— Tu me casses les œufs, Totoche !
— En même temps si t’avais pas un moineau dans le ciboulot, on n’en serait pas là !
Les disputes des deux sans-clans s’égrenaient tout au long de la journée, un refrain auquel Olivia avait fini par s’habituer. Les deux bougres n’étaient pas méchants, et ils semblaient d’ailleurs prendre un malin plaisir à s’asticoter, comme une habitude de couple solidement ancrée. Et puis Olivia ne pouvait guère se montrer difficile sur ses fréquentations : elle avait besoin d’eux, et en échange, tachait de leur rendre service.
Le trio progressait lentement : Gustave remorquait une minuscule roulotte à la seule force de ses bras, accompagné d’un concert de grincements. Charlotte, dite Totoche, marchait aux côté de son époux, le dos aussi vouté que la maisonnette à la peinture écaillée. Ils avaient tous deux une soixantaine d’années, et étonnamment faisaient presque leur âge avec leurs silhouettes usées et leur peau burinée et creusée de rides. Olivia trouvait que cela avait quelque chose de rassurant, elle qui continuait d’être perturbée par le fait qu’une personne qui paraissait vingt ans puisse en réalité être quarantenaire.
Le visage ombré sous un grand chapeau de paille, la jeune femme respirait la fournaise estivale. Pourtant, même l’air brûlant ne parvenait à dissoudre la boule glacée nichée au fond de sa poitrine.
Le problème auquel ils faisaient face étaient cependant sérieux : rongé par la corrosion, le cerclage d’une roue de leur convoi était sur le point de céder. Sans cette précieuse pièce, c’était la structure entière qui serait menacée.
— Je te l’avais dit qu’il fallait voir le charron ! Mais c’est toujours la même chose avec toi, ça passe par une oreille et ça ressort par l’autre !
— Ah, parce que Madame a sans doute les Becs qui lui poussent dans les poches ! Le charron, il prenait cinq Becs pour retaper la bête ! Cinq Becs !
— Et à ton avis, ça va nous coûter combien, cette histoire ? Tu crois que celui de Momo va nous offrir le remorquage ?!
Ils continuèrent à se chamailler et Olivia s’assit sur l’herbe jaunie qui bordait de la route : ils allaient finir par se calmer, autant patienter. Effectivement, au bout d’un moment, Gustave et Charlotte cessèrent leurs invectives et se mirent à réfléchir à voix haute. Quelle distance restait-il pour rejoindre Momo, le prochain village ? L’heure était trop tardive pour s’y rendre à pied et revenir avec l’artisan.
Olivia savait que sous ces considérations, d’autres enjeux se jouaient. Auraient-ils assez d’argent pour manger les prochains jours, avec les frais de réparation qui s’annonçaient ? Totoche et Gustave savaient ne pouvoir compter que sur eux-mêmes : il en était ainsi, lorsqu’on ne faisait pas partie d’un clan. C’était peut-être la raison qui les avaient poussés à prendre Olivia sous leur aile, le jour où il l’avait découverte blottie dans un fossé. Ils avaient cherché son regard tourmenté pour lui demander comment elle s’appelait.
— Corinne, avait murmuré Olivia.
C’était le prénom de sa mère, le premier qui lui était venue à l’esprit.
— Allez viens Corinne, ne reste pas là. On a du boulot pour toi.
Pas d’interrogation. Pas de défiance. Elle était sans-clan, et c’était suffisant pour l’aider. Qui d’autre le ferait ? Un clanique l’aurait laissé crever dans le fossé.
Depuis, Olivia partageait leur quotidien d’itinérance et de travail. Ils avaient la même destination : Harfang, où Totoche et Gus avaient prévu de trouver un emploi durant la saison froide.
Les deux compères se glissèrent dans leur roulotte pour la nuit : il y avait tout juste la place pour deux adultes bien tassé. Olivia installa sa natte à l’extérieur : le couchage était dur, mais par la force des choses, elle s’y était accoutumé. Elle veillait à se protéger de l’humidité du sol et était capable de se construire un petit abri en cas de mauvais temps. Les mois passés au sein de la Résistance lui avait au moins été utiles en cela. Elle observa la lueur pâle de la lune se couler sur les arabesques décolorées de la caravane, et attendit Alek.
Tous les soirs, c’était la même impatience, le même rituel. Ils se retrouvaient tous les deux, dans leur jardin secret, ce lien qu’ils partageaient ensemble par-delà la distance. Olivia n’était pas en mesure de le situer précisément – il se trouvait sans doute quelques parts au Nord - mais elle pouvait dire avec certitude qu’il allait bien. Elle l’imaginait les yeux fermés, couché sur le côté, ses ailes replié dans son dos, concentré sur ses émotions à elle.
Olivia ne savait nommer les émotions d’Alek : c’était toujours en ensemble complexe, des notes ensoleillées, des arômes frais et iodés, des textures moelleuses, parfois sombres. Elle devinait que cela pouvait être tout à la fois du manque, de l’inquiétude, de la tendresse. La seule qu’elle identifiait sans mal, c’était l’amour qu’il lui vouait. C’était un sentiment si pur, si parfait, qu’il lui coupait le souffle. Elle n’aurait vécu que pour connaître cette sensation.
Elle vivait cette symphonie sensorielle, et sa solitude s’envolait. Il était elle ; elle était lui. Ils étaient ensemble. Elle était complète.
Olivia s’endormait le sourire aux lèvres, prête à affronter les épreuves du lendemain.
Une bonne odeur de café flottait dans la fraicheur humide du matin. Olivia décolla une paupière : Totoche se tartinait généreusement une tranche de pain avec de la confiture de myrtille.
— Ah, Corinne, t’es réveillée ! Gus est parti tôt ce matin chercher le charron de Momo. Je pense qu’ils devraient être de retour dans une ou deux heures.
Il y avait une note d’hésitation dans sa voix : il y avait toujours la possibilité que l’on refusât de les dépanner : Ce ne serait pas la première, ni la dernière fois.
— Est-ce que qu’on restera à Momo ?
— Oh oui, au moins un mois ! C’est la saison des pêches en ce moment, ils ont besoin de bras. L’année dernière, ça payait bien, dit-elle toute réjoui.
Olivia songea que cueillir des pêches ne pouvait pas être pire que de nettoyer les bains communaux des villages. Elle avait la sensation d’avoir de la corne sous les doigts à force d’avoir briqué tant de crasse.
Totoche lui tendit un morceau de pain couleur myrtille, qu’elle mâcha consciencieusement (il était rassis), puis elle avala deux tasses de café pour faire descendre le tout. Il ne restait plus que quelques semaines avant d’atteindre la capitale du Luft. Elle vivait avec la crainte permanente que la Résistance ne la retrouve, ou qu’un Luftzan plus perspicace que les autres ne la confonde. C’était idiot, mais Harfang lui apparaissait comme une ville refuge, un endroit où elle pourrait se fondre dans la masse et où personne ne s’intéresserait à elle. Et puis, les cousins Etcho n’iraient tout de même pas la chercher jusque dans la cité Impériale.
De plus, Olivia caressait encore l’espoir fou de revoir Tilma. Son amie avait toujours été pleine de ressources, elle était capable de s’en être sortie. Olivia s’en persuadait, et se répétait régulièrement le nom de leur lieu de rendez-vous, le café Blar, de peur de l’oublier.
En attendant, elle avait préféré prendre l’identité d’une sans-clan (ce qu’elle était, en définitive), ce qui lui octroyait une relative discrétion. Au fil de ses pérégrinations avec Totoche et Gustave, elle avait pu expérimenter à quel point les gens comme eux étaient ostracisé. C’est à peine si on les regardait dans les yeux – au cas où ils auraient eu le pouvoir de voler les noms de clan. Olivia se demandait comment le couple supportait d’être traité en sujets de seconde zone depuis tant d’années. Heureusement, il existait entre tous les sans-clans une solidarité nécessaire et évidente, grâce à laquelle elle avait pu survivre.
Et plus important encore, chez les sans-clans, on ne posait pas de questions.
Un berlingot à quatre roues s’avançait sur la route bordée de champs nus et dorés. C’était la période des foins, et des bottes de paille éclatées en damier attendaient d’être emportées. Une cheminée à l’arrière du véhicule crachait une fumée blanche qui disparaissait en embrassant l’air. Les Lufzans ne semblaient pas à un paradoxe près, ayant inventé un moteur à vapeur d’eau sans pour autant se passer du cheval. Les deux étaient combinés ensemble : l’un pour la traction, le second pour la direction. In fine, ces engins étaient loin d’être des champions de vitesse.
Le charron était une blonde athlétique avec une casquette vissée sur la tête.
— C’est ça votre charrette ?! demanda-elle sans prendre la peine de saluer les deux femmes qui lui faisaient face.
Gustave acquiesça d’un signe de tête, avec cette attitude déférente qu’il adoptait avec les « claniques », ainsi il les appelait. Olivia se renfrogna, toujours révoltée par cette façon de les invisibiliser : leur prénom seul ne méritait pas d’être connu. C’était pourtant dans son intérêt que personne ne fasse attention à elle.
La charron fit le tour du véhicule pour évaluer l’état des deux roues, palpant les différentes pièces à la manière d’un médecin occultant son patient.
— Par tous les clans, vous n’entretenez jamais votre brinqueballot ? dit-elle en essuyant ses mains. Ça fera sept Becs.
— Par… pardon ?
— Oui, cinq becs pour réparer la roue, et deux pour le dérangement. Et c’est pas cher payé, croyez-moi. Pour une roue neuve à Momo, il faudra compter le double.
Les yeux de Gustave semblaient sortir de leur orbite. Sept Becs… cela représentait deux semaine de dur labeur. C’était un prix exorbitant, et la Charon le savait parfaitement.
— Ecoutez, dit-il d’une voix misérable, je peux vous donner cinq Becs. C’est vraiment tout ce que j’ai.
La blonde haussa les sourcils ; Olivia eu quasiment l’impression de l’entendre s’indigner à voix haute : Et en plus, ce diable ose négocier !
— Alors, vous resterez sur le bord de cette route.
Sans leur laisser le loisir de répondre, elle sauta sur son berlingot, prête à rebrousser chemin. Le sans-clan était cramoisi.
— C’est bon Gus, il me reste deux Becs, intervint sa femme.
Une heure plus tard, la charron était parti, et la roulotte prête à reprendre le trajet. Les disputes des deux sans-clans ne tardèrent pas à reprendre, à coup de « tu n’aurais pas dû intervenir » et « on aurait fait comment, gros malin ».
A quelques mètres en retrait, Olivia suivait le chargement, plongée dans ses pensées. Quelques minutes plus tôt, elle avait capté une émotion chez Alek qui l’avait laissé perplexe : cela lui évoquait du caramel coulant. De quoi pouvait-il s’agir ? Elle trouvait extrêmement frustrant d’être habitée par des émotions dont elle échouait à trouver la signification. Parfois, elle avait l’impression de se dédoubler.
Ils atteignirent Momo en milieu d’après-midi, un village mixte posé au milieu d’un immense verger. Plus ils approchaient, et plus Olivia avait l’impression d’être plongé dans une marmite de fruits gâtés. Les maisons Lufzannes étaient toutes de petites œuvres d’art : jolies gargouilles, porches ajourés, colonnes sculptées… le souci du détail était saisissant, même si l’amoncellement de tant de fioritures n’était pas des plus harmonieux.
Ils traversèrent l’artère principale et se dirigèrent vers l’unique grand bâtiment austère, situé en bordure.
— C’est la grange pour les saisonniers, indiqua Gustave.
Sur la gauche se trouvait l’auberge, toute en pierres taillées, où les travailleurs pouvaient dépenser leur gagne-pain en bière et spécialités locales. Les patrons étaient absents mais un de leurs employés les accueilli.
— C’est quoi vos noms ? marmonna-t-il.
— Gustave, Charlotte et Corinne. Ça fait quelques années que nous venons.
L’employé nota scrupuleusement les informations dans son registre, puis leur fourni une clef à chacun.
— Mettez vos affaires en sécurité durant le jour. La Direction ne saurait être tenu pour responsable en cas de vol.
Comme chaque fois qu’elle était dans un village, Olivia ressentait une tension désagréable dans la nuque. Dès qu’elle croisait une nouvelle personne, son cœur s’affolait jusqu’à ce qu’elle soit certaine de lui être inconnue.
Après un très gros hiatus dans ma lecture, je prends enfin le temps de reprendre, et je suis très heureuse de retrouver Olivia, et de voir comment elle s'esn sort tant bien que mal :) Charlotte et Gustave sont très attachants, et on est heureux qu'Olivia ait trouvé de tels appuis. De plus j'ai bien hâte qu'Olivia apprenne à décrypter les sentiments d'Alek, afin qu'on en apprenne plus sur comment ça fonctionne ;)
J'ai juste noté 2 minis coquilles/maladresses:
- « en échange, tachait de leur rendre service » → tâchait
- « qui paraissait vingt ans » → qui paraissait avoir 20 ans
Je continue sur ma lancée ! ;)
Je trouve qu'il commence vraiment très bien : c'est bien écrit, le prologue nous plonge tout de suite dans un enjeu peu présent lors du tome 1, et avec ce chapitre on retrouve Olivia, on prend conscience qu'un certain temps est passé, et tout ça avec des personnages tout de suite attachants et présents. Faut pas que je me crame à tout lire d'un coup, mais je vais quand même céder doucement à cette tentation de continuer ma lecture... À bientôt :)
En tout cas merci de persévérer, je suis en plein de l'écriture du second tome, alors tes remarques peuvent directement influencer la suite!
C'est hyper touchant de voir le "rendez-vous" d'Olivia et Alek. On sent qu'ils apprennent petit à petit à s'apprivoiser. ^^
C'est intéressant de les voir évoluer sans l'autre ^^ J'ai hâte d'en apprendre plus sur ce qui s'est passé et ce qui va se passer ! <3
• "Charlotte, dite Totoche, marchait aux côté de son époux" → aux côtés
• "et Olivia s’assit sur l’herbe jaunie qui bordait de la route" → j'aurais plutôt dit "qui bordait la route" ^^
• "Un clanique l’aurait laissé crever dans le fossé" → laissée
• "il y avait tout juste la place pour deux adultes bien tassé" → tassés
• "le couchage était dur, mais par la force des choses, elle s’y était accoutumé" → accoutumée
• "il se trouvait sans doute quelques parts au Nord" → j'aurais dit "quelque part" ^^
• "ses ailes replié dans son dos, concentré sur ses émotions à elle" → repliées
• "c’était toujours en ensemble complexe, des notes ensoleillées" → "un ensemble complexe", peut-être ^^
• "on refusât de les dépanner : Ce ne serait pas la première, ni la dernière" → pas de majuscule à "ce" ^^
• "L’année dernière, ça payait bien, dit-elle toute réjoui." → réjouie
• "à quel point les gens comme eux étaient ostracisé" → ostracisés
• "cela représentait deux semaine de dur labeur" → semaines
• "C’était un prix exorbitant, et la Charon le savait parfaitement" → 'charron', non ? ^^
• "Une heure plus tard, la charron était parti, et la roulotte prête" → partie
• "Les patrons étaient absents mais un de leurs employés les accueilli" → accueillit
• "dans son registre, puis leur fourni une clef à chacun" → fournit
• "La Direction ne saurait être tenu pour responsable" → tenue
On ressent que le lien entre Olivia et Alek est toujours aussi fort mais qu'il évolue vers quelque chose de plus mature. En tout cas, tu sais à quel point j'aime tes personnages, c'est agréable de les voir faire leur bout de chemin dans ce monde fantastique.
Hâte de lire le chapitre suivant et merci de nous régaler avec cette jolie histoire d'amour.
A bientôt