Le jeune externe
Le réveil percuta le silence velouté de la nuit.
Avec un grognement presque animal, Corentin chercha à tâtons l’objet sur sa commode de nuit. L’heure clignotait en rouge agressif, diffusant des lueurs inquiétantes dans l’obscurité de la chambre. Six heures du matin, en chiffre digital. Un chiffre bien trop bas pour le jeune homme. Ses mains, pataudes de sommeil, avant de parvenir à leurs fins et trouver le bouton si aimé qui rétablirait un calme relatif, renversèrent un livre qui chuta avec fracas du haut de la petite table.
- Ca ne tombera pas plus bas… maugréa t-il avant de se rendormir. Juste encore quelques minutes…
Il plongea comme une masse dans les bras onctueux des vapeurs du sommeil. Une douce chaleur l’enveloppait, si confortable que ça serait crime de la quitter si vite. Ses pensées, qu’il désirait garder conscientes, se ramollirent pourtant, se fondirent dans un chaos agréable et infini. Juste quelques minutes…
Corentin se réveilla dans un brusque sursaut. Il tourna sa tête si soudainement qu’une décharge électrique se répandit dans tout son cou, lui arrachant une grimace de douleur. Un mauvais pressentiment le tenaillait, ce genre de pressentiment qu’il avait déjà ressenti de nombreuses fois sans parvenir à en tirer de leçons. Les mains tout à coup fébriles, il alluma sa lampe de chevet, qui l’éblouit d’une lumière bien cruelle.
Une main en visière et les yeux plissés, il jeta un regard paniqué à l’heure que le réveil lui tendait d’un air presque railleur. 7h13.
Une brusque palpitation lui saisit la poitrine tandis qu’il se jetait du lit en un seul saut, encore gourd de sommeil, lequel se dissipa néanmoins bien vite sous les bourrasques du stress. Réfléchissant à toute vitesse, il fourragea dans son armoire avec la frénésie d’un homme qui se sait au bord du désastre et qui tente malgré tout de réparer les pots cassés, extirpant, des tas de vêtements soigneusement pliés, ceux qui l’inspiraient le plus. Dans sa tête se composait un tableau accordé de tenue au fur et à mesure de ses recherches archéologiques.
Car jamais il n’aurait enfilé les premiers vêtements qui lui seraient tombés sous sa main.
Jamais.
Il préférait encore arriver en retard mais correctement habillé qu’à l’heure mais vêtu comme un malotru. Sa coquetterie lui attirait souvent les quolibets de ses camarades. Avec des gestes précis et efficaces, il s’enferma dans la douche, finissant son débarbouillage avant même que l’eau devinsse chaude. Il opta pour un pantalon cigarette d’un jaune étonnant, et une chemise bien coupée, d’une blancheur plus sobre. Il sauta vivement dans ses chaussures lustrées, brillantes sous le coup de cire qu’il leur avait donné la veille, et enfila sa veste en cuir. Il se regarda dans le miroir, arrangea ses cheveux, s’aspergea de parfum, prit quelques poses, et, après avoir rempli son sac de toutes les choses nécessaires qu’il se rappelait sur le moment avoir besoin, il se rua dehors.
La fraicheur du gris matin acheva de lui éclaircir totalement les idées, le ragaillardissant aussi bien qu’un plongeur qui tout à coup fend l’eau. Malgré le mois de juin, une brume spectrale planait sur la Picardie. Il n’aurait pas été étonné qu’il se mette à neiger. Tout pouvait arriver dans cette région. Absolument tout.
Il aperçut le RER qui arrivait dans le lointain alors même que la gare érigeait son ombre à quelques mètres de lui. Résigné à faire une petite course, et surtout résigné à transpirer, le jeune homme accéléra l’allure, également irrité par le sac qui frappait contre son dos à chacune de ses foulées.
C’était cela, de se rendre à Paris tous les matins pour un habitant de banlieue.
Il bondit dans le train alors même que l’alarme stridente indiquait la fermeture imminente des portes. Des alarmes partout, pour tout et n’importe quoi! Les alarmes régissaient sa vie. Le souffle court, le front moite, le jeune homme s’autorisa une pause, soulagé, ignorant les regards amusés que lui lançaient les autres passagers. L’un d’entre eux arborait une veste en cuir que son sens de l’esthétique jugea particulièrement repoussante.
Ce ne fut qu’à ce moment là qu’il pensa qu’il avait oublié de mettre du déodorant.
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Le service de réanimation médicale et toxicologique où Corentin se rendait tous les matins pour effectuer son stage n’était pas dénué d’animations. Bien que la plupart d’entres elles relevaient du lugubre, le jeune homme se plaisait dans son environnement. Il masquait sa sensibilité affûtée derrière un mur de brique, conscient qu’il finirait par mourir s’il absorbait pour lui même tous les problèmes de ses patients. Le recul représentait une qualité indispensable dans le métier auquel il se destinait.
Il achevait sa première année d’externat. Autrement dit, sa quatrième année de médecine.
Plus que six ans, et ses études prendraient fin !
Tout en troquant sa tenue de civil si soigneusement choisie pour le pyjama vert réglementaire qui lui collait à la peau pendant ses heures de service, le jeune homme pensa rapidement aux révisions qui l’attendaient l’après midi, espérant avoir enfourné dans son sac les cours dont il avait besoin. Le stage le libérait vers treize heures, et s’il voulait passer ses partiels avec succès, il lui fallait commencer à travailler dès maintenant. Un sourire étrange déforma ses lèvres lorsqu’il se remémora le concours de PACES qu’il avait passé, il lui semblait, depuis quelques centaines d’années. On disait souvent que ce concours formait le plus dur de sa formation, que les années suivantes se montraient bien plus clémentes. Corentin restait toujours amusé de constater que seules les personnes hors de l’univers médical répétaient ce genre de phrases. Il ignorait pourquoi cette idée toute faite persistait malgré les années dans l’esprit des gens. S’ils savaient…
Malgré la morosité du temps en Picardie, le jeune homme sourit devant l’ensoleillement timide de l’atmosphère parisienne, qui annonçait malgré les perspectives un vendredi sympathique. Le temps ne parvenait jamais à ébrécher son humeur, mais ce jour ci, il s’avouait particulièrement disposé à sourire à la vie face au plein de vitamine D que les brins de soleil ne manqueraient pas de lui apporter. Rares étaient ceux qui se rendaient en service de réanimation avec une telle gaité de coeur.
Il réfléchit un instant.
Sans doute son week end vierge de toute astreinte jouait également un rôle dans sa bonne humeur. La permanence des soins imposait à tour de rôle une obligation de garde le samedi et parfois même le dimanche. Cette fois ci, il en était exempté. Il rentrerait chez lui, c'est-à-dire en réalité chez son père, assuré de dormir tout son saoul deux nuits consécutives. Bien qu’à bac +4, il ne touchait qu'une centaine d'euros par mois. Pas de quoi se payer un loyer, surtout à Paris.
Il sortit du labyrinthe souterrain qui formait d’étranges coulisses pour un hôpital, labyrinthe correspondant aux entrailles du bâtiment, là où se changeait le personnel, où se trouvaient les mystérieux raccourcis, où se stockait le matériel ménager et autre stock fort utile au bon fonctionnement de la fourmilière. Le jeune homme remonta à la surface lisse et nue qui accueillaient d’une façon plus conforme les citoyens lambda, traversa une petite cour où un énorme corbeau noir coassa sur son passage. Il composa machinalement le code pour entrer dans le service. Un code devenu un automatisme, une suite de geste plutôt qu’une suite de chiffre. Sans le boîtier devant lui, il n’était pas certain d’affirmer le numéro avec certitude. Des codes, il s’en trouvait partout, pour toutes les portes, différents pour chacune, par souci de sécurité - et aussi parce que sinon, ce n’était pas drôle. Bien des fois, il s’était retrouvé planté devant son service comme un idiot, réduit à attendre le prochain passage d’un de ses collègues ou à héler un membre du personnel pour le tirer d’affaire. Bien que sa mémoire se révélait efficace dans l’absorption des moindres détails de ses cours, elle se montrait récalcitrante face à ce genre de petite chose, comme un cheval olympique de saut d’obstacle pillant devant un tronc jeté en travers du chemin.
Conscient de son retard, il grimpa les escaliers quatre à quatre, roula des yeux en constatant une nouvelle fois l’état critique de certains murs, et arriva dans la pièce principale juste à temps pour assister au staff. Le staff, une réunion journalière pour débriefer des admissions, des cas des patients, de tous les joyeux rebondissements de la nuit.
Il s’arrêta un instant en constatant qu’une agitation plus marquée que d’habitude planait dans l’air. Il s’agissait d’une agitation d’alarme, de drame. Personne n’occupait les nombreux sièges dépareillés qui d’ordinaire accueillaient tous les membres de la réunion quotidienne, aussi bien infirmiers que chef de service. Un bourdonnement de ruche animait les couloirs, et tout le personnel courrait partout. Animé par un léger sentiment d’angoisse qu’il connaissait bien, il se dirigea avec empressement vers la chambre qui semblait la source de la frénésie.
Plusieurs personnes se trouvaient à l’intérieur, tandis que d’autres restaient à la porte, apportant du matériel, regardant le déroulement des opérations, n’osant entrer par peur de gêner. Le charriot d’urgence se trouvait devant. Corentin déglutit. Ce détail n’augurait rien de bon. Des cris s’échappaient, donnaient des ordres.
-Encore une fois!
Un frisson parcourut Corentin alors que le bruit d’un choc, que sa mémoire connaissait bien, lui parvenait. Un arrêt cardiaque. Une odeur de poil brûlé. Le défibrillateur devait marcher à plein régime. Les alarmes - encore des alarmes - des scops hurlaient, des signaux et des courbes de toutes les couleurs clignotaient avec insistance. Le jeune homme jeta rapidement un coup d’oeil dessus. Une fibrillation. Le choc causé par le défibrillateur déforma la courbe de façon à ce que, l’espace d’un instant, le jeune homme crut le patient sauvé. Néanmoins, tout s’accéléra brusquement. La ligne rouge devint plate, et aucune montagne de vie ne se forma dessus malgré tous les efforts de ses collègues. Asystolie. Le massage cardiaque se poursuivait, les minutes filaient, l'adrénaline jaillissait hors de la seringue, mais leurs efforts demeurèrent vains.
Ils tentaient à présent de ranimer un mort.
- Inutile de continuer à s’acharner, constata soudain une voix grave. C’est fini pour lui. Ca fait une demie heure qu’on essaie de le faire repartir. C’est ridicule de continuer. Son cerveau a déjà subi des dégâts irréparables.
Corentin savait qu’il arrivait après la bataille. Après la lutte inespérée de la vie contre la mort. Il soupira.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas commencé une journée par un décès.
L’interne le remarqua. C’était une jeune femme d’origine asiatique, souvent souriante, mais dans les circonstances actuelles, elle affichait une mine consternée. Ses traits étaient tirés; elle respirait la fatigue. Le jeune homme savait qu’elle achevait une garde, et que le brusque arrêt cardiaque de ce patient constituait la touche finale de cette rude nuit. Une touche un peu amère.
-Corentin, viens. Tu ne t’es pas levé tôt pour rien aujourd’hui!
-C’est sûr. Qu’est ce que j’aurais raté!
-On va faire des biopsies pour déterminer la cause de la mort. Tu veux voir? proposa t-elle.
-J’en rêve! accepta t-il d’un ton pince-sans-rire.
Il entra dans la pièce à la suite de l’interne. Dans la chambre se trouvaient déjà le chef de service et un autre médecin. Les infirmiers qui avaient aidé aux soins se retiraient peu à peu, certains préparant le matériel nécessaire pour l’opération imminente. Néanmoins, l’attention de Corentin resta figée sur le corps sans vie qui se trouvait devant lui.
C’était un patient qu’il avait quitté mercredi. Un patient qui se trouvait presque hors de danger, qui avait été transféré de manière à sortir bientôt. Il le voyait encore, souriant, assis dans son fauteuil, des perfusions enfoncées dans ses veines. Se pouvait-il vraiment que son état ait empiré de façon si rapide pour qu’il se retrouve, deux jours plus tard, dans les bras de la mort?
Le jeune homme s’approcha, et il se révulsa lorsqu’il aperçut le corps de l’homme. Méconnaissable. D’énormes oedèmes lui gonflaient les cuisses, les poignets, les chevilles. Des oedèmes qui ressemblaient à des cloques démesurées, remplies de liquide jaunâtre. Pire encore, des marbrures noires et violettes courraient partout sur son corps. Son visage, gonflé, bouffi, presque monstrueux, n’avait plus figure humaine. Deux petits sparadraps blancs lui fermaient les yeux, yeux minuscules dans ce visage déformé et gorgé de liquide. Corentin ne savait plus quoi penser face à l’horreur de la situation. Il n’était pourtant pas à sa première fois.
-Choc septique? supposa t-il.
-C’est ça, marmonna un médecin sans le regarder. On va voir les détails avec la biopsie.
Corentin hocha la tête. Ses supérieurs s’habillèrent de tenues spéciales par dessus leur pyjama vert, autorisèrent l’interne à effectuer les gestes. Ils montèrent une énorme aiguille, et tâtèrent la cage thoracique du défunt de leurs gants.
-Pique ici.
Avec difficulté, l’interne inséra l’aiguille entre deux côtes. La résistance qu’elle rencontra fit grimacer le jeune homme. Elle devait traverser la peau, la graisse, les muscles, la paroi thoracique, avant de parvenir dans le poumon. Il lui sembla que c’était son corps que l’aiguille transperçait.
Elle ne réussit pas du premier coup. Aucun liquide n’était aspiré par le dispositif, aussi réitéra t-elle le geste. A chaque fois que l’énorme aiguille ressortait du corps, ce dernier tressautait, et un sang visqueux et sombre sortait du trou formé par la pointe. Au bout d’un moment, le chef prit le relai, essayant de parvenir à un résultat là où l’interne avait échoué. De nombreux trous sanglants mouchetaient le cadavre.
La médecine, c’était moche, parfois.
Enfin, ils récupérèrent quelques échantillons, les déposèrent pour l’analyse, et laissèrent les aides soignants et infirmiers s’occuper du corps.
Le chef de service retira ses gants, les jeta d’un geste adroit dans une poubelle jaune.
-C’est frustrant de voir à quel point nous sommes impuissants, parfois, dit-il.
Le reste de la matinée se déroula sans autres urgences de la sorte, se noyant dans le remplissage de papiers administratifs, et le mort s’échappa bien vite des pensées du jeune homme. Il avait vu assez de décès pour considérer la mort comme on considère les aboiements systématiques du chien d’un voisin - désagréable, redondant, inévitable. Son choix de métier incluait ce côtoiement désagréable. Il avait appris à faire avec.
Il ausculta quelques patients à la demande de l‘interne. Il aimait faire des gestes, plutôt qu’être confiné au bureau, au remplissage des pancartes, au tri des papiers et des données. Par ailleurs, ses supérieurs appréciaient la qualité des bilans qu’il effectuait sur les patients. Il réalisait des interrogatoires exemplaires, et ne se trompait presque jamais sur le diagnostic, au point d’étonner son chef, qui le regardait toujours d’un regard suspicieux. Etant donné qu’il avait fait en sorte, depuis sa deuxième année de médecine, de passer ses stages dans le même hôpital, sa renommée commençait à grandir au fur et à mesure qu’il passait dans les différents services, au gré de ses assignations. Les personnes aux blouses blanches et à l’étiquette rouge ne manquaient pas de discuter entre eux de leurs externes, et Corentin se démarquait souvent en raison de son sens inné pour deviner de quoi souffrait untel et untel. Un instinct étrange lui soufflait toujours à l’oreille l’origine du mal qui atteignait le patient. C’était quelque chose qu’il n’expliquait pas.
Le jeune homme voulait filer en vitesse sitôt ses missions achevées en raison du déjeuner prévu avec son père. Son vieux bougon de père. Néanmoins, il ne sut pas protester lorsqu’un des médecins du service lui enjoignit de réaliser un ECG pour un patient cardiaque, alors même qu’il pliait ses affaires pour partir. Il cacha son irritation derrière un sourire de façade, et perdit une bonne vingtaine de minutes supplémentaires, nécessaire à la réalisation de sa tâche. Il ne souhaitait pas la bâcler.
Une fois que l’opération fut achevée et la machine rangée, il fila en douce sans demander son reste, saluant au passage le personnel qu’il croisait.
Un chapitre efficace. D'abord, le point négatif : certaines tournures m'ont un peu gêné. Plutôt au début du texte, mais rien de grave.
Les points positifs : l'univers médical est décrit avec une précision... chirurgicale ! Tu es en études de médecine ?
La banalisation du décès est vraiment très bien amenée. On vit dans la peau de ton personnage. Les actions s'enchaînent, la plume est efficace, on est emporté.
Bravo ! Tu connais vraiment bien Corentin, et parviens à le rendre tel quel au lecteur.
"Tout pouvait arriver dans cette région. Absolument tout." => de l'humour, pas omniprésent, cela apporte vraiment une belle dimension à la psychologie de Corentin.
A la prochaine !