

Olivia s’était efforcée tout au long de sa vie d’agir naturellement, enregistrant mentalement une bibliothèque impressionnante de couples émotion-manifestation qu’elle utilisait au gré des circonstances (avec plus ou moins de réussite). De fait, les gens percevaient sa différence de manière instinctive et réagissaient par de la gêne ou du rejet.

Ce n’était pas qu’elle fut totalement dépourvue d’émotions - il lui aurait été impossible de vivre sans cela- mais elle les appréhendait enfermée sous un scaphandre de ouate, étouffés et déformés comme des élastiques. La plupart du temps cela dit, elle ne ressentait rien d’autre qu’un vide glacé.

 

— Il n’en valait pas la peine de toute façon. T’en retrouveras un autre, tout ira bien.

Alors qu’elle se murmurait des paroles encourageantes, Olivia sentit son cauchemar prendre lentement possession d’elle-même. Comme les mandibules d’une araignée, une masse froide lui enserra le cœur. Sa rancœur envers Maxime déserta ; il n’y avait plus rien : ni jalousie, ni culpabilité, ni colère, ni tristesse. Malgré les températures singulièrement adoucies de mai, Olivia ne put réprimer des frissons, les membres tétanisés par le vent glacial qui était en train de lui pénétrer les veines.

Avancer.

Chaque pas lui demandait un effort. Elle commença à longer les quais en bord de la Vilaine, les doigts crispés sur les bretelles du sac, la démarche raide pareille à un automate.

Avancer.

La surface cobalt et miroitante du fleuve reflétait des petites flammèches, ondulantes au rythme du clapotis de l’eau. Olivia observa ce spectacle d’un œil vide, luttant pour repousser la vague de mal-être qui la submergeait. Elle avait la sensation, comme cette branche luisante qui flottait au milieu de la Vilaine, d’être emportée par le courant. Depuis sa petite enfance, elle avait appris à marcher sur un fil ténu, au-dessus de l’obscurité qui la menaçait. Ce que son entourage qualifiait d’état dépressif.

Jamais elle ne s’était sentie si près du gouffre.

Pourtant, Olivia était parvenue à survivre vingt deux ans, surmontant ses pulsions autodestructrices, écartant jour après jour l’idée séduisante d’en finir une fois pour toute. Parce qu’elle avait cette intuition étrange, presque irrationnelle, de ne pas être seule. Sans être en mesure de se l’expliquer, elle avait en effet toujours eu la conviction que quelque part, un être était piégé dans les mêmes sables mouvants. Comme elle, quelqu’un se battait pour maintenir la tête hors de l’eau, s’accrochant à la vie envers et contre tout. Cette idée d’un Nous, c’était son unique radeau, sa seule force. S’ils étaient deux à porter le même fardeau sur cette terre, elle n’avait pas le droit d’abandonner. Il devait bien y avoir un sens à tout cela.

 

Comme elle avait été sotte ! N’avait-elle pas été à l’évidence seule toutes ces années ?

Olivia vacillait : son existence même était une erreur, sa vie un océan de vacuité. Elle s’arrêta au bord de la rive en béton, les pieds en équilibre précaire, et laissa ses affaires s’écraser sur le sol. Sa décision était prise. Le néant l’envahit, comme une marée montante, jusqu’à l’asphyxier. Elle se noyait en elle-même.

— Je suis désolée, chuchota-t-elle.

Lili sentit ses pieds basculer. Tout devint noir.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
dodoreve
Posté le 06/01/2021
Salut ! Ce n'est pas trop ce que je m'attendais à lire lorsque je suis tombé sur ton histoire, mais je me suis vite laissé prendre par ta façon d'écrire. C'est équilibré (dialogues, ressentis, descriptions...) même si je n'arrive pas encore à bien me figurer Olivia. Mais si l'on regarde les choses de son point de vue, ce n'est peut-être pas un hasard.
J'ai vu vite fait dans les commentaires qu'on t'avait déjà signalé la répétition d'un paragraphe, et je ne suis pas sûr d'avoir lu quelqu'un te dire que tu as oublié de passer à la ligne pour la phrase "Olivia s’était glissée toute habillée sous la couette et avait scellé ses paupières. Elle ne l’écoutait plus." Si tu le savais déjà, désolé de répéter !
Et pour terminer sur une petite remarque plus précise, je voulais aussi te dire que j'avais beaucoup aimé le moment où tu présentes les émotions par les comportements et gestes qui y sont associés !
En tout cas j'ai hâte de voir comment les choses vont évoluer, surtout dans la mesure où l'environnement risque d'être très différent par la suite.
Ysaé
Posté le 07/01/2021
Salut Dodoreve et merci de prendre le temps de me commenter :) Il faudra que je publie la version corrigé de ce premier chapitre, pas de soucis pour tes remarques, au contraire ;) En espérant que la suite te plaise.
A+
Elf
Posté le 30/08/2020
Coucou !

J'aime beaucoup ta façon d'écrire : fluide, mais poétique. La personnalité de Lili est vraiment très bien retranscrite ! Peut-être plus décrire les physiques, mais cela n'est pas nécessaire non plus, je te laisse choisir. On sent dans tes mots cet ennui lancinant qui berce la vie de Lili. J'ai hâte de voir ce qu'elle va devenir, où et comment la fantasy va apparaître (sachant que je n'ai pas lu le résumé pour être vraiment mené dans le récit sans accroche, ça aiguise d'autant plus ma curiosité ^^). Sur la fin, j'aurais aimé plus de description mêlant la réalité (rue, Vilaine, odeur, vent, pas...) et son intérieur qui se ''décompose" (j'ai pas trouvé le mot adapté).

Mise en forme :
Tu as copié un paragraphe deux fois : au premier « t'es en retard » après on revient au début ;P
T'as mis un espace de trop entre « une » et « extrême lassitude »

Autres remarques :
« C’est également avec une singulière régularité » → c'était
« elle avait déjà surprit » → surpris
« les membres tétanisés par le vent glacial qui était en train de lui pénétrer les veines » → qui était n'est pas forcément utile

Voilà, en tout cas, ton chapitre est prenant, j'ai envie de découvrir ce qui va arriver à Lili ! La mention d'un ''nous'' m'interroge...

A bientôt !!
Peace :)
Ysaé
Posté le 31/08/2020
Salut et encore merci de prendre le temps de commenter mon texte. Ce n'est pas commun de ne pas lire le résumé, tu n'as donc aucune idée de comment les choses vont évoluer :)
Comme tu peux l'imaginer, j'ai davantage retravaillé les premiers chapitres, pour que l'arc narratif soit cohérent.
J'ai parfois du mal sur les parties descriptives (j'ai une écriture plutôt centrée sur les scènes d'action et les dialogues) mais je tâche de m'améliorer :)
Dans tous les cas tes remarques sont pertinentes et je les prends en compte! Merci beaucoup
NaL
Posté le 23/04/2020
J’ai bien apprécié ce premier chapitre ! Le personnage de Lili est intéressant même si j’ai une question qui me trotte dans la tête : pourquoi est-elle resté avec Max autant de temps s’il ne lui convenait pas ? Tu nous le présente comme un jeune homme sans intérêt et j’ai donc du mal à comprendre pourquoi Lili ne l’a pas quitté. Autrement, ton écriture est bien, notamment la dernière partie, qui était bien racontée à mon goût (j”ai bien visualisé les ténèbres qui entourent Lili par exemple). Je vais lire la suite ! :)
Ysaé
Posté le 23/04/2020
Salut et merci de me laisser un commentaire!
Ta question est intéressante car j'ai volontairement forcé le trait de Max, pour montrer un filigrane l'état d'esprit d'Olivia au début du récit : son détachement, son apathie...
Elle ne le quitte pas car elle n'a pas la volonté (la force?) de changer sa vie.
Merci encore et j'espère que la suite te plaira !
NaL
Posté le 06/05/2020
d'accord, je comprend mieux comme ça ! a bientot !
L.A Marin
Posté le 22/04/2020
L'histoire est très prenante et les personnages sont terriblement humains; remplis de défauts mais sans trop de mauvaise intention, faisant ce qui paraît juste sans jamais vraiment se remettre en question. En tout cas ça me plaît. Une description physique d'Olivia serait sympa, j'arrive pas trop à me l'imaginer pour l'instant; dans ma tête je la vois comme un flou avec par défaut des cheveux noirs et des yeux bleus .... On verra dans les chapitres suivants si je peux m'en faire une image plus correcte.
Ysaé
Posté le 23/04/2020
Oui effectivement je n'ai pas décrit Olivia à ce stade, peut-être qu'une mention serait bienvenue.
Merci pour ton commentaire!
Andrea
Posté le 14/04/2020
Salut !

Je trouve que ce premier chapitre confirme ta capacité à écrire quelque chose de fluide et de facile à suivre qu'on trouve déjà dans le prologue.

Alors, comment améliorer... Je me demande s'il serait possible de mettre un peu plus de tension dramatique dans ce démarrage.

Le résumé que tu as mis au tout début de l'histoire en dit peut-être un peu trop long, et du coup, il manquerait un peu de suspense ou quelque chose comme ça.

Même si le lecteur se trompait (et ça peut être intéressant de le faire se tromper avec de fausses pistes), il s'imagine déjà qu'Olivia va arriver dans le monde mythique et réussir de grandes choses.

Une idée, à tester : commencer un peu plus loin dans la timeline. Par exemple, ça commence, elle dit comment elle s'appelle et qu'elle est en train de rentrer chez ses parents (tu raconteras plus tard pourquoi), et paf elle est interrompue par des évènements étranges. Puis, tu en dis en peu sur les évènements étranges, mais pas trop, et ensuite, Olivia raconte comment sa journée a commencé.

Peut-être que ça minimiserait l'importance de sa vie de couple et des dégâts que ça a sur elle en mettant les choses dans cet ordre, je sais pas (mais d'un autre côté, quand on a lu le résumé, le prologue, et qu'on sait vaguement les gros enjeux qui arrivent, ben c'est déjà un peu minimisé, on attend déjà la suite :-). A essayer donc.
Ysaé
Posté le 14/04/2020
Merci pour ce second commentaire.
Effectivement, c'est une idée et le rythme serait sans doute quelque peu différent. A essayer.
Il ne faut pas trop rester sur le résumé, j'ai essayé d'en dévoiler le moins possible tout en donnant un minimum envie de lire le récit. Laisse toi surprendre, la véritable intrigue est en réalité un peu plus complexe :)
_HP_
Posté le 13/04/2020
Salut !

Joli premier chapitre ! J'aime beaucoup ta façon d'écrire, sans nous étouffer !
Ce chapitre est touchant, introduisant un personnage loin d'être parfait mais faisant de son mieux. Ses pensées, ses sentiments, ses actions sont réalistes.
Je suppose qu'Olivia ne va pas mourir maintenant, l'histoire n'aurait pas lieu d'être ^^ Mais c'est intéressant, j'ai hâte de découvrir plus encore ce personnage !
Et ça donne envie de lire la suite :p !

Petites remarques ^^

"Maxime la suivi du regard, l’air mauvais" → la suivit
"Je sais que tu ne m'aime pas" → tu ne m'aimes
"rien ne t'intéresses" → intéresse
"elle s’était sentie piqué" → piquée, je crois ^^
"comme elle l’avait espérée." → espéré
"C’était une chose que d’être rejeté" → je pense que, comme on parle d'Olivia, ce serait plutôt "rejetée"
"Il était emplit de poussière" → empli
"il allait surement la remplacer" → sûrement
"le cerveau engourdis" → engourdi
"De retour sous le toit parentale" → parental
"la pire des punitions que d’être confronté" → confrontée
"la séparait du domicile familiale" → familial
"une épreuve éprouvante" → un petit peu répétitif je trouve ^^
"elle avait déjà surprit un ou deux regards éloquent" → surpris / je me demande s'il n'y aurait pas un "s" à "éloquent" 🤔😄
"Olivia sentit son cauchemars" → cauchemar
"Olivia ne pu réprimer des frissons" → put
"qui était en train de lui pénétrer les veines." → personnellement je trouve cette phrase un peu étrange, après ce n'est que mon avis ^^
"à marcher sur un fil tenu, au-dessus" → un fil tenu ou tendu ? Si c'est tenu, je pense que tu peux enlever la virgule ^^
Ysaé
Posté le 13/04/2020
Merci pour la correction des fautes ! Et dire que je me suis relue, je ne suis vraiment pas une championne de l'orthographe ^^'
Je suis contente que ça te plaise et j'espère que tu apprécieras les prochains chapitre. En tout cas ton commentaire m'encourage beaucoup.

A+ !
Flammy
Posté le 10/04/2020
Coucou !

J'ai vraiment beaucoup apprécié ce premier chapitre ! =D J'aime beaucoup la façon dont tu écris et ya vraiment certaines phrases que j'ai trouvé très jolies dans leur formulation ! Franchement pour ça, chapeau, on sent que tu maîtrises et à aucun moment c'est trop lourd, c'est cool ^^

Sinon, pour l'histoire en elle-même, la vie est pas simple pour Olivia ='D J'aime beaucoup la façon dont tu décris sa relation, purement de façade pour les deux, purement utilitaires, mais au final, les deux en sont responsables et ya pas de gentils ou de méchants, ya juste des personnes avec des aspirations différentes. Clairement, en étant du point de vue d'Olivia, c'est pas du tout flatteur pour Maxime, mais je sais pas, le fait qu'il se reprenne en main et qu'au final, il essaie de donner des conseils à Olivia, même s'il aurait pu la laisser dormir, ça doit pas totalement être un enfoiré x) Même si clairement, le portrait avant fait pas rêver xD

Et pour Olivia, j'aime beaucoup le fait que l'héroïne ne soit pas parfaite, loin de là. Entre ses raisons purement utilitaires de se mettre en couple, son déni conscient pour la situation de sa mère, son côté très déconnecté de la réalité... Le fait de parler aussi franchement de la dépression, c'est bien aussi, ça rend le perso d'autant plus vivant et intéressant.

Bref, je trouve ce chapitre vraiment très réussi pour introduire Olivia, qui a l'air pleine de subtilité et toute en nuance de gris, c'est cool <3 Je reviendrai clairement lire la suite =D

Pluchouille zoubouille !
Ysaé
Posté le 11/04/2020
Merci beaucoup pour ce commentaire très détaillé ! C'est très intéressant d'avoir ton ressenti, je vois mon histoire sous un angle nouveau.
Vous lisez