13 mars 1715
« Terre en vue ! »
Au sommet du mât de misaine, Matheus se tourna vers son compagnon, qui lui offrit de regarder dans sa longue-vue. Impatient de re-découvrir Nassau, il s'empara de l'instrument pour le placer directement devant son œil droit. Les réglages étant déjà fait, le jeune homme put distinguer sans problème les remparts du fort, désormais aux mains des pirates. Il bascula son regard vers les toitures en bois des maisonnées de fortune, et des bâtiments de commerce. Sur le port, de nombreux bateaux étaient stationnés, et la plage grouillait de vie, pleine de tous les boucaniers et bandits des mers en train de décharger leurs marchandises fraîchement pillées.
Matheus sentit son cœur bondir d'excitation, et rendit la longue-vue à son compagnon. Cela faisait déjà un an que l'équipage du Blue Moon n'avait pas posé pied à Nassau, et il était impatient de constater les divers changements qui avaient eu lieu dans la capitale de la République des Pirates, en particuliers depuis que tous les corsaires avaient été déchus de leurs titres, et que chacun se retrouvait dans cet endroit pour se cacher des puissances européennes.
Avec un soupir, le jeune homme passa une main dans ses longs cheveux noirs de jais, emmêlés et asséché par l'air marin, ainsi que par l'absence de bain que lui et les autres membres d'équipage devaient assumer. Le seul moyen qu'il avait trouvé pour éviter d'être gêné avait été de se munir d'un bandana rouge, qui lui serrait le front et empêchait les mèches sales de venir fouetter son visage en triangle et ses yeux bruns. Sa peau mate avait pris encore d'avantage de couleurs, sous le soleil des Caraïbes, et le jeune homme commençait à présenter quelques cicatrices sur ses avant-bras ou ses genoux, résultats de certains combats auquel il avait pris part, ou d'accidents survenus sur le navire, et qui mettaient un peu de temps à cicatriser :
« Matheus ! Viens nous aider ! »
Cette voix féminine fit sourire le garçon, qui s'empressa de descendre du mât en utilisant les filets afin d'atterrir sur le pont. Il y retrouva la plupart des membres de l'équipage, en train de s'activer pour préparer leur amarrage, et se dirigea vers Ian, qui était en train de donner des directives. A ses côtés, il reconnut Elena – qui l'avait appelé à descendre, et son jumeau, Diego. Le frère et la sœur étaient les plus jeunes pirates à bord, après lui bien évidemment, et se présentaient comme des spécialistes des explosifs et de la poudre à canon. Elena, une femme athlétique à la longue chevelure bouclée noire, avait parfois l'air dur au premier abord, mais était en réalité très joviale et particulièrement espiègle. A ses côtés, Diego présentait un regard beaucoup plus doux, avec ses yeux noisette et sa peau couleur miel, exactement comme sa sœur, mais des traits plus ronds. Plus par style que par manque d'hygiène, il aimait beaucoup se laisser un début de barbe mal rasée, ce qui lui valait les moqueries constantes de sa jumelle.
Ce qui était parfois préférable. Même si leurs chamailleries pouvaient être de temps en temps agaçantes, leur complicité était telle qu'il valait mieux ne pas les avoir tous les deux contre soi. Zin en faisait d'ailleurs bien souvent les frais.
Zin était le cuisinier du navire. D'ailleurs, Matheus l'aperçut de l'autre côté du pont, donnant des ordres aux pauvres mousses pour qu'ils fassent bien attention avec ses affaires. Le jeune homme n'avait pas souvent eu l'occasion de discuter véritablement avec le coq venu d'Egypte, mais il avait vite compris que, sous sa carapace d'homme de caractère, le garçon à lunettes était quelqu'un d'assez sensible. Et ses plats rendaient les trajets bien plus supportables, Zin étant un magnat des épices. Il y mettait parfois même de sa solde personnelle pour pouvoir acheter ou récupérer celles qu'il lui fallait, et ainsi relever tous ses mets qu'il présentait au reste de l'équipage. Malheureusement pour lui, la plupart ne faisaient pas attention à ses efforts, et se jetaient juste sur la nourriture comme des cochons, sans demander plus de précision quant à la qualité de la cuisine. De plus, les manières de Zin n'allaient pas toujours en sa faveur, même si ses regards assassins pouvaient vous clouer sur place. Sa palette d'émotions et de réponses aux provocations le rendaient tellement amusant à taquiner, qu'il avait même été surnommé « Spicy Zin » par la plupart des membres de l'équipage.
Le seul qui arrivait à le calmer était Malik, le médecin de bord. Matheus lui avait trouvé une ressemblance avec un ours en peluche la première fois, et cette impression s'était confirmée au fil du temps. A tel point que lorsqu'Ian et Scar Jack lui avaient appris qu'il avait fait partie, dans sa jeunesse, des redoutables Corsaires de Salé, qui faisaient régner la terreur en Méditerranée, en partance des côtes marocaines, il avait eu beaucoup de peine à y croire. Lui, le capitaine et le bras-droit, travaillaient sur le Blue Moon depuis près de dix ans, et leur loyauté les uns envers les autres semblait inébranlable. Leur autorité était telle qu'ils avaient parfois plus l'air de figures paternelles que de véritables pirates :
« Matheus, lança Ian en l'interrompant dans ses pensées, je veux que tu ailles aider Diego et Elena à préparer l'amarrage. Ensuite, que dirais-tu de venir avec moi bourlinguer au Old Avery ?
- Nous on va rester ici, ajouta Diego, on a encore du boulot, on vous rejoindra au coucher du soleil. »
Matheus resta de coi. Depuis deux ans, d'autres recrues s'étaient porté volontaires pour rejoindre l'équipage du Blue Moon. Mais n'ayant même pas vingt ans, il était parfois encore considéré comme un enfant, et était plutôt envoyé sur les basses besognes. C'était bien la première fois qu'on lui proposait de venir directement profiter de la taverne, et non pas d'aider à décharger les marchandises et à les mener au point de revente :
« D'ailleurs, Hai et Colette se joindront à nous, continua Ian. On a bien le temps de dépenser le reste de nos soldes avant la nouvelle répartition. »
Le nom des deux femmes suscita immédiatement l'intérêt de Matheus. Il n'était pas étonnant de savoir que Hai allait se joindre à Ian, tous deux étant sûrement les deux personnes les plus complices que le jeune garçon ait vus à bord, après les jumeaux. Leur amitié était même telle qu'il s'était demandé s'ils n'avaient peut-être pas eu une relation amoureuse. Mais Ian était un homme plutôt libre, aimant la compagnie des jolies femmes chaque fois qu'ils posaient un pied à terre, tandis que Hai appréciait d'avantage la fête et le rhum servi dans les tavernes.
La première fois, Matheus avait été choqué d'apprendre que la pirate venue des Mers de Chine avait dépassé la quarantaine. Elle paraissait à peine avoir 30 ans, et son sourire et ses blagues constantes l'avaient parfois aidé à s'intégrer, chaque fois qu'il avait été intimidé par la présence d'Ian ou des autres hommes à bord. Mais malgré ses yeux noirs rieurs, et sa carrure d'apparence frêle, Hai était en vérité une redoutable épéiste, si ce n'était la plus forte combattante du navire. Elle était capable de désarmer n'importe quel homme, et cachait en vérité une carrure presque aussi impressionnante que celle d'Elena.
D'ailleurs, chaque femme présente à bord était intouchable. Scar Jack avait bien fait attention à prévenir toute nouvelle recrue que leur présence ne portait pas malheur, et qu'il était fortement déconseillé de les toucher. Non pas parce qu'elles étaient sous sa protection – bien qu'il aurait lui-même jeté par-dessus bord n'importe lequel des malfrats tentant la moindre chose, mais parce que chacune d'elle savait si bien se défendre, qu'il n'était pas rare de retrouver un mort ou un mutilé le matin même. Et Hai était de loin la plus sévère d'entre toutes, en ce qui concernait les punitions.
Toutefois, ce n'était pas forcément Hai qui intéressait Matheus dans cette histoire, bien qu'il savait qu'être en sa compagnie à la taverne était gage de bonnes distractions. La présence de Colette l'intéressait bien d'avantage. La navigatrice Française, spécialiste cartographe, avait été sûrement celle, avec Ian, à avoir mis le plus de temps à l'accepter à bord. Si Zin avait l'air sérieux et froid, Colette était sûrement la personne la plus inapprochable qu'il ait vu sur ce navire. En règle générale, elle passait le plus clair de son temps sur le pont, et parlait le plus souvent avec Scar Jack, ou Hai et les jumeaux. Mais dès le premier jour, elle avait capté l'attention de Matheus, avec sa longue cascade de cheveux châtain ondulé, et son petit visage au nez retroussé. Elle n'avait pas l'air d'avoir sa place au milieu de toute cette bande de malfrats. Et pourtant, sans sa lecture du ciel et des instruments de navigation, et son sens aigue de l'orientation, l'équipage se serait retrouvé plus d'une fois au cœur d'une tempête meurtrière, ou au mauvais endroit au mauvais moment. Ce qui lui avait fait gagner le respect de tous les hommes à bord.
Chaque fois que Matheus la regardait, sur le pont, en train de discuter avec Scar Jack, il ne pouvait s'empêcher d'être fasciné par elle, et passait parfois plusieurs minutes à la contempler. Il y avait quelque chose chez elle qui sortait de l'ordinaire :
« Ok, je viens.
- Magnifique ! s'exclama Ian. J'ai déjà hâte. »
Matheus hocha la tête, tandis que les jumeaux lui tapotaient l'épaule avec un sourire. Chacun retourna à ses activités, et aida le bateau à s'amarrer au port. Le jeune garçon aperçut le capitaine lui faire un signe amical, ce qui le fit sourire. Contrairement à leur première interaction, Scar Jack et lui s'étaient beaucoup rapprochés. Leurs nombreuses escapades, abordages et pillages, lui avaient révélé à quel point cet homme avait embrassé la piraterie par soif de liberté, mais se révélait parfois plus compatissant et généreux que d'autres qui embrassaient la Haute Société. Mais par sa situation, il avait dû en faire plus que les autres pour se faire accepter, et surtout, respecter. Ce qui en faisait un homme juste, et droit, et quelqu'un que Matheus admirait beaucoup.
Quittant ses rêveries, il s'approcha de la rambarde du bateau, et aida à lancer les cordages. Bien vite, le navire fit son entrée dans le port de fortune. L'ancre fut jetée, et leur vaisseau immobilisé. Les planches installées, Ian s'étira, impatient de mettre enfin un pied à terre, et fut le premier à descendre. Il fit signe ensuite aux autres forbans de le suivre, afin de décharger toutes les marchandises. En tant que quartier-maître, il voulait s'assurer que tout serait délivré en temps et en heure. Mais le fait que Scar Jack insiste pour s'occuper lui-même des livraisons avec quelques flibustiers lui permettait d'avoir du temps libre assez rapidement.
Matheus poussa un profond râle de fatigue, après avoir déposé un baril entier de sucre. Toutefois, l'idée d'avoir enfin l'occasion d'aller au Old Avery avec les autres au lieu de rester sur le navire à s'occuper de tâches ingrates le motivait. Il s'empressa de remonter pour aller chercher d'autres fournitures, et en moins de temps qu'il n'en faut, fut débarrassé de ses corvées.
Du moins était-ce ce qu'il pensait :
« Ah ! Matheus, je te cherchais ! »
La voix pleine d'entrain de Malik n'annonçait rien de bon. Matheus savait que dans ce genre de moments, le médecin de bord s'apprêtait à demander un service.
Et on ne disait pas au non au doc' :
« Oui ? répondit Matheus en se retournant et constatant que Zin était également avec lui.
- Je te cherchais. Zin a besoin de bras pour aller au marché.
- Maintenant ? s'étonna le jeune garçon. Mais on n'a pas encore reçu nos parts ?
- J'ai bien essayé de le convaincre, appuya Malik en levant les bras au ciel. Mais il ne veut rien entendre. »
Le coq fronça les sourcils, n'appréciant pas vraiment que l'on parle de lui de cette façon, et répondit en claquant la langue :
« Il me reste un peu de ma propre solde. On ne sait pas encore combien de jours nous allons rester ici, alors je veux m'assurer de ce qu'on pourra avoir.
- Et on peut pas faire ça plus tard... ? »
Matheus jeta un coup d'œil rapide à Colette, qui était descendue du Blue Moon à son tour, et se dirigeait vers Ian et Hai. Le jeune homme avait très envie de les rejoindre, mais le ton cassant de Zin le ramena bien vite à la réalité :
« Non, c'est maintenant, morbleu ! Mais si tu ne peux pas aider, c'est pas grave. Après tout, je suis juste la personne chargée de votre boustifaille à bord...
- Ok ! Ok t'as gagné ! » cafouilla Matheus.
Quand bien même il avait très envie de rejoindre Ian et les autres, il avait des souvenirs d'un ancien mousse qui avait eu l'audace de critiquer la cuisine de Zin. Le jour suivant, il avait passé une après-midi entière aux latrines, tandis que Scar Jack avait sermonné le coq pour l'utilisation massive d'une poudre de piment qu'il avait récupéré sur les côtes du Mexique. Quoi qu'il en dise, Matheus refusait de subir le même sort.
Il alla rapidement s'excuser auprès de Ian, qui pour seule compassion n'avait fait qu'avoir un rire tonitruant, Silk, son singe capucin sur l'épaule. A chaque fois que son macaque était là, Matheus avait l'impression qu'on se moquait deux fois plus de lui, et il s'en sentit vite embarrassé, en particulier devant Hai et Colette. Mais si cette dernière ne lui adressa pas le moindre regard, Hai, au contraire, fut un peu plus tendre avec lui :
« Ian, laisse le petit ! On a le temps de s'amuser, il nous rejoindra après, comme à son habitude.
- Désolé, gamin, ricana Ian. Tu te sacrifies pour l'équipage. Bon courage avec Zin ! »
Sans rien ajouter de plus, le trio fit demi-tour pour se rendre vers l'Old Avery, tandis que Matheus revint vers Zin et Malik, le premier ayant l'air de déjà souffler de la fumée avec ses narines. Le jeune garçon vérifia que sa bourse était bien en place, ainsi que sa dague :
« Bien, je vous accompagne. » fit Malik avec enthousiasme.
Le benjamin du groupe préféra ne pas demander pourquoi le docteur les accompagnait, puisqu'il était déjà présent pour aider Zin. Tout d'abord, parce qu'il risquait d'énerver le coq avec ses questions, et ensuite parce qu'il savait qu'avec une jambe dans un tel état, le vieil homme ne serait pas capable d'aider son protégé à porter tout ce qu'il comptait ramener aux cuisines.
Dès le jour où il avait été récupéré par l'équipage du Blue Moon, Matheus avait vu que Malik boitait. Il avait supposé que c'était une blessure qui avait résulté de l'une de ses nombreuses batailles, ou un abordage qui aurait mal tourné. Rongé par la curiosité, il avait d'abord demandé à Diego et Elena, mais aucun des deux n'avait su répondre, ayant été engagés à bord bien après sa blessure. Et Matheus n'avait pas osé demander aux autres ce qu'il en était, laissant juste traîner son oreille de-ci de-là.
« Y paraît qu'c'est ce qu'on fait aux pirates dans les geôles espagnoles. »
« C'est un requin qui l'a mordu près des côtes Africaines. »
« Nan, je crois que c'est en abordant un navire anglais... »
« Une bagarre à la taverne pour une donzelle ! »
Toutes ces histoires sans réel rapport les unes avec les autres, excepté l'océan, ne l'avaient pas bien avancé. Mais le jeune garçon avait fini par laisser tomber, s'imaginant simplement que si un jour, Malik lui confiait son histoire, alors ils seraient tous deux plus proches qu'avant. Et cela prendrait forcément du temps.
En revanche, si le docteur les accompagnait aujourd'hui avec Zin, cela ne pouvait signifier qu'une chose :
« ... Malik, tu veux aussi te renflouer ?
- Ça ne peut pas faire de mal de voir ce qu'il y a de disponible.
- Jamais rien, maugréa Zin. Ces Bois-sans-Soifs sont plus occupés à se renflouer en rhum qu'en potion.
- Quelle mauvaise langue, corrigea Malik. L'apothicaire ici est très bien fourni au contraire. Tout ce qu'il y a de plus rare, il peut nous le trouver. »
Zin haussa les sourcils, mais n'en fit rien. Matheus, lui, ne comprit qu'une chose : il allait sûrement porter le double que ce qu'on lui avait dit, et en fatiguait déjà d'avance. Toutefois, si l'idée d'aller au marché ne l'enchantait pas vraiment, il était plutôt intrigué par ce que racontait Malik, à propos de l'apothicaire. Même si la plupart des demeures autrefois habitées par les colons britanniques, avaient été transformées en tavernes, bordels et lieux de repos pour les boucaniers, il demeurait quelques commerces prospères, afin de faire vivre l'île durant les moments de détente entre chaque expédition. Et comme disait le docteur, on pouvait se procurer n'importe quoi, puisqu'aucune loi n'existait ici.
Bien vite, les trois hommes arrivèrent au marché. Zin confia à Matheus sa caisse vide, et commença à négocier avec les différents marchands. Il fallut cependant l'intervention de Malik plusieurs fois pour empêcher que des balles ne se perdent, non pas parce que le coq avait le sang chaud, mais parce que sa façon de négocier avait irrité plus d'un commerçant :
« J'ai dit cinq ! argua le marchand. Je ne descendrais pas plus bas, morbleu !
- Il n'y a que les Fois Jaunes pour vendre à un prix pareil ! Trois pas plus !
- Qu'est-ce qu'elle raconte l'écrevisse de rempart ?! C'est avec trois trous dans le crâne que tu vas repartir !
- Ne me tentez pas à vous en faire cinq, vieil âne ! »
Matheus se sentait déjà épuisé, et regrettait amèrement de ne pas être allé au Old Avery avec les autres. Peut-être qu'avec un peu de chances, Zin aurait fini par oublier et il n'aurait pas eu non plus à vivre un cauchemar dans son ventre. Dire qu'à ce moment précis, Ian et Hai devaient sûrement être déjà ivres, en train de danser et d'apprécier le rythme avec les musiciens. Colette devait se sentir bien seule.
Au bout d'une heure, Zin avait déjà terminé, non pas parce qu'il avait pu avoir tout ce qu'il voulait, mais parce que d'une part, les livraisons se faisaient au jour le jour, et d'autre part, il n'avait pas eu assez avec sa solde pour prendre ce qu'il souhaitait, et avait dû renoncer à une poule et aux bananes qu'il convoitait.
Ce qui l'avait mis d'une humeur exécrable. Mais malheureusement, Malik l'ayant accompagné (et accessoirement empêché de se faire égorger), il se devait également de venir chez l'apothicaire.
Sur le chemin, Matheus observa l'animation de la ville. Ce n'était pas la première fois qu'il venait à Nassau, mais il ne savait pas pourquoi, il appréciait cette ambiance si particulière qui était à l'extrême opposée de tout ce qu'il avait vécu. A l'orphelinat, tout était cadré, entre les moments où Senhora Isabel leur apprenait la lecture, et ceux où elle leur enseignait la voie du Seigneur. Le village où il avait grandi était habité de colons, et lui, Tito ou Amaro avaient très souvent été mal regardés par les habitants chaque fois qu'ils se rendaient au marché ou à l'église.
Mais ici, il n'en était rien. Il n'y avait aucune règle, chacun se défendait seul, alors paradoxalement, tout le monde était libre. Libre d'être ivre mort sur le côté de la rue, libre d'aller dépenser son argent dans les bordels, libre de s'engager à bord des plus prestigieux galions pirates, ceux de Barbe-Noire ou de Charles Vane, libre de revendiquer son existence sans chaîne, libre de profiter tout simplement de la vie.
La première fois, Matheus avait eu peur, mais Scar Jack le lui avait enseigné dès les premiers jours à bord : montrer sa peur, c'était montrer sa faiblesse. Et montrer sa faiblesse, c'était mourir.
Alors le jeune homme s'était habitué. Malgré le fait qu'on le considère encore comme un enfant, il avait montré aux autres qu'on ne l'attaquait pas impunément, et qu'il savait se défendre. Hai l'avait pris sous son aile, pour lui enseigner les bases du combat au sabre, et Diego et lui s'amusaient parfois à se battre sur le pont pour pratiquer leurs jeux de jambes et leurs poings.
Malik le sortit de ses rêveries lorsqu'il lui indiqua qu'ils étaient arrivés. L'aspect délabré de la bicoque face à lui ne donnait guère envie d'y entrer. Les poutres semblaient moisies et tenaient à peine debout. Les vitres sales ne permettaient même pas de voir à l'intérieur, et rien n'indiquait qu'ils étaient au bon endroit. Peut-être que l'apothicaire avait déménagé ?
Mais il n'en fut rien, et avec l'aide de Zin, le docteur poussa la porte un peu violemment, afin de la faire bouger, puis pénétra dans l'établissement. Matheus n'eut d'autre choix que de les suivre. Une fois à l'intérieur, pourtant, son regard changea.
Il y faisait si sombre, que le propriétaire avait dû allumer des bougies et des lampes à huiles, çà et là, pour éclairer difficilement l'endroit. Les étagères étaient remplies de bocaux dont le contenu lui échappait, entre mélasses jaunes, insectes écrasés, et plantes et fleurs obscures. Sur une commode, le jeune homme aperçut une mallette ouverte avec différents outillages dont il préférait ne pas connaître l'utilisation. Et sur les différents étales, des livres et une longue vue :
« Malik, c'est bien toi ? »
La voix sèche attira son attention, et Matheus leva les yeux. Derrière le comptoir, un vieil homme à canne venait d'apparaître. Sa barbiche blanche était si longue qu'il l'avait noué en tresse, et son œil vitreux se posa tour à tour sur chacun des visiteurs, arrachant des frissons aux deux plus jeunes. Malik, en revanche, eut un grand sourire, et écarta les bras :
« Cyrus, mon ami ! Tu as l'air en grande forme !
- Mieux que toi, gros ours, toussa le dénommé Cyrus. C'est qui les deux métèques ?
- Ce sont des matelots de mon équipage, parles avec plus de respect ! gronda Malik.
- Ouais, ouais, à d'autre. Qu'est-ce qu'il te faut ? »
Matheus et Zin préférèrent ne rien relever quant à la nature des insultes. Mais vu les yeux du coq, ce dernier devait sûrement s'imaginer empoisonner l'apothicaire, jetant un œil aux étales proposés. Matheus, de son côté, n'osait rien dire car il ne souhaitait pas provoquer des problèmes avec le doc, et préféra regarder les livres. Il déposa la caisse en bois servant à entreposer les vivres, et s'approcha de la table avec la longue vue. Une pile de livres était entreposée, et commençait à prendre la poussière, reposant sous un compas à l'air abîmé.
Le jeune homme se retourna, vérifiant que personne ne le regardait, puis, il prit l'outil de navigation pour l'observer de plus près. En l'ouvrant, il remarqua un symbole étrange dessiné à l'intérieur, comme une forme de trident. Imaginant tout de suite qu'il puisse s'agir du symbole de Lucifer, il le reposa aussitôt, paniqué. Mais le bruit attira l'attention sur lui, et Cyrus leva ses yeux vitreux dans sa direction :
« Qu'est-ce que tu fabriques, nabot ?!
- Je... Je regardais juste.
- Ce n'est pas un jouet ça. Tu le payes ou tu le touches pas ! »
Penaud, Matheus s'éloigna de la pile de livres, et regarda tour à tour Zin et Malik. Il était embarrassé de s'être fait surprendre, mais en même temps, se sentait de plus en plus mal de rester dans un lieu habité par un sataniste – ou alors quelqu'un qui en tirait des profits financiers :
« Il a le Diable avec lui... murmura-t-il.
- Quoi donc ? demanda Malik en s'approchant.
- Là ! fit Matheus en désignant le compas. Il y a la marque de Satan ! »
Arquant un sourcil, le doc s'approcha de l'étal, et pris le compas dans sa main, malgré les protestations de Cyrus. Cependant, il éclata de rire, et se tourna vers son ami apothicaire :
« Désolé pour lui, il ne connaît pas.
- C'est Satan ! protesta Matheus, choqué qu'on puisse le soupçonner d'ignorer le Diable.
- Mais non, pauvre rat de cale ! s'exclama Cyrus. C'est le symbole de Poséidon. »
L'espace d'un instant, Matheus se demanda si on le prenait pour un idiot. Mais un rapide coup d'œil à la mine hilare de Malik, et à la moue de Zin, lui fit comprendre qu'il s'était peut-être trompé. Mais d'un autre côté, ce n'était pas de sa faute. Qui était Poséidon ?
Face à son incrédulité, le doc lui expliqua rapidement :
« C'est le dieu des océans dans la mythologie grecque.
- Mythologie ? Quel Dieu ? Il n'y en a qu'un seul...
- Ce sont des croyances païennes, cracha Cyrus. Mais je sais qu'il y a bien quelque chose qui règne sur ces Mers. Et avoir son symbole te protège. Sauf les blancs-becs de ton espèce, alors tu n'y touches plus ! »
Malik promit à Matheus qu'il lui expliquerait un peu plus tard, et reposa le compas sous le regard inquiet du jeune homme, qui préféra ne plus toucher à rien. Il récupéra la caisse de victuailles, et se posa dans un coin, laissant le doc négocier ses prix.
Bien vite, sa caisse se retrouva remplie, sous les protestations de Zin, qui ne voulait pas voir ses aliments mélangés avec de la « bave d'on ne sait quel animal ». Mais face au regard sévère de Malik, il n'eut d'autres choix que de se taire, pendant que Matheus se demandait intérieurement s'il réalisait que de son côté, il était le seul à porter tous leurs achats.
Agacé, mais sans le montrer, il jeta un dernier regard à Cyrus, alors que ses compagnons de mer traversaient la porte. Le vieil homme à la barbichette lui adressa une grimace, dévoilant sa dentition pourrie, ce qui incita le plus jeune à s'en aller.
Sur le chemin, il demeura silencieux, l'image du compas tournoyant dans sa tête. Il ne savait pas pourquoi, mais il s'était senti comme attiré par cet objet mystérieux. Savoir qu'il n'était pas lié au Diable le rassurait, Matheus ayant commis déjà suffisamment de pêchés ces deux dernières années pour ne pas rajouter en plus de cela le fait de devenir le suppôt de Lucifer.
Pour autant, cela n'expliquait pas cette attraction étrange. Peut-être qu'une fois que Malik lui aurait tout expliqué, Matheus pourrait enfin comprendre pourquoi cet objet le fascinait tant.
Le chemin de retour jusqu'au Blue Moon se passa sans encombre, mis à part le moment où l'un des marchands, ayant reconnu Zin, avait recommencé à le provoquer, tandis que le coq s'était contenté de l'ignorer, pestant dans sa barbe dans une langue que Matheus ne comprenait pas, mais qui avait fait rire Malik.
La joie fut cependant de courte durée, lorsque le trio arriva près de leur navire, et y constata un attroupement inhabituel :
« Qu'est-ce qui se passe ? »
Zin fit signe à Matheus de ne pas bouger, tandis que Malik se rapprochait de la foule. La plupart étaient des membres de l'équipage, et le jeune homme se demanda s'il ne s'agissait pas de la répartition du butin. Mais d'ordinaire, elle se passait toujours sur le pont, et jamais à terre. Cela n'avait aucun sens.
Ignorant les recommandations de Zin, il se rapprocha de lui-même, et commença à se frayer un chemin vers le centre, le coq sur ses talons. Les murmures autour de lui commencèrent à l'inquiéter, alors qu'il se rapprochait du centre nerveux :
« Un coup de bouteille. »
« Le doc est arrivé, ça ira. »
« Si je le vois, je vais me le faire ! »
Le rythme cardiaque de Matheus s'accéléra, lorsqu'il aperçut enfin, assis sur une caisse, et soutenu par Hai : Ian, immobile, et du sang coulant le long de son crâne.
J'ai aussi adoré les différentes religions en fonctions des régions on n'y pense pas forcément.
Cette fin de chapitre nous donne envie de voir la suite, j'espère qu'elle sortira bientôt
Le petit soucis c'est que pour l'instant il n'y a pas d'objectif clair ou d'enjeux définit. Même si l'histoire est très prenante on ne sait pas dans quelle direction elle va. Donc si dans le prochain chapitre il n'y a pas un début de conflit ou d'objectif que cherche à atteindre Matheus certains lecteurs pourraient se lasser. Personnellement j'aime beaucoup les histoires d'aventures comme celle-là et comme j'aime aussi Matheus, je continuerai.
Je comprends tout à fait là où tu veux en venir. Je pense que c'est un des défauts de mon écriture, de vouloir prendre le temps de bien introduire l'ambiance et les personnages. Mais pas de soucis, tout va venir très vite.
Merci encore à toi, et j'espère que la suite te plaira !